• Aucun résultat trouvé

CHAPITRE 5 L’ACTE D’ÉDUQUER (parfaire la raison, guérir l’entendement)

5.4 Remèdes ou moyens pédagogiques dans l’œuvre de Spinoza

5.4.1 Le système moniste

Dans une lettre à Oldenburg269, Spinoza reconnaît avoir lui-même souffert d’un

défaut de connaissance du temps où il était encore privé de l’idée que la nature dans sa totalité est un seul individu270, ce qui était un véritable obstacle à sa compréhension des

choses et générait des affects passifs dans son esprit271. Seulement, ainsi qu’il le dit, dans le

prologue du TRE, il peut désormais concevoir la perfection de la nature humaine comme étant « la connaissance de l’union de son esprit avec la nature totale272 ». Ensuite, il observa

que cette idée de la totalité avait produit chez lui une augmentation de sa force d’âme, ce qui l’avait rendu plus tolérant à ce qu’il ne comprenait pas.

En effet, c’est le constat que nous pouvons faire en lisant la lettre XXX, à Oldenburg. Spinoza écrit qu’il est beaucoup plus tolérant et attentif envers ce qu’il ne comprend pas chez l’homme depuis qu’il sait que « tout ce qui se fait, se fait selon un ordre éternel et des lois déterminées de la nature273 ». Autrement dit, Spinoza est plus heureux depuis qu’il peut

se concevoir comme étant une idée parmi une infinité d’autres dans l’entendement infini de Dieu. L’homme ne le porte plus à rire, ni à pleurer et il ne juge plus vain ou absurde le comportement de certains êtres. L’idée d’être une parcelle, parmi une infinité d’autres dans un ensemble infini composé d’une infinité de lois dont il ne peut même pas soupçonner l’existence, l’engageait plutôt à réfléchir et à mieux observer la nature humaine, bref, le rendait actif.

Car, j’estime n’avoir pas le droit de me moquer de la nature, et bien moins encore de m’en plaindre, quand je pense que les hommes, comme les autres êtres, ne sont qu’une partie de la nature, et que j’ignore comment chacune de

269 Lettre XXX, Spinoza à Oldenburg, p. 1177.

270 E 2P4, « L’idée de Dieu, d’où suit une infinité de choses en une infinité de modes ne peut être qu’unique. » 271Lettre XXX, Spinoza à Oldenburg, p. 1177.

272 TRE, par. 13. 273 TRE, par. 12.

ces parties s’accorde (conveniat) avec le tout et lui est conforme, comment, par ailleurs, chaque partie se rattache aux autres274.

Il avouait franchement que ce défaut de connaissance (l’ignorance de faire partie d’une totalité) l’avait amené jadis à mésestimer certains êtres de la nature. Il reconnaît avoir eu à l’époque une perception incomplète et mutilée de l’homme, ce qui ne sied pas à un philosophe. L’idée de la totalité avait eu pour effets d’augmenter sa force d’âme envers ce qui le désarçonnait et d’approfondir son amour de la philosophie.

Dans l’Éthique, où il est complètement guéri de ce défaut de connaissance, il situe tout de suite l’homme et l’esprit dans l’entendement infini de Dieu, en tant que Dieu a eu l’idée de l’homme en même temps qu’une infinité d’autres idées275. De même, cette idée de

notre corps qui constitue l’essence de notre esprit est elle-même composée de très nombreuses idées des parties composantes276. Il lui est donc très important de situer l’esprit

de l’homme singulier dans une multitude d’idées qui lui donne l’opportunité d’opérer le plus de liaisons possible de la cause aux effets, de reconstituer l’ordre de la nature. Ce que Pascal Sévérac tient pour le devenir actif.

C’est que Spinoza, dans l’Éthique, au lieu de nous donner l’exemple du ver dans le sang qui convient moins à la démonstration géométrique, nous invite quand même à considérer l’idée de la totalité en nous donnant les conditions de la formation des idées adéquates. On comprend alors que l’activité de l’esprit dépend de sa puissance à s’accorder entièrement avec un système de la nature qui soit un ensemble infini, ce qui lui permet d’opérer plusieurs liaisons différentes.

Je dis expressément que l’esprit n’a ni de lui-même, ni de son propre corps, ni des corps extérieurs une connaissance adéquate, mais seulement une idée confuse et mutilée, chaque fois qu’il perçoit les choses à partir de l’ordre commun de la nature, c’est-à-dire chaque fois qu’il est déterminé extérieurement, à savoir à partir de la rencontre fortuite des choses à contempler ceci ou cela, et non chaque fois qu’il est déterminé intérieurement, à savoir par le fait qu’il contemple plusieurs choses simultanément, à comprendre leurs propres convenances, différences et oppositions; chaque fois

274 Lettre XXX, Spinoza à Oldenburg, p. 1177.

275 E 2P9, « L’idée d’une chose singulière existant en acte a pour cause Dieu, non en tant qu’il est infini, mais

en tant qu’il est considéré comme affecté d’une autre idée de chose singulière existant en acte, dont Dieu est aussi la cause en tant qu’il est affecté d’une troisième et ainsi à l’infini. »

en effet qu’il est disposé intérieurement de telle ou de telle manière, alors il contemple les choses clairement et distinctement, comme je le montrerai plus bas.277

Ainsi, selon Spinoza, un esprit qui ne peut pas former l’idée de la totalité ne peut pas être totalement actif car il subit la tristesse de sa connaissance partielle des choses. Nous irons jusqu’à dire que l’idée de la totalité est sa condition d’activité. L’esprit doit pouvoir comprendre ce qui arrive à son corps et les lois nécessaires à sa préservation de l’existence de son corps pour être actif. D’où la nécessité pour lui de se concevoir selon son échelle comme étant un participant à un tout. L’homme est comme le ver dans le sang qui peut seulement comprendre qu’une petite partie de sa réalité tant est grand l’univers qui l’entoure. Ce qui veut dire qu’il est meilleur pour la santé de l’esprit que l’homme puisse estimer sa juste place dans la nature et accepter ses limites à comprendre certaines choses au lieu d’affirmer que l’homme a un comportement absurde. Pour Spinoza, comme nous avons dit, l’idée de la totalité, plus simplement formulée dans sa lettre à Oldenbergh par l’exemple du ver dans le sang, est un auxiliaire, un moyen pédagogique, qui aide l’esprit à rester actif même s’il constate son impuissance à comprendre. L’esprit a besoin de se penser dans un univers où il est en accord avec l’ordre éternel de la nature pour être actif, ce qui revient à se penser dans une totalité. Par contre, il ne peut pas être d’accord avec les lois de la nature si l’homme prend son être pour l’univers, parce qu’alors il s’en tient à une vision très partielle qui le rend passif.

Je dis que nous sommes actifs lorsque, en nous ou hors de nous, il se produit quelque chose dont nous sommes cause adéquate, c’est-à-dire (selon la définition précédente) lorsque de notre nature il suit en nous ou hors de nous quelque chose que l’on peut comprendre par elle seule. Mais je dis, au contraire, que nous sommes passifs, lorsqu’il se produit en nous quelque chose dont nous sommes la cause partielle278.

Spinoza porte à notre attention que l’idée de la totalité donne à l’esprit les moyens d’opérer toutes les liaisons que l’amplitude de son attribut lui permet. Nous comptons l’exemple du ver dans le sang comme un moyen pédagogique qu’il recommande à Oldenburg pour l’aider à penser dans le paradigme ou dans le système de la totalité ou de la rationalité. Nous retenons aussi l’effet thérapeutique que cette idée a eu sur l’esprit de

277 E 2P29S. 278 E 3Définitons II.

Spinoza car elle l’a guéri de la passivité que provoquait en lui l’idée de vivre dans un monde absurde. Qu’est-ce qui a agi? Est-ce l’effort de concevoir une pensée où le penseur se situe à son échelle dans un univers infiniment plus vaste et complexe qu’il ne peut le penser? En tous cas, il a été guéri. Au lieu de s’attrister de ses semblables, il a admis ses limites à comprendre et s’en est remis à Dieu au lieu de pâtir de ne pas tout comprendre. Est-ce de concevoir une idée adéquate de lui-même à l’échelle du système du monde dans lequel il évolue qui augmenté sa force d’âme? Comment l’idée du ver dans le sang a-t-elle agit sur lui pour qu’il trouve ensuite plus facile de supporter, d’une âme égale, les choses qui lui semblent contraires à la rationalité elle-même et ne soit pas empêché de goûter sa joie de comprendre et de remplir sa fonction d’éducateur279?

Pour Daniel Hansson l’exemple du ver dans le sang a une richesse pédagogique indéniable pour éduquer les hommes à penser le développement durable280. Daniel Hansson

est un concepteur de programmes d'études, un soutien à la recherche scientifique et un chargé de cours dans la conception du système durable et la conception communautaire. Il travaille au département de planification bio régional à l'Université de l'Idaho. Il anime également des ateliers de développement organisationnel durable et de transformation de la communauté. Ses recherches visent à accorder la philosophie de Spinoza aux concepts de durabilité, de conception de systèmes, de développement et de pédagogie transdisciplinaire. Daniel intègre également dans ses recherches des sujets tels que l'histoire et la philosophie de la science, la mondialisation, la convergence des visions du monde, l'éthique et l'action; la sécurité alimentaire, de l'eau et de la justice; la gestion du carbone, les carburants de remplacement, les bio pesticides et la gestion des changements climatiques risques et des catastrophes liées.

Selon lui, le système moniste de Spinoza est une alternative aux réductionnistes. Il voit l’utilité d’utiliser l’exemple du ver dans le sang donné à Oldenburg pour expliquer aux

279 E 4 App. Chap. 32, « Cependant les choses qui nous arrivent et sont contraires à ce que demande la raison

de notre utilité nous les supporterons d’une âme égale si nous prenons conscience que nous avons rempli notre fonction (officio), que la puissance que nous avons ne pouvait pas s’étendre assez loin pour les éviter, et que nous sommes une partie de la nature totale dont nous suivons l’ordre. »

280 DANIEL, HANSSON, “Unpacking Spinoza: Sustainability Education Outside the Cartesian Box”,

hommes qu’ils ne peuvent avoir qu’une vision partielle de l’homme sur les choses281 s’ils

ne se pensent pas dans une totalité. Il considère cet exemple utile pour concevoir une éducation supportante, l’écologie ou n’importe quel modèle transdisciplinaire. « I discuss how Spinoza’s approach to parts and wholes can be applied to a transdisciplinary, systems- based sustainability education addressing systems of varying size and complexity282. »

Selon lui, le monisme « holds one untapped pedagogic potential283. »

L’idée du ver dans le sang, telle que développée par Spinoza, où le ver est indivisible du sang et composé de toutes les parties qui s’accordent entre elles par leur puissance commune, répond, selon lui, au défi de notre monde en transition. « Spinoza’s system approach to part and wholes resonates strongly with the ideal of sustainability and provides a foundation for a new, transdiciplinary curriculum designed to address the complexity of a world in transition284. » Il cite une liste de scientifiques-chercheurs qui sont d’accord avec

l’idée que les individus ne peuvent pas être compris comme des cas isolés.

Hansson fait la promotion d’une pédagogie interdisciplinaire et le système moniste lui apparaît la meilleure façon d’expliquer aux étudiants pourquoi le support qu’ils donnent aux autres est utile à eux-mêmes. L’exemple du ver vivant dans le sang offre selon lui le cadre d’explication qui pourrait être utile à l’éducateur qui veut perfectionner à la fois la logique et l’éthique sociale. « Thereby Spinoza’s Ethics can be used to explain to students why sustainability is not only a desirable goal but also an ethical obligation, rooted in the very structure of the universe and our own core needs as living, breathing, relational organisms285. »

Hansson met ainsi en lumière le fait que Spinoza nous a donné un exemple très simple pour donner à comprendre que nous vivons dans un système logique où tout est en interrelation à partir d’une seule cause : la positivité infinie et ses lois qui s’appliquent à toutes les parties; et cela même si notre puissance se limite à un point de vue très partiel sur les choses.

281 Lettre XXXII, Spinoza à Oldenburg, p. 1180, « Mais tous les corps doivent être pensés de la même

manière que nous avons fait pour le sang. »

282 D. HANSSON, Ibid. 283Ibid.

284Ibid. 285Ibid.

L’intention de Hansson est d’offrir une éducation, qu’il appelle « supportante », pour favoriser l’entraide entre les étudiants. Il est convaincu que le système moniste peut remplir cette fonction. Rappelons, en effet, que la conception du monisme a eu un puissant effet sur Spinoza. Spinoza a en effet avoué à Oldenburg qu’au moment où il a compris l’appartenance de l’homme à un univers infini où toutes les choses sont unies entre elles par les lois de cet univers, il ne s’est plus attristé de la nature humaine, sachant que ce qu’il trouve absurde marque sa propre limite, ou son point de vue très restreint, comme un ver sans le sang qui a un très petit point de vue sur les choses.

Hansson a vu les propriétés pédagogiques imminentes du système moniste pour développer le travail d’équipe. Pour notre part, nous pensons que le système moniste est très utile à l’éducation parce qu’il est un exemple facile pour recréer les conditions de formation des idées adéquates. Il respecte la condition de l’esprit de se considérer dans un ensemble, c’est-à-dire, de se savoir être une partie d’un tout, une idée parmi une infinité d’autres, avec qui il peut opérer différentes sortes de liaisons pour former des idées adéquates du monde éphémères dans lequel évolue le corps, son objet.

Macherey se demande, avec Hegel, s’il est pertinent de parler d’un système moniste chez Spinoza. Selon lui, le monisme est un terme à éviter puisque le simple rapport à soi exploite le modèle rationnel de la dualité286. Macherey nous donne l’occasion de préciser

que pour nous, il existe un rapport à soi sans dualité comme il advient quand l’homme réfléchit, médite, déduit, etc. Surtout, Macherey nous donne l’occasion de souligner que l’idée de la dualité elle-même est un vestige du premier genre de connaissance. « Il n’y a jamais aucun dualisme chez Spinoza, c’est l’esprit réfléchi (l’idée de l’idée) qui agit d’abord et qui déploie tout le processus d’épanouissement et de libération287. »Nous

pensons que l’idée du monisme, que Misrahi assimile à l’ontologie immanentiste de Spinoza, est l’idée la plus importante à communiquer à quelqu’un qui voudrait connaître la pensée de Spinoza.

Selon nous, le système moniste a l’avantage d’illustrer la façon dont les liaisons s’opèrent : les liaisons ne se produisent pas de la partie au tout, ni entre les parties. Selon

286P. MACHEREY. Spinoza est-il moniste? in Spinoza : puissance et ontologie, Éditions Kimé, Paris, 1994,

p.39-53.

Spinoza, toutes les liaisons partent de l’idée de la totalité et y reviennent: « l’explication spinoziste ne va pas des parties aux parties ni des parties au tout, mais du tout aux parties. La connaissance la plus élevée, celle que Spinoza appelle du troisième genre, rattache les êtres singuliers à la totalité288 ». Dans le monisme, le désir de l’esprit ne s’oppose pas au

désir du corps, pas plus que l’idée ne s’oppose à l’idéat, l’unité à l’infinité.

Cet avantage, savoir que les liaisons se produisent du tout aux parties, facilite l’éducation des hommes à vivre selon la raison. En effet, se penser dans un système de l’unité ou de la totalité produit, premièrement, une éthique de l’homme (être et exister) qui lui permet de se comprendre dans un tout où toutes les parties sont reliées avec toutes les autres parties; deuxièmement, une éthique du désir de comprendre sa propre essence en tant que la connaissance de sa puissance affective et intellectuelle est comprise dans l’ordre de sa nature et du perfectionnement intellectuel auquel il est déterminé; troisièmement, une éthique de la joie de la compréhension de soi (être pour soi) et du citoyen (être pour autrui) où l’homme peut participer en toute conscience à l’œuvre divine du perfectionnement de la raison.