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La méthode réflexive dans sa correspondance

CHAPITRE 6 MÉTHODES D'EXPOSITION DE SA PENSÉE

6.3 La méthode réflexive dans sa correspondance

Spinoza considérait sa méthode réflexive comme très efficace pour perfectionner l’entendement et il en avait parlé à ses amis. Par exemple, il la conseille en 1666, dans sa lettre XXXVII, au très savant et très compétent Jean Bouwmeester, qui lui avait demandé : « Y a-t-il ou peut-il y avoir une méthode qui nous permette d’avancer en toute sécurité dans la réflexion sur les problèmes les plus difficiles, ou bien, comme nos corps, nos esprits sont-ils soumis au hasard, et nos pensées sont-elles régies par la fortune plus que l’art? 316»

Spinoza montre « qu’il doit nécessairement y avoir une méthode par laquelle nous pouvons diriger et enchaîner nos perceptions claires et distinctes et que l’entendement n’est pas, comme le corps, soumis au hasard317».

Spinoza lui explique la méthode de l’idée claire et la logique de ses enchaînements. Cette logique pose la vérité éternelle suivante : d’une perception claire suit une perception claire, et ainsi à l’infini. Les perceptions claires et distinctes, seules ou simultanées, sont causées et deviennent les causes, absolument parlant, d’une autre perception claire et distincte. Si nous voulons penser clairement, il est impératif de commencer notre réflexion par une perception claire et distincte.

Et même que toutes les perceptions claires et distinctes que nous formons ne peuvent naître que d’autres perceptions distinctes, qui sont en nous et n’admettent aucune cause extérieure. Il suit de là que les perceptions claires et distinctes que nous formons dépendent de notre seule nature et de ses lois déterminées (certes) et permanentes, c’est-à-dire de notre puissance absolument nôtre : elles ne dépendent pas du tout du hasard318.

Remarquons ici que les perceptions claires ne sont pas dues aux idées elles-mêmes, mais dépendent de la nature et de la puissance de l’entendement. Ce ne sont donc pas les idées qui sont responsables de la confusion mais l’ignorance de l’esprit concernant sa propre nature l’affaiblit.

De là, il ressort donc avec clarté quelle doit être la vraie méthode et en quoi elle consiste essentiellement : dans la seule connaissance des lois de l’entendement pur, de sa nature et de ses lois. Pour l’acquérir, il est, avant tout nécessaire de distinguer entre l’imagination et l’entendement, c’est-à-dire les

316 Lettre XXXVII, Spinoza à Bouwmeester, p. 1194. 317Ibid.

idées vraies et les autres : idées fictives, fausses, douteuses, et toutes celles qui dépendent de la seule mémoire319.

Spinoza enjoint Bouwmeester à s’engager fermement dans la méthode s’il veut en cueillir les fruits. « Il reste toutefois à vous prévenir que, pour toute entreprise en ce genre, une méditation soutenue et un dessein tenace et bien arrêté sont indispensables; et pour satisfaire à ces conditions il est nécessaire d’instituer une certaine règle de vie et de se prescrire un but déterminé. Mais cela suffira pour la présente320. » La méthode de Spinoza

est donc une méthode pour apprendre à penser.

Spinoza avait aussi expliqué cette méthode à Tschirnhaus (1675), qui s’en disait très satisfait. « Quand j’étais auprès de vous, vous m’avez indiqué la méthode que vous suivez dans la recherche de la vérité. Je constate que cette méthode est excellente et pourtant bien facile, dans la mesure où je l’ai comprise, et je puis affirmer que par elle j’ai fait de grands progrès en mathématiques321.» C’est donc une méthode qui augmente réellement la

puissance de l’esprit à bien raisonner et peut s’avérer très pratique pour faire avancer la science.

Appuhn, citant Meinsma, fait le lien entre la rédaction de la méthode réflexive et l’époque où Spinoza assistait van den Enden dans sa tâche de professeur.

D’après Meinsma (…) l’idée d’écrire un opuscule sur la réforme de l’entendement a pu venir à Spinoza, tandis qu’il assistait son maître van den Enden dans sa tâche de professeur. (…). Il a sa place nécessaire dans les travaux de pédagogie; si ce n’est, d’ailleurs pas, encore qu’il y soit fait mention de la pédagogie, l’écrit d’un pédagogue cherchant le moyen d’enseigner le vrai et d’ouvrir l’esprit d’un élève; c’est celui d’un philosophe méditant profondément sur la nature du vrai et la méthode à suivre pour ne s’en point écarter dans ses propres recherches. L’événement qui a compté dans sa vie et qu’il peut être utile de rappeler à propos de la Réforme de l’Entendement, c’est la lecture de Descartes et sans doute aussi de Bacon qui paraît visé dans plusieurs passages322.

Selon Ramond et Deleuze, ce qui fait l’efficacité de la méthode, c’est l’affect de certitude qui se corrèle à l’idée vraie « parce que la certitude provient de la perception

319Ibid., p. 1195. 320Ibid.

321 Lettre LIX, Tschirnhaus à Spinoza, p. 1255.

322SPINOZA, Traité de la réforme de l’entendement, présentation, traduction et notes par Charles Appuhn,

directe du rapport entre l’idée vraie et son idéat. (…) La méthode est ainsi le savoir (réflexif, secondaire) de ce qui produit la certitude (directement) dans l’idée vraie323».

L’esprit a absolument besoin de reconnaître le lien réel entre l’idée qu’il perçoit et son idéat. Cette reconnaissance lui donne sa certitude, sinon elle est troublée. Ce que nous avons vu dans le prologue du TRE. L’esprit était troublé parce qu’il ne pouvait pas établir le rapport entre l’idée du souverain bien de l’ordre commun et l’idée du souverain bien selon sa nature intellectuelle. Seul l’esprit qui a fait l’expérience fréquente de la certitude peut avoir l’agilité de saisir, ainsi que l’illustre l’application de la règle de trois, le rapport de proportionnalité qui produit l’idée accordée avec l’affect de la plus grande certitude.

Nous pensons donc, avec Meinsma, que la méthode réflexive mérite d’être considérée dans les recherches en pédagogie et qu’elle fut très utile à Tschirnhaus parce qu’elle respecte l’écologie de l’esprit.

Cependant, Spinoza a laissé le TRE inachevé, comme nous l’avons dit, la perception simultanée de l’idée de l’éternité et de la joie l’avait conduit à découvrir que l’essence de la pensée, du point de vue de l’esprit humain n’était pas conçue comme étant l’idée de l’Être le plus parfait, mais plus précisément comme étant l’idée du corps en acte sous le regard de l’éternité. Alors, là, il va ajouter le concept de l’esprit pour inclure le corps, le désir et les affects dans l’acte de connaissance. Il va lui falloir démontrer l’union du corps et de l’esprit en Dieu, la concordance des idées et des affects, expliquer davantage l’activité de l’esprit, ce qui la cause et l’empêche. Ce qui va changer dans l’Éthique, c’est que l’esprit ne sera pas dirigé vers la perception d’une idée vraie désincarnée, mais vers la connaissance des raisonnements conduisant à l’auto guérison de sa passivité.