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Définitions dans le Court Traité

CHAPITRE 2 L'OBJET D'ÉDUCATION Le conatus de l'Éthique

2.1 Définitions dans le Court Traité

Le Court Traité s’adressait à des Collégiants, des protestants libéraux de sectes hollandaises, dont certains furent ses amis. Spinoza a adapté son langage à son auditoire en utilisant quelques mots qui appartiennent au vocabulaire chrétien. C’est ainsi que nous expliquons que Spinoza, qui n’était pas chrétien, ait défini le conatus, qu’il tenait pour le second propre de Dieu après la nécessité, comme étant la providence particulière et universelle de Dieu.

Le deuxième attribut que nous appelons un propre est la providence; elle n’est rien d’autre à notre avis que l’effort que nous trouvons dans la nature totale ainsi que dans les choses particulières, et qui a pour objet le maintien et la conservation de leur être propre. Il est en effet évident que rien ne peut, par sa propre nature, tendre à l’anéantissement de soi-même; au contraire, chaque chose fait par elle-même un effort pour se maintenir dans le même état et s’élever dans un état meilleur.

Ainsi d’après notre définition, nous proposons une providence universelle et une particulière. La providence universelle est celle qui produit et maintien chaque chose, en tant qu’elle est une partie de la nature totale. La providence particulière est l’effort que fait chaque chose particulière pour maintenir son être propre, non pas en tant que partie de la nature, mais comme un tout101.

Notons que, pour Spinoza, les attributs propres « nous font connaître Dieu en lui- même, non comme agissant en dehors de lui-même102». Dieu, en tant qu’il est la nature

naturante (natura naturans) donne naissance et maintient la vie de la nature naturée (natura

naturata) universelle. Autrement dit, « les créatures qui dépendent immédiatement de Dieu

et sont créés immédiatement par Dieu, nous n’en connaissons que deux : le mouvement dans la matière et l’entendement dans la chose pensante. Nous disons d’elles qu’elles ont été créées de toute éternité et resteront immuables dans toute l’éternité103». Spinoza conçoit

les attributs, la Pensée et l’Étendue comme étant des créations de Dieu. Nous voyons là les prémisses de la définition de l’essence active qui arrivera dans l’Éthique. Ce que Madeleine Francès avait aussi remarqué : « sous des termes chrétiens de providence ou de prédestination, le Court Traité entend déjà une conception de l’essence divine104. » Notons

que même si Spinoza place la providence dès le début, elle a peu de place dans le Court

101 CT, 1ière partie, chap. 5, par. 1, p. 34. 102 CT, 1ière partie, chap. 2, par. 26. 103 CT, 1ière partie, chap. 8, p. 40.

Traité alors que, définie en tant qu’essence, elle sera omniprésente et occupera la place

centrale de l’Éthique.

Dans le Court Traité, Spinoza distingue l’entendement et la compréhension. En ce qui concerne l’entendement, le Court Traité le définit ainsi :

Il est un fils, un ouvrage ou une créature immédiate de Dieu, créée de toute éternité et qui demeure immuable dans l’éternité. L’entendement a pour seule propriété de percevoir clairement et distinctement, en tout temps. Il est à l’origine d’une jouissance immuable, infinie, autrement dit, absolument parfaite, qui ne peut s’abstenir de faire ce qu’elle fait. Cela est déjà assez clair par soi-même et nous le démontrerons encore plus clairement en traitant des affects de l’âme et c’est pourquoi nous n’en disons pas davantage105.

Ce qui est différent du TRE où l’entendement était une idée vraie innée à qui il accordait huit propriétés qui, selon notre hypothèse, avaient pour dénominateur commun l’idée du corps selon le regard de l’éternité, le conatus, sous sa propriété affective.

Nous supposons que Spinoza distingue l’entendement de l’acte de comprendre dans le Court Traité, car ici, Spinoza tient la compréhension pour un pâtir, ce qu’il n’aurait pas pu dire du Fils, ou d’une créature immédiate de Dieu qui constitue l’entendement. « Car nous avons dit que le comprendre est un pur pâtir –c’est-à-dire une perception, dans l’âme, de l’essence et de l’existence; de sorte que ce n’est pas nous qui affirmons ou nions jamais rien d’une chose, mais c’est elle-même qui en nous affirme quelque chose d’elle- même106. » Spinoza ne conçoit pas encore que la compréhension est un acte de l’esprit,

l’activité libre du conatus lorsqu’il peut enchaîner ses idées selon l’ordre de sa nature. Il la conçoit plutôt comme une simple connaissance perçue. Il ne connaît pas encore la véritable puissance et liberté de l’esprit qu’il connaîtra dans l’Éthique. Sévérac pense qu’au moment de la rédaction du Court Traité, « la connaissance, ou la perception d’un objet n’est pas à comprendre comme un effet de la puissance de penser de l’esprit 107». Nous sommes

d’accord avec Sévérac. Spinoza ne parle pas de la puissance ici. Selon notre hypothèse, c’est seulement au moment où il est affecté par la joie de saisir la corrélation entre l’idée et

105 CT, 1ière partie, chap. 9, par. 3, p. 41. 106 CT, 2ième partie, chap. 16, par. 5, p. 68.

l’affect et la reconnaît comme étant l’essence de sa propre pensée qu’il va concevoir le concept de puissance, d’action, de perfectionnement de l’esprit en soi.

Ensuite, dans la deuxième partie du Court Traité consacrée à la nature de l’homme et à ses propriétés, Spinoza concevait le désir et les passions de l’homme comme étant des effets des modes de connaissances dont l’homme est formé, à savoir, l’opinion, la croyance droite et le savoir. Il pensait aussi que l’homme désirait persévérer dans l’existence à cause de quelque chose d’extérieur à lui qu’il avait reconnu comme bon. Il situait le désir uniquement au premier genre de connaissance. Il n’attribue pas encore de désir à l’esprit.

Le désir, qu’il consiste uniquement, comme le veulent certains, dans l’appétit ou la convoitise d’obtenir ce dont on est privé, soit, comme le veulent d’autres, qu’il tende à conserver ce dont on jouit déjà, ne peut évidemment jamais se trouver chez personne, qu’il ne soit venu à elle sous l’apparence du bon. Il est donc clair que le désir, comme l’amour dont on vient de parler, a pour origine le premier mode de connaissance, car, si on a entendu dire de quoi que ce soit que c’est bon, on a l’appétit et la convoitise108.

Ensuite, à l’exemple de la croyance droite qui nous conduit à discerner le bien du mal, Spinoza va passer au tamis les passions. La première en liste est l’admiration, qu’il considère comme une imperfection; suit l’amour, dont nous avons intérêt qu’il soit pour un objet impérissable; la haine, qui a autant d’imperfection que l’amour a de perfection; la joie et la tristesse d’où suivent le progrès et la régression, l’estime ou le mépris, l’espérance et la crainte, le remords et le repentir, la moquerie et la raillerie, l’honneur, la honte, l’impudence, la faveur, la reconnaissance, l’ingratitude et le regret. Il distingue le désir et la volonté pour montrer que ce sont deux êtres de raisons. Il fait une liste de huit avantages pour l’homme de savoir que nous suivons les lois éternelles de la nature.

Spinoza oppose l’usage de l’entendement aux passions : « en faisant simplement le bon usage de notre entendement –et nous le pouvons très facilement, puisque nous possédons une norme de vérité et de fausseté –nous ne succomberons jamais aux passions109 ». Or, faire un bon usage de son entendement consistait à connaître les choses

par leurs causes. Comme toutes choses ont Dieu pour cause première110, cela consistait à

108 CT, 2ième partie, chap. 3, par. 9-10, p. 49-50. 109 CT, 2ième partie, chap. 19, par. 2, p. 72. 110 CT, 2ième partie, chap. 5, par. 11, p. 54.

connaître Dieu comme étant le seul souverain bien et seul vrai bien111. Spinoza accordait

donc à l’entendement la puissance de connaître l’idée de Dieu en soi et de s’en réjouir. Ici le sentir est défini en rapport avec la conscience d’un changement intrinsèque et extrinsèque. « Le changement, qui provient en nous de ce que d’autres corps agissent sur le nôtre, ne peut avoir lieu sans que l’âme, qui change aussi continuellement, en devienne consciente, et ce changement est proprement ce que nous appelons un sentir112. » Spinoza

concevait une action entre la chose pensante et la chose étendue au moyen des esprits animaux. Il était encore très près de la pensée de Descartes113. Il pensait aussi, à ce

moment-là, que Dieu et l’entendement humain étaient si étroitement unis qu’aucun mode de penser n’était nécessaire à la perception de l’idée de Dieu. Ce qui veut dire qu’il ne concevait pas encore la façon dont la connaissance touche l’esprit et encore moins que les idées des affections du corps en acte étaient les seuls modes de connaissance que peut percevoir l’esprit humain.

Et nous considérons comme inutile que la connaissance de Dieu exige autre chose que l’essence de Dieu et l’entendement de l’homme; en effet, ce qui en nous doit connaître Dieu, c’est l’entendement qui lui est uni si immédiatement, que sans lui, il ne pourrait ni être ni être conçu; par conséquent, il n’est pas douteux que rien ne peut être si étroitement uni à l’entendement que Dieu lui- même114.

Enfin, il définit ainsi la liberté : « l’existence stable qu’obtient notre entendement par son union immédiate avec Dieu pour produire en lui-même des idées et tirer de lui-même des effets qui s’accordent avec sa nature, sans que ces effets soient soumis à des causes extérieures qui les puissent changer où transformer115. » Cette définition est unique au

Court Traité et elle s’accorde avec ce que Spinoza appellera l’activité dans l’Éthique.

Conclusion

Tout cela nous légitime de dire qu’au moment où il rédige le CT, Spinoza conçoit bien le conatus comme étant l’effort d’exister, mais alors, il le conçoit comme un propre de

111 CT, 2ième partie, chap. 7, par. 3, p. 56.

112 CT, 2ième partie, préface, note de bas de page, par. 13, p. 44. 113 CT, 2ième partie, chap. 19, par. 11.

114 CT, 2ième partie, chap. 24, par. 11, p. 85. 115 CT, 2ième partie, chap. 26, par. 9, p. 89.

Dieu et pas encore comme le principe du perfectionnement intellectuel de l’esprit humain. L’effort d’exister tient très peu de place dans le CT. Nous pouvons donc voir que Spinoza n’avait pas une connaissance aussi parfaite de l’esprit et de son activité que celle qu’il expose dans l’Éthique. Par conséquent, il avait une connaissance encore confuse des affects, qu’il tenait tous pour des passions, et de la compréhension, qui était à ses yeux un pâtir. Nous pouvons déduire qu’il n’avait pas encore saisi que la joie de comprendre était, pour l’esprit, l’affect qui le conduisait à effectuer le passage à une plus grande perfection. Et il avait nécessairement une connaissance confuse du désir et des affects car il les pensait provenir de l’idée extérieure d’une chose jugée bonne. Il n’a pas dit que le conatus était la cause intrinsèque du désir de l’homme.

Comme Apphun le fait remarquer, Spinoza subit encore l’influence de Descartes au moment de rédiger le Court Traité. Il fait intervenir les esprits animaux pour expliquer la communication entre les passions du corps et les idées de l’esprit. Il ne sait pas encore comment la connaissance touche l’esprit en tant qu’il est l’idée du corps en Dieu. Il n’a pas encore formulé les idées des affections du corps ni la connaissance immanente. Il résume la santé de l’esprit à la connaissance de Dieu. Il conçoit la liberté comme un état stable alors que dans l’Éthique, ce même état sera la force d’âme, laquelle comprend la générosité et la fermeté.