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CHAPITRE 3 AVANTAGES D’UNE ÉDUCATION AU DÉSIR

3.1 Selon nous

La première utilité, pour nous, est que Spinoza replace l’homme et son désir dans l’ordre de la nature. Il suffisait pour cela de l’instruire de la cause initiale de son désir et de l’ingrédient actif qui fait l’efficacité des remèdes à la passivité, la puissance d’agir que l’esprit peut tirer de la compréhension rationnelle des choses. L’homme connaissant la cause initiale de son désir, c’en est fait de la doctrine finaliste et de tous ses préjugés qui sont autant d’obstacles au perfectionnement de l’esprit. Il peut alors adopter la doctrine rationaliste qui est bien plus utile pour lui car elle reproduit l’ordre de la nature et l’engage dans son progrès intellectuel. «Nous avons dit auparavant que tout ce que nous faisions devait servir au progrès et à l’amélioration.156 » L’homme a alors la possibilité d’atteindre

le troisième genre de connaissance, c’est-à-dire, d’« arriver à la perfection intellectuelle

dont nous avons parlé, à savoir la connaissance (en soi) de l’union de l’âme avec la nature totale »157. Or, ce genre de connaissance est la sagesse, le souverain bien intellectuel, la vie

joyeuse de l’homme libre. Elle est certainement très utile.

La deuxième utilité que nous lui reconnaissons est de définir le progrès intellectuel à partir du moment où l’on réalise que l’amour des choses éphémères est nuisible à l’esprit compte tenu de la faible proportion d’essence qu’elles contiennent158. Spinoza avait

d’ailleurs très bien illustré, dans le prologue du TRE, le progrès d’un homme las de la vanité des biens éphémères, presqu’à l’article de la mort et cherchant de toute urgence un remède, qui prend conscience qu’il avait confondu le souverain bien avec les biens éphémères et que l’amour d’une chose éternelle est une grande consolation. Il avait dû admettre alors que les valeurs de l’ordre commun, savoir les plaisirs sensuels, les honneurs, la richesse, l’avaient conduit à la servitude et non à la liberté. « Or, toutes les choses que recherche le vulgaire, non seulement ne procurent aucun remède pour la conservation de notre être, mais encore y font obstacle et causent souvent la perte de qui les possède et toujours celle de ceux qui en sont possédés159. » L’homme a effectué le nécessaire et

difficile passage de l’amour des choses éphémères à l’amour des choses éternelles, pour lequel, selon nous, l’homme aurait besoin d’être éduqué. Ce passage est difficile parce qu’il implique de renoncer aux choses éphémères sans renoncer à la vie, ce que beaucoup d’hommes ne parviennent pas à faire. Bref, il serait utile selon nous que l’homme sache que la santé de l’esprit exige de l’homme qu’il nourrisse l’idée d’une joie éternelle accordée avec l’idée de son essence. Ce que Delbos nous rappelle : « C’est dans la vérité de son être qu’il (l’esprit) trouve le plus grand intérêt160. »

La troisième utilité concerne l’augmentation de la puissance intellectuelle et de la force d’âme que l’homme peut tirer de la compréhension de son être intérieur, de la consultation de sa propre raison. Or, la compréhension du concept du conatus en tant qu’il est la connaissance immanente en soi d’où suivent les idées des affections du corps nous habitue à une certaine méditation intérieure qui dispose notre esprit à former des idées

157 TRE, par. 15.

158 CT, partie II, chap. 5, par. 6, « Non seulement elles (les choses périssables) ne contribuent pas au progrès,

mais elles nous sont même nuisibles. »

159 TRE, par. 7.

adéquates et à opérer de multiples liaisons dans un ensemble. Selon Spinoza, qui connaît sa propre essence connaît sa puissance de comprendre les choses en soi. « Or, dans la mesure où l’homme se connaît lui-même par la vraie Raison, il est supposé comprendre

(intelligere) son essence, c’est-à-dire (selon la proposition 7, partie III) sa puissance161. »

Or, un homme qui augmente sa force de comprendre augmente simultanément sa force d’âme, c’est-à-dire, sa force de tolérer les autres et d’adopter une éthique bonne pour la prospérité de l’État et pour lui. Dès lors, l’homme apprend à se consulter en lui-même, à se prémunir d’être asservi par les valeurs du monde extérieur, à jouir de sa vie d’homme libre. Par conséquent, l’homme qui ignore sa propre essence, ignore sa puissance, s’ignore lui-même et est le plus susceptible d’être asservi. En effet, il faut savoir que le désir de l’homme, lorsqu’il est face à lui-même, est bien l’effort de persévérer dans son être et de comprendre. Cependant, lorsque l’homme est en relation avec les autres, c’est-à-dire en contexte d’une pluralité de conatus, son premier désir est l’ambition. Alors, un homme ignorant de sa cause et de sa propre puissance voit son ambition le conduire à l’orgueil. Ce qui le fait régresser au lieu de le faire progresser. Or, comme l’ambition, la gloire, l’orgueil, sont des affects passifs qui le conduisent à dégénérer, nous pensons qu’il serait très utile que l’homme soit éduqué à l’affect de l’ambition car alors il saura la transformer en humanité.

En effet, il faut savoir que l’ambition, que chacun possède à des degrés divers (c’est par la gloire que nous sommes menés et nous pourrions à peine tolérer une vie d’opprobre), est très utile aux hommes. C’est elle qui permet aux hommes de tisser des liens qui peuvent les unir et les contenir, ou au contraire, les faire fuir et les opposer les uns aux autres, les asservir. Jusqu’à maintenant l’affect de l’orgueil a été beaucoup utilisé en éducation. Spinoza nous dit que l’orgueil et l’envie servent d’aiguillons aux parents pour encourager leurs enfants à obéir et à adopter les lois de la communauté. Les parents imitaient ainsi les théologiens qui eux aussi brandissaient la crainte de l’humiliation pour les faire obéir. Les théologiens eux s’adressaient à une foule, c’est-à-dire à un nombre de gens dont la puissance réunie dépassait largement la leur. Ils concevaient comme moins menaçante pour eux une foule exhortée à l’humilité et à la crainte de leur puissance.

La foule a de quoi terrifier à moins qu’elle ne craigne. Aussi n’est-il pas étonnant que les Prophètes, préoccupés non de l’utilité d’un petit nombre, mais de l’utilité commune, aient tant recommandé l’humilité, le repentir, le respect. Et en vérité, ceux qui sont soumis à ces affects peuvent bien mieux que les autres être amenés à vivre sous la conduite de la Raison, c’est-à-dire à être libres et à jouir de la vie des bienheureux162.

Bien que les parents fussent dans un autre contexte, ils n’avaient que les théologiens comme modèles d’autorité pour conduire leurs enfants à obéir aux lois, à s’accorder entre eux, à contribuer à la puissance du groupe. Les parents éduquaient leurs enfants comme ils avaient été éduqués, c’est-à-dire, en les affectant de reproches et de tristesse, en les aiguillant avec la haine et l’envie pour qu’ils adoptent les coutumes de leur milieu et bénéficient de la puissance du groupe.

Or, selon Spinoza, voilà bien qui va exactement dans le sens contraire où devrait conduire l’éducation. Les parents ignoraient alors qu’ils diminuaient la puissance intellectuelle et la puissance d’autonomie de leur enfant au lieu de le préparer à jouir de sa propre puissance. Ils ne savaient pas que l’aiguillon de l’orgueil ne fait que précipiter l’homme dans l’asservissement. Nous pensons donc qu’il est très utile pour les parents de savoir comment les affects universels de l’ambition ou l’orgueil doivent être éduqués pour conduire un homme à être fier de lui et à vivre en homme libre, et non pour le conduire à ne jamais connaître la satisfaction intérieure et à vivre en esclave.

Enfin, la plus grande utilité que nous accordons à une éducation à l’essence de l’esprit est qu’elle s’allie entièrement à l’effort de la nature pour satisfaire le désir suprême de l’esprit qui est de se concevoir adéquatement, Dieu et toutes les choses. Elle place l’homme dans la possibilité de connaître la joie, la plus haute satisfaction intérieure, la béatitude, la connaissance de Dieu qu’enveloppe son essence. Nous pensons utile que l’homme sache que le désir n’appartient pas qu’au corps et qu’il peut connaître la joie de l’amour intellectuel. Nous pensons qu’un homme qui connaît la nature de son esprit, le conatus, en tant qu’il est aussi son principe de son perfectionnement, est déterminé à vivre une aventure intellectuelle des plus satisfaisantes durant la vie de son corps.

En résumé, nous pensons qu’une éducation de l’homme à son essence, c’est-à-dire à la connaissance de sa propre nature, lui apporterait les avantages suivants : la possibilité de connaître le souverain bien, c’est-à-dire, de jouir d’un bien éternel réellement supérieur aux biens éphémères; l’habitude de la méditation intérieure ou de se disposer dans les conditions nécessaires à la formation des idées adéquates, la conscience de posséder une force intérieure qui l’aide à conserver sa vie et sa liberté; la puissance de discerner son utile propre et d’être critique face aux valeurs de l’ordre commun; l’augmentation de la force d’âme et de l’humanisation au lieu de subir la déshumanisation de l’ambition et autres affects passifs tenaces. Bref, nous pensons qu’il est très utile pour soi-même et pour tous les hommes de connaître chacun son essence, d’apprendre à maintenir son esprit actif par la compréhension de son désir et de ses affects et à ne pas être empêché dans son perfectionnement naturel.