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L’éducation au désir de Ravven

CHAPITRE 3 AVANTAGES D’UNE ÉDUCATION AU DÉSIR

3.5 L’éducation au désir de Ravven

Bien qu’elle soit de l’autre côté de l’Atlantique, Ravven, dans son article « Spinoza’s Materialist Ethics : The Education of Desire181», partage quelques idées avec Misrahi.

Selon elle, Spinoza a mis le focus sur la rééducation du désir pour conduire l’homme à la raison. Pour elle, la raison est la phase ultime du désir. Elle met en lumière que la vie éthique de Spinoza est le plus haut degré du désir, lequel entraîne son universalité. Son but est de montrer que le désir est l’autre face de la raison. Selon elle le désir doit être éduqué avant tout car c’est de sa compréhension que dépend la puissance d’activité de l’esprit nécessaire à la compréhension des autres choses. « I argue that desire, qua conatus –which

178 E 4 App. Chap. 30.

179 R. MISRAHI, « Déterminisme et liberté dans la philosophie de Spinoza », in Paul Bourgine et al.,

Déterminismes et complexités : du physique à l’Éthique. La Découverte « Recherche », 2008, p. 215-225.

180 E 3P59S.

181 Heidi M. RAVVEN, « Spinoza’s Materialist Ethics: The Education of Desire », International Studies in

is the larger context –has priority over knowledge. Yet knowing, as an essential human activity, is one expression of the conatus. Moreover, knowledge is that expression of the activity of the conatus that brings the conatus to its full activity and autonomy182. »

La conception de l’éducation au désir que Ravven conçoit est originale parce qu’elle ne voit pas seulement le désir comme essence mais qu’elle voit l’affect qui suit de l’ignorance de sa nature. Elle fait remarquer que l’esprit ignorant, dans son effort d’affirmer la puissance d’exister du corps, produit des idées correspondantes à des joies passives, lesquelles, au lieu de rendre l’esprit actif, le rendent passif. «Pride is self-preservation gone awry for it results in extreme ignorance of oneself and extreme weakness of spirit. The proud person acts least of all from virtue and is most subject to the emotions or passivity183. » Selon

elle, personne n’a plus besoin d’être éduquée que la personne orgueilleuse (ou trop humble) car c’est la moins autonome de tous. Elle ne possède pas la connaissance interne des causes, ignore sa puissance et ne peut goûter l’auto-satisfaction de son travail. Elle réagit à des stimuli externes, qui se substituent à des stimuli innés, rationnels, à l’activité auto- causée. La personne orgueilleuse est celle qui peut le moins agir par vertu car est la plus soumise aux affects ou à la passivité du monde extérieur.

Ainsi, Ravven voit une éducation du désir qui aide l’homme à utiliser la puissance de son auto-préservation en affirmant son existence en relation avec celle des autres. Or, le premier affect impliqué dans les relations avec les autres est un affect d’ambition, et le premier désir conscient de faire quelque chose est un désir de gloire. Or, cette caractéristique de l’essence humaine peut faire de la vie un enfer lorsque s’entrechoquent les conatus des brutes dans la vie sociale. Par contre, si l’homme est éduqué à la cause initiale de son désir, il peut transformer son ambition en humanité et son désir de gloire en contentement de soi, ce qui veut dire être le plus utile à lui-même et aux autres en se réjouissant de sa vie.

Desire must, therefore, be educated to seek its true self-preservation and advantage and not merely its seeming or partial advantage. Only desire for activity or autonomy is desire that can accomplish the striving of the conatus, since it is the desire of the organism as a whole to preserve itself in dynamic

182 Heidi M. RAVVEN, op. cit,, p. 59. 183 Ibid, p. 62.

equilibrium. Thus, Spinoza identifies the striving for self-persistence of the

conatus with its striving for self-caused activity. On the one hand, desire

arising from a mere part of the organism can cause diffusion and disintegration of the whole and thus render it passive in regard to outside forces. On the other, false desires (as those of the proud person) can render a person passive to the whims of others and to external circumstances184.

Ravven considère que la simple redéfinition du désir en tant que sa cause est en soi- même ou intrinsèque à l’être est déjà un grand progrès. Elle pense que cette redéfinition suffit pour que l’homme redevienne un sujet actif à l’égard des contingences (apparemment) étrangères et entraîne la redéfinition du rapport avec son semblable. Selon elle, dans la mesure où le désir est éduqué, une personne commence à regarder les autres non seulement comme des sources potentielles de certains états émotionnels -objets d’amour, de haine, de jalousie, etc. –mais aussi comme des sources potentielles de connaissance et de solidarité. Elle souligne que la satisfaction du désir n’est pas possible si l’homme se conçoit comme une partie isolée, elle est seulement possible si l’homme se conçoit dans un ensemble.

Elle ne voit pas de différence entre la raison et le désir de bien-être car le désir éduqué ne se différencie pas de la raison et il n’a pas besoin d’être contraint ou asservi. Elle considère que la satisfaction envers ce qui est donné est l’attitude d’une raison complètement éduquée car en elle tous les désirs sont orientés vers la réalité. C'est le désir qui se tient dans les limites les plus réalistes possibles. Le désir excessif de l’imaginaire excluait la nécessité cependant que le désir de la raison accepte la réalité donnée, et de façon, plus centrale, la liberté et la joie qui en sont les effets. Elle souligne que le but de l’éducation est atteint lorsque les actes qui suivent du désir d’un homme sont une expression de joie. À la fin, elle a dénombré sept avantages pour l’éducation contemporaine à considérer l’Éthique comme une éducation ou une rééducation au désir :

1. A mind-body, thought-desire-emotion continuity without the reduction on one side to the other; 2. A consequent new defense and modification of the concept of reason as the well-functioning of the psyche and a life well-lived. Reason is conceived as a manifestation of basic human purposes rather than vice versa; 3. A naturalistic and psychologically sophisticated account of ethics that is neither authoritarian –does not impose an ideal derived from nature but allows the latter to emerge as the inner (rational) subjectivity of a person –on the one hand, nor relativistic, on the other; 4. As a result of 3, the truth of

Spinoza’s theory is open to empirical verification in the inner life; 5. It reformulates ethics as essentially a self-relation and self-development that, at the same time, suggests the purpose and structure of social relations; 6. It conceives ethical life as creative in regard to basic human desires rather than restrictive; 7. It sets ethics in the larger context of human biology and psychology rather than in either the narrow compartmentalized context of social justice, on the one hand, or of the narrowly intellectualist meta-ethics of rules and reasoning, on the other185.

Ravven nous convainc entièrement qu’une éducation au désir est possible et souhaitable pour le bien de tous. Ravven parle d’une éducation au désir mais nous entendons plutôt une auto-éducation à l’activité auto-causée de l’esprit, ce qui est la même chose.

Ravven se distingue de Misrahi et de Rabenort en ce qu’elle situe le sujet à éduquer davantage dans la vie pratique que dans la vie intellectuelle. Elle situe le conatus de l’homme en rapport avec les autres. C’est là que le désir conscient de lui-même mais ignorant de la cause initiale de son existence cherche l’ordre de la nature et ne le trouve pas. L’esprit s’aperçoit qu’il est aveugle. Ravven ouvre la lumière à la nécessité d’éduquer le désir car le maintien de l’homme dans l’ignorance de la réalité du désir en fait un homme orgueilleux dont l’esprit est contraint à la passivité, ce qui réduit sa puissance intellectuelle et la jouissance de sa vie.

La mise en lumière par Ravven de la nécessité d’éduquer l’homme à son désir à cause des conséquences de l’ignorance sur sa puissance de comprendre et de jouir de son existence rejoint cependant Sévérac et Bove. Sévérac a bien montré que les affects qui dérivent de l’admiration, par exemple, l’orgueil, possèdent une réelle puissance pour contrarier l’activité de l’esprit qui ne pense pas à se protéger de quelque chose qui lui apporte la joie car il ne discerne pas la joie active et la joie passive. « En ce sens, la passivité joyeuse, dès lors qu’elle relève d’un affect qui adhère tenacement, peut être tenue pour le plus grand des obstacles du devenir actif186. » Sévérac, comme nous le verrons dans

notre chapitre sur les méthodes pédagogiques proposées par Spinoza, met en lumière l’utilité du modèle pour se protéger des affects tenaces qui sont de véritables obstacles à la compréhension.

185Ibid, p. 72.

Bove a aussi beaucoup en commun avec Ravven. Il énonce très clairement le paradoxe de l’amour-propre.

Nul en effet n’est plus prisonnier de l’autre que l’homme de l’amour-propre. L’amour-propre en effet n’est que le prolongement aliéné de l’imitation spontanée, et du désir de combler le désir de l’autre. Prolongement aliéné parce qu’il renverse la logique de l’Humanité et de la Bienveillance en une logique de l’ambition qui ne vas pas sans contrainte sur soi-même et sans oppression sur autrui; aliéné encore, par le fait que l’amour-propre affirme d’autant plus fort sa singularité, qu’il masque l’altérité qui lui est consubstantielle (c’est selon la structure de la constitution de l’objet extérieur qu’apparaît le « moi » de l’amour-propre); aliéné dans ses contenus, puisque c’est essentiellement l’envie (de ce que l’autre possède et de ce qu’il est), qui alimente la dynamique de l’ambition et de la différence; délirant enfin, lorsque dans l’orgueil, l’amour- propre vit le fantasme de l’indépendance totale et de la toute-puissance… mais pour faire de nous des esclaves d’autrui187.

Ainsi nous pouvons dire que Ravven a le mérite de mettre en lumière l’obstacle que constitue le désir non éduqué lorsque les hommes se constituent en société. D’où la nécessité d’éduquer l’homme à l’activité auto-causée en soi et aux affects passifs tenaces d’où résultent la puissance régressive de l’ambition et l’orgueil d’un homme qui s’ignore.

Conclusion

Ce chapitre nous a permis de dégager les avantages que l’éducation ou le citoyen en général pourrait tirer d’une éducation de l’homme à sa nature, à son essence ou à son désir (tout cela veut dire la même chose).

En effet, l’homme qui comprend son désir selon la raison augmente sa puissance de tolérer les autres, de se comprendre lui-même, de jouir de sa liberté tandis que l’homme qui reste captif de son désir imaginaire voit sa puissance diminuée et se prépare une vie d’esclave.

Nous pensons que le domaine de l’éducation est de plus en plus prêt à laisser l’idée inadéquate de l’esprit que nous a léguée Locke et l’idée inadéquate du désir que nous a léguée la théologie pour la remplacer par l’idée adéquate de l’essence ou du conatus que nous a léguée Spinoza. Ce qui voudrait dire que le nombre d’hommes conduits par la raison

est assez élevé pour que soit satisfait, au niveau d’une nation, le désir suprême de l’esprit de connaître sa propre essence, de concevoir son désir selon la raison, de considérer ses affects comme un baromètre de sa puissance. L’éducation morale traditionnelle, avec son lot de contraintes, a montré ses limites. Nous pouvons lui préférer une éthique du perfectionnement de l’esprit où l’homme est d’accord avec lui-même et les autres. Nous sommes maintenant prêts aussi à connaître la puissance de notre affect le plus tenace, l’ambition, et à la transformer en humanité et en contentement de soi, plutôt que la laisser dégénérer en intolérance et en orgueil. Selon nous, l’homme et l’État seraient tous les deux bien plus prospères et en paix si l’éducation reconnaissait que l’homme est doté d’une essence qu’il peut intelliger pour comprendre les choses selon la raison, maintenir son esprit actif et se libérer de la conception du désir et du souverain bien selon l’imagination de nos ancêtres au temps de notre servitude antique. Une éducation au désir selon la raison serait une hygiène de la santé mentale qui aurait des répercussions sur l’ensemble des hommes qui pourraient alors diminuer considérablement le nombre d’idées inadéquates que nous avons reçues de l’ordre commun. L’esprit moins passif des citoyens serait moins vulnérable à la corruption, ce qui augmenterait la puissance de L’État.

Pour finir nous allons faire la synthèse des avantages à instituer une éducation à la nature, à l’essence, au désir de l’esprit que nous avons mis en lumière au cours de ce chapitre. Nous allons faire la liste de ce que devrait comprendre un programme d’éducation à l’essence de l’esprit qui s’accorderait avec la philosophie de Spinoza.

Ainsi, cette conception de l’éducation à la nature de notre esprit comprendra : 1. La définition du désir est tant qu’il est notre essence ou notre nature, notre puissance de persévérer dans l’existence qui nous relie à la nature totale. 2. La démonstration de la perfectibilité de l’esprit qui comprend l’activité auto-causée en soi selon la raison. 3. L’accord entre les critères externes de l’éducation et les critères de l’auto-éducation essentielle: la fin de l’homme à d’être éduqué à la nature de son conatus en rapport avec sa puissance et celles des autres, ce qui nécessite une méthode, des règles, et l’adoption d’une discipline qui soit une hygiène de la santé mentale pour parvenir au troisième genre de connaissance. 4. La critique de l’imaginaire et des joies passives. 5. Une conception de l’union du corps et de l’esprit avec la nature totale. 6. La valorisation de l’acte de la

compréhension en tant qu’il est l’activité de l’esprit et le remède à la passivité. 7. Une conception de la raison en tant qu’expression de l’idée de l’éternité. 8. La proposition d’une éthique sociale qui, sans être autoritaire et sans imposer un idéal, permet à ce dernier d'émerger comme étant la liberté de l’homme conduit par la raison et cela, en suivant une démarche intérieure et autonome. 9. L’invitation à vérifier la théorie de Spinoza à l’aune de ses propres expériences intérieures dans la vie pratique. 10. L’idée que l’adoption d’une éthique est un acte créatif plutôt que restrictif, un acte qui intègre la psychologie et la biologie humaine et dépasse le contexte étroit de la justice sociale selon l’ordre commun.

Maintenant que nous avons porté un regard neuf sur ce que devrait comprendre une éducation de l’homme à son désir, regardons quelle sorte d’hommes peut endosser et s’acquitter d’une telle éducation.

CHAPITRE 4