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La méthode géométrique de l’Éthique

CHAPITRE 6 MÉTHODES D'EXPOSITION DE SA PENSÉE

6.4 La méthode géométrique de l’Éthique

Spinoza utilise la méthode géométrique dans la rédaction de l’Éthique pour trois raisons. Premièrement, parce que la mathématique, comme sa philosophie, ne s’occupe pas des fins pour déduire l’idée vraie, mais des essences et des propriétés de figures, ce dont justement il veut parler.

Il veut toujours montrer que le système de la Nature ne suit pas d’autre règle de vérité que celle de la logique, laquelle consiste à reconnaître que l’idée de Dieu est la cause ontologique de toutes les idées324. La méthode géométrique permet d’ouvrir l’esprit à l’idée

d’un infini, d’une unité aussi parfaite que celle d’un cercle, que celle d’une totalité soutenant une infinité de parties. Avant la mathématique, l’astronomie avait beaucoup aidé la puissance de l’esprit à se concevoir comme une partie d’un univers infini, conception qui s’accorde avec l’entendement. « Voilà ce que conçoit l’entendement quand il s’établit au centre du système pour en saisir la raison et l’unité : vues du centre, les limites dans lesquelles sont renfermées les êtres particuliers ne sont plus que des lignes de démarcation idéales puisque chaque être se complète exactement par l’ensemble des autres êtres325

La logique mathématique lui permet de donner des exemples incontestables de ce qu’est une idée vraie. Ce qui est très utile.

Si vous me demandez comment je peux savoir cela, je dirai que c’est de la même manière que vous savez que les trois angles d’un triangle sont égaux à deux droits : et personne ne dira que cela ne suffit pas, s’il a un cerveau sain, et s’il ne rêve d’esprits impurs nous inspirant des idées fausses semblables à des idées vraies : le vrai en effet, est la marque du vrai et du faux326.

Troisièmement, la mathématique et la géométrie sont des pratiques de la raison. Dans l’Éthique, la méthode géométrique ne fait pas l’objet d’un enseignement comme la méthode réflexive dans le TRE, mais la démarche et le vocabulaire qu’elle implique sont très efficaces pour traiter du désir et des passions de manière tout à fait dépassionnée. « Je traiterai de la nature et de la force impulsive des affects et de la puissance de l’esprit sur eux selon la même méthode qui m’a précédemment servi en traitant de Dieu et de l’esprit, et je considérerai les actions et les appétits humains de même que s’il était question de lignes, de plans ou de corps327.» Lagrée fait remarquer qu’on a beaucoup parlé du paradoxe

à traiter des affects comme des objets géométriques, cependant, qu’il faut surtout insister selon elle,

324 E IP36A.

325 V. DELBOS, op. cit., p. 57.

326 Lettre LXXVI, Spinoza à Albert Burgh, p. 1290. 327 E 3préface.

sur le refus principiel d’une réponse passionnelle au constat de l’impuissance et de l’inconstance humaine (ne pas pleurer, railler, mépriser mais comprendre), sur l’affirmation maintes fois répétée de l’unité de la nature et de l’unité de la méthode ainsi que sur le plaisir et la fécondité du travail intellectuel qui recherche les causes, les propriétés, les lois de mouvement et les effets immédiats et induits des passions tristes328.

Zourabichvili, de son côté, met en lumière que la méthode géométrique, qui inaugure une nouvelle manière de parler des affects, inaugure aussi une nouvelle manière de les penser. « Il est rare qu’un philosophe associe aussi étroitement une nouvelle manière de penser à une nouvelle manière de parler. » Selon lui, le langage de la méthode géométrique permet de considérer les affects en dehors du langage passionnel du premier genre de connaissance.

Le point d’impact (de la pensée de Spinoza) est le suivant : la lutte contre les passions tristes doit être menée dans le langage même, défini au niveau du premier genre de connaissance comme chaîne relevant de l’imagination. La langue n’est pas seulement le véhicule de nos pathologies, elle en est le dépositaire, et mieux encore peut-être : le produit329.

Tout le monde accordera en effet que les mots sont eux-mêmes chargés d’affects dont la mémoire est imprimée dans le corps. Les mots chargés d’affects passifs s’enchaînent à des idées confuses, lesquelles rendent immédiatement l’esprit passif. Avec la méthode géométrique, Spinoza met à la disposition de son lecteur un vocabulaire où les mots, comme les phrases, n’ont pas de charge affective, ce qui réduit considérablement le risque de conduire à des affects passifs.

L’ordre géométrique tel que Spinoza le conçoit et le met en œuvre est donc tout sauf un artifice formel de présentation qui viendrait se greffer sur un contenu doctrinal déjà élaboré pour lui-même (…). Ce qui ne l’empêche pas de fonctionner rigoureusement comme une forme d’organisation du discours, puisque son objectif principal est de manifester, en la rendant visible, la syntaxe rigoureuse, complexe à laquelle le réel obéit de lui-même dans sa constitution effective330.

328J. LAGRÉE, op.cit., p. 2.

329 F. ZOURABICHVILI, La langue de l’entendement infini (Deca de Cerisy « Spinoza aujourd’hui », juillet

2002) Wikipédia, p. 9,

330 P. MACHEREY, Introduction à l’Éthique de Spinoza, La première partie, la nature des choses, Paris, PUF,

Spinoza nous place d’un point de vue où tout ce qui nous arrive « peut être raconté selon une autre logique de formation des phrases, selon une syntaxe conforme à la logique de l’entendement infini, qui décentre notre pensée en la forçant à se ressaisir comme simple partie d’un univers pensant, partie qui, bien souvent, n’est que la cause partielle de ses propres idées331». La méthode géométrique de l’Éthique nous convie à penser le réel, la

logique, la nature, Dieu et la condition humaine d’une manière bien différente que celle qui était proposé aux hommes du temps de notre servitude antique.