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L’éducateur conduit par la raison

CHAPITRE 4 CONCEPTION DE L’ÉDUCATEUR ET DU SUJET À ÉDUQUER

4.1 L’éducateur conduit par la raison

Nous allons examiner la conception de l’éducateur que nous retrouvons dans l’appendice de la quatrième partie de l’Éthique. Notons ici que le substantif « éducateur » ne se trouve nulle part dans son œuvre. Dans l’appendice du chapitre 9 de la quatrième partie de l’Éthique où il exprime son désir d’éduquer, Spinoza emploie le verbe « éduquer » au participe présent (educandis) et le sujet de l’action est un homme conduit par la raison qui veut être utile aux autres et montrer sa valeur innée et acquise. Ce qui nous permet de

déduire que pour Spinoza, un homme conduit par la raison qui veut être utile aux autres et montrer sa valeur en les aidant à comprendre l’ordre éternel de la nature est un éducateur. Ainsi, un éducateur tire de la fierté à aider l’homme à qui il s’adresse à enchaîner ses idées selon l’ordre de l’entendement. Nous pensons que Spinoza est très conscient de parler de lui-même lorsqu’il rédige ce chapitre 9. Le participe présent devait le ravir car il exprimait l’acte d’éduquer dans un présent indéfini.

Rien ne peut mieux s’accorder avec la nature d’une chose que les autres individus de même espèce; et par conséquent (selon le chapitre 7) il n’est rien de plus utile à l’homme pour conserver son être et jouir d’une vie raisonnable, que l’homme qui est conduit par la Raison. En outre, puisque entre les choses singulières nous ne connaissons rien de supérieur à l’homme qui est conduit par la Raison, chacun ne peut donc mieux montrer sa valeur acquise ou naturelle (arte et ingenio) qu’en éduquant (educandis) les hommes de sorte qu’ils vivent enfin sous l’autorité propre de la Raison189.

On peut déduire que Spinoza agit par vertu, ce qui veut dire qu’il a pour priorité son utile propre. « D’où suit que les hommes qui sont gouvernés par la raison, c’est-à-dire des hommes qui cherchent sous la conduite de la raison ce qui leur est utile, ne désirent

(appetere) rien pour eux-mêmes qu’ils ne désirent (cupiant) pour les autres hommes et par

conséquent sont justes, de bonne foi (fidos) et honnêtes190. » Ainsi un homme qui agit sans

être conscient de l’utilité de son acte pour lui-même est un esclave. Un esclave subit. Un esclave ne peut pas être un éducateur, ni un éducateur un esclave. Seul l’homme libre le peut. Spinoza innove en reconnaissant que l’agir moral satisfait le désir de son utile propre.

La notion d’utilité est une des notions centrales du spinozisme considéré du point de vue éthique. L’utile définit le « bon » (IV déf 1) et se lie à « la convenance en nature » (« à l’homme (…) rien de plus utile que l’homme », IV 18 sc), si bien que la recherche de « l’utile propre », suum utile, coïncidant avec celle de « l’utile commun », commune utile, est paradoxalement le fondement même de la moralité (IV 18 sc; IV app.Chap. 32) 191.

L’éducateur, selon Spinoza, voue un véritable amour à la raison. Il tire sa joie de l’augmentation de sa propre puissance de comprendre et d’augmenter le nombre de ses idées adéquates en éduquant les autres hommes à la nature de leur esprit, de leur essence. Il aime penser constamment à l’idée la plus parfaite. Il goûte la béatitude en éduquant. D’où

189 E 4, App. Chap. 9. 190 E 4P18S.

nous pouvons réfuter Locke sur les motivations de l’esprit humain à connaître le monde. Ce n’est pas par l’expérience et l’envie qu’est mû Spinoza, c’est par une joie de comprendre dont il ne se lasse pas.

L’esprit, en tant qu’il fait usage de la raison (ratiocinatur) ne désire rien d’autre que comprendre, et ne juge qu’autre chose lui soit plus utile que de comprendre (selon la proposition précédente). Or l’esprit (selon les

propositions 41 et 43, partie II, voir aussi le scolie de la seconde) n’a de

certitude des choses qu’en tant qu’il a des idées adéquates, autrement dit (selon ce qui, selon le scolie 2 de la proposition 40, partie II, est la même chose) en tant qu’il fait usage de la raison. Donc nous ne savons avec certitude rien qui soit bon sinon ce qui conduit réellement à comprendre; et au contraire rien qui soit mauvais, sinon ce qui peut empêcher que nous comprenions192.

Dans sa lettre XXI à Blyenbergh, Spinoza lui confiait sa joie de pratiquer la philosophie. « Et l’exercice de mon pouvoir de comprendre, que je n’ai jamais trouvé en défaut, a fait de moi un homme heureux. J’en jouis en effet et je m’applique à travers la vie, non dans les tristesses et les lamentations, mais dans la tranquillité joyeuse et la gaité, ainsi qu’il convient à qui réalise en comprenant quelque progrès intérieur193. » C’est cette joie

qu’il veut partager avec les siens. Selon lui, la joie de la compréhension est le meilleur affect à imiter. La joie est au début, à la fin, pendant. Voilà qui confirme que Spinoza se percevait comme un homme joyeux de la joie de comprendre et généreux de la partager avec les autres hommes comme lui.

L’homme conduit par la raison s’efforcera donc (pour la même raison) de faire que tous en éprouvent de la joie et (selon la proposition 37, partie III) d’autant plus qu’il jouira davantage de ce bien.194.

Cet homme conduit par la raison s’est donné des règles de sobriété, une conduite de vie, un modèle d’action, un modèle de perfection. Dans le TRE nous voyons Spinoza esquisser ses grandes lignes sous forme de règles.

Avoir un langage au niveau du commun et faire tout ce qui ne nous empêche pas d’atteindre notre but. Car ainsi nous pouvons y gagner, pourvu que nous nous mettions, autant qu’il est possible, à sa portée. Ajoutez que de cette manière nous trouverons des oreilles bienveillantes pour entendre la vérité.

192 E 4P27D.

193 Lettre XXI, Spinoza à Blyenbergh, p. 1146. 194 E 4P18S.

Jouir des plaisirs dans la seule mesure convenable pour conserver la santé. Enfin, ne rechercher les biens et plaisirs éphémères que dans la mesure convenable pour entretenir vie et santé et pour nous conformer aux mœurs de la société qui ne s’opposent pas à notre but195.

Dans la préface et la quatrième partie de l’Éthique, Spinoza aborde plus précisément le modèle de l’homme libre. Ce modèle n’est pas un but mais une solution pour se guérir des affects passifs qui appartiennent à l’esclave. Sévérac nous dit : « Si c’est bien le cas, alors le concept du modèle de la nature humaine relève de la force d’âme, qui est une forme d’affectivité pouvant avoir la puissance de s’opposer aux affects qui nous rendent passifs196. » Spinoza ne prêche pas l’ascétisme ni ne rejette les plaisirs sensuels. Il

considère que le corps et l’esprit ont tous les deux besoin de joie et de nourritures variées pour réaliser leur détermination.

Car, plus le corps est apte à être affecté de diverses façons, et à affecter les corps extérieurs (externa) d’un plus grand nombre de façons, plus l’esprit est apte à penser (voir les propositions 38 et 39 de cette quatrième partie). (…). Car le corps humain est composé d’un très grand nombre de parties de nature différente, qui ont besoin d’une alimentation continuelle et variée, afin que le corps tout entier soit également apte à tout ce qui peut suivre de sa nature, et par conséquent que l’esprit soit lui aussi également apte à concevoir diverses choses197.

Nous pensons que la conception de l’éducateur chez Spinoza est en droite ligne avec son idée de l’éducateur du début du pacte social, c’est-à-dire, de l’homme utile aux autres en les éduquant à modérer leur désir et à augmenter la puissance de chacun à vivre selon la raison pour augmenter la puissance du groupe. Selon nous, Spinoza s’inscrit dans le prolongement des premiers éducateurs de la raison. Sauf que sa méthode est plus perfectionnée. Il prône la compréhension du désir et des affects selon la raison comme moyen de les modérer, non la domination de l’esprit sur le corps. Il affirme la puissance de l’homme et trouve immoral de l’humilier. Il met l’homme en garde contre la confusion de souverain bien ou il critique l’idée inadéquate de la liberté. Il lui propose une voie de perfectionnement intellectuel.

195 TRE, par. 17.

196 P.SÉVÉRAC, Le devenir actif chez Spinoza, op.cit., p. 318. 197 E 4 App. Chap. 27.

Celui qui veut gouverner ses affects (autant qu’il peut) et ses appétits selon le seul l’amour de la liberté s’efforcera, autant qu’il peut, de connaître les vertus et leurs causes, et de remplir son âme du contentement qui naît de leur connaissance vraie; et pas du tout de considérer les vices des hommes et de se réjouir d’une fausse apparence (falsa specie) de liberté. Et qui observera soigneusement cette règle (ce qui n’est pas difficile) et la mettra en pratique, est sûr de parvenir rapidement à diriger ses actions sous l’autorité de la Raison198.

Cet éducateur ne laisse aucun affect passif le ralentir ou le faire dévier de la voie de la raison. Lui-même ne porte jamais de jugement malveillant sur les autres. Lorsqu’il lui arrive de trouver des choses absurdes, il se souvient qu’il est dans l’univers comme un ver sans le sang. Il admet que son regard est limité à une petite partie de la réalité. Il se garde des affects passifs : la dépréciation de soi, la honte, la tristesse, comme de la maladie. D’ailleurs, il juge la tristesse contraire à la justice, à l’équité, à l’honnêteté, à la moralité et à la religion. Lui-même ne hait ni ne méprise personne. Il n’accable pas l’homme de son impuissance. Il ne se laisse pas duper par l’illusion de la liberté. Il tient la force d’âme, qu’il divise en générosité et en fermeté, pour la première des choses. Il agit en homme libre. Son ambition s’est transformée en humanité. Il ne voit pas comme un vice que l’homme soit mené par la concupiscence, l’envie, le désir de vengeance. Il parle du désir et des affects comme s’il parlait de figures géométriques ou de phénomènes météorologiques.

Car celui qui désire aider les autres par son conseil ou dans l’action, afin de jouir ensemble du souverain bien, s’appliquera avant tout à gagner leur amour, et non à se faire admirer pour qu’une doctrine porte son nom, ni, de façon générale, à leur offrir aucune cause d’envie. D’autre part, dans les conversations, il évitera de rappeler les vices des hommes et aura le souci de ne parler qu’avec ménagement de l’impuissance humaine, mais amplement de la vertu ou de la puissance de l’homme; il dira par quelle voie elle peut se parfaire : de façon que les hommes, non par crainte ou par aversion, mais poussés par le seul affect de joie, s’efforcent, autant qu’ils ont de puissance en eux, de vivre selon le précepte de la Raison199.

C’est un docteur qui a les qualités du chercheur scientifique. « Il faut toutefois le plus souvent pour établir une vérité par les seules notions de l’intellect, un long enchaînement de perceptions et en outre, une extrême prudence, un esprit clairvoyant, et une très grande

198 E 5P10S.

possession de soi, toutes des qualités qui se trouvent rarement chez les hommes200. » Il est

justifié d’être appelé un docteur car il veut guérir la passivité de l’esprit, réunir tous les remèdes naturels pour s’en prémunir.

En résumé, l’éducateur, selon Spinoza, est un homme conduit par la raison qui a trouvé une joie éternelle dans la compréhension intellectuelle et veut partager cette joie de la compréhension avec les autres. Il a satisfait le désir suprême de son esprit de comprendre sa propre essence en éduquant les autres hommes à la véritable puissance et béatitude à laquelle l’esprit humain peut prétendre. Il conçoit la participation du corps à la connaissance des vérités éternelles. Il tient la joie de comprendre comme étant un affect actif parce qu’il préside au passage de l’esprit à une plus grande perfection. Il est en continuité avec les premiers éducateurs car lui aussi éduque l’homme à modérer son désir, à perfectionner sa raison, à contribuer à la puissance de l’ensemble. Il est un docteur pouvant expliquer la rationalité des remèdes naturels pour guérir la passivité de l’esprit de façon autonome. C’est un homme assez prudent pour éviter les joies passives telles que l’orgueil, l’admiration, l’imitation, l’ambition, l’espoir.