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Définitions dans le Traité Théologico-Politique

CHAPITRE 2 L'OBJET D'ÉDUCATION Le conatus de l'Éthique

2.3 Définitions dans le Traité Théologico-Politique

Chantal Jaquet nous fait remarquer que dans le TTP, les affects ne sont abordés que dans l’introduction. Elle souligne que « la raison et les affects restent dans une relation d’extériorité124 ». Par ailleurs, il est facile de voir que le conatus, en tant que droit de

nature, a été la cause de la formation des peuples, tandis que la nécessité de modérer son désir joint à la difficulté d’y parvenir a donné naissance à la fonction d’éducateur. Par conséquent, l’éducation à la modération du désir a été le début du perfectionnement de l’esprit humain et des institutions que sont la politique et l’éducation.

Dans le TTP, Spinoza utilise un vocabulaire plus près de la politique. Ici il conçoit le

conatus comme étant la souveraine puissance de Dieu, le droit souverain de la Nature,

lequel est la somme de chaque infime partielle de puissance que détient chaque être vivant, parcelle qui est, au niveau de l’être singulier, son droit d’agir selon sa nature pour conserver son être. Par conséquent, le conatus peut être compris comme étant la propriété commune à Dieu et à l’homme, pour expliquer la puissance de l’homme à persévérer dans l’existence et à agir selon sa nature.

Mais la puissance universelle de la Nature entière n’étant rien en dehors de tous les individus pris ensemble, il suit de là que chaque individu a un droit souverain sur tout ce qui est en son pouvoir (…). Et la loi suprême de la Nature étant que chaque chose s’efforce de persévérer dans son état, autant qu’il est en elle, et cela sans tenir aucun compte d’aucune chose mais seulement d’elle- même, il suit que chaque individu a un droit souverain de persévérer dans son état, c’est-à-dire (comme je l’ai dit) d’exister et de se comporter comme il est naturellement déterminé à le faire125.

Il n’y a pas de différence, dans le TTP, entre le droit naturel, la convoitise, le désir, l’appétit, l’impulsion.

124 JAQUET, op.cit., p. 62. 125 TTP, chap. 16, p. 262.

L’appétit est défini comme étant une « impulsion126 » vers un objet extérieur, une

puissance brute sans rapport avec la raison. « Le Droit Naturel de chaque homme se définit donc non par la saine Raison, mais par le désir et la puissance127. » Or, ce droit naturel, s’il

autorise chacun à suivre ses pulsions, rend sa vie précaire et solitaire : « en vertu de ses lois (de l’Appétit), chacun est entraîné en un sens différent128 ». Les hommes ont donc dû

trouver une solution pour éviter que l’exercice de leur droit de nature ne mette leur vie en danger ou les expose à des conflits interminables. Cette solution fut le pacte social, ce qui impliquait de constituer une puissance de solidarité, où chacun s’engage à suivre les lois civiles, c’est-à-dire, à réfréner ses pulsions, à tolérer son prochain, à s’accorder et s’entraider, bref, à ne pas faire aux autres ce qu’ils ne voulaient pas qu’il leur fût fait. En échange, l’État leur fournirait la sécurité et une éducation à vivre selon la raison. Ainsi, les hommes ont reconnu que ce n’était pas bon pour eux que chacun se laisse mener par son

conatus et que tous soient entraînés en différents sens. Ils se sont mis d’accord sur la

nécessité de modérer chacun son conatus, de renoncer à son bien personnel pour augmenter sa puissance à jouir du bien commun. Ce faisant, la puissance du conatus a été transférée à l’esprit qui s’est perfectionné au point de pouvoir opérer la relation de la cause aux effets et réaliser les avantages, pour augmenter sa puissance d’affirmer l’existence de son corps, de comprendre les choses selon la raison.

En effet, selon Spinoza, ce n’est pas pour constituer une plus grande force brute que les hommes ont uni leur conatus, mais pour constituer une plus grande force rationnelle. Aussi, il considère qu’éduquer les citoyens à vivre selon la raison est une obligation d’État : « la fin de la démocratie (qui) n’est rien d’autre, comme nous l’avons montré, que de soustraire les hommes à la domination absurde de l’Appétit et de les maintenir, autant qu’il est possible, dans les limites de la Raison, pour qu’ils vivent dans la concorde ou la paix, ôté ce fondement, tout l’édifice s’écroule129. » D’où l’on peut voir que Spinoza, comme les

premiers éducateurs, voit la nécessité de modérer le conatus pour le bien de tous les hommes, et qu’il est affecté du désir d’éduquer les autres hommes à parfaire leur raison. L’éducateur est autant concerné par la sauvegarde du pacte social ou que le

126 Ibid. 127 Ibid. 128 Ibid., p. 264.

perfectionnement intellectuel des citoyens. Voilà que la brute ou l’homme tribal devait accepter de retenir son effort impulsif pour un bien commun. L’homme tribal devait intégrer que son acte impulsif pouvait être nuisible pour lui et sa famille sur des générations. Il devait apprendre à se situer dans la durée, à être dans une plus grande société, à enchaîner les relations de cause à effets. Il était impératif pour lui d’apprendre à contrôler ses pulsions et à prévoir les conséquences dramatiques qui suivent d’un laisser- aller. Nous pensons donc que l’homme était placé devant une tâche intellectuelle très grande, aussi nécessaire que difficile. Ce qui nous conduit à déduire que l’éducation et l’éducateur ont pour rôle d’accorder ces deux propriétés de la réalité (la nécessité de modérer la pulsion jointe à la difficulté d’y parvenir) en faisant progresser la compréhension des choses. Mais comment l’éducateur allait-il pouvoir aider un autre homme ou une brute à renoncer à son impulsion, à modérer ses appétits, de s’accorder avec les autres et à participer à la force de l’État en le défendant au prix de sa vie? L’éducation, à ce moment-là, a consisté à expliquer et à appliquer cette loi naturelle : « à savoir que nul affect ne peut être contrarié que par un affect plus fort et opposé à l’affect à contrarier, et que chacun s’abstient de faire du mal de crainte d’un mal plus grand130 ». Cette loi, encore

imparfaitement comprise car elle consistait à obtenir l’homme par la crainte et non par la joie, est donc devenue le fondement pédagogique de l’État et de toutes les institutions sociales que sont la théologie, la justice, la politique, le droit et l’éducation.

Par cette loi donc, la Société pourra se rendre ferme (firmari), pourvu qu’elle revendique pour elle-même le droit que chacun a de se venger et de juger du bon et du mauvais, et qu’elle ait par conséquent le pouvoir de prescrire une règle de vie commune (communem vivendi rationem), de faire des lois et de les affermir, non par la Raison qui ne peut réprimer les affects (selon le scolie de

la proposition 17), mais par des menaces131.

Ainsi, l’obéissance à la modération du désir par la crainte a été le premier objet (objectif) d’éducation des pasteurs, la première loi enseignée d’un homme à un autre pour le conduire à organiser sa pensée selon l’ordre de la cause aux effets.

D’ailleurs l’histoire de la Genèse illustre bien la « pédagogie » de la crainte des conséquences qu’elle a inspirée pour éduquer l’homme à modérer son appétit et à obéir à

130 E 4P37S2. 131 E 4P37S2.

l’autorité suprême. Spinoza aurait bien voulu réécrire cette histoire, ce qu’il ne peut s’empêcher de faire dans le TTP132, dans les deux premières lettres qu’il écrit à Blyenberg

et qui traitent du problème du mal133, et dans l’Éthique134. Il tient à dire que ce n’était pas le

désir de manger une pomme qui a été la cause de la chute d’Adam, c’est la faiblesse de son esprit rempli de superstitions, faiblesse qui aurait pu être la nôtre. Cette faiblesse l’avait conduit à interpréter une idée confuse comme étant une interdiction de Dieu à satisfaire son appétit avec la menace de la perte de la jouissance de vivre s’il désobéissait. Selon Spinoza, Dieu avait simplement voulu avertir Adam qu’il valait mieux être prudent et ne pas manger les fruits d’un arbre qu’il ne connaissait pas.

En conclusion, dans le TTP, Spinoza conçoit le conatus sous l’angle du droit de nature de l’homme, le désir impulsif auquel l’homme doit renoncer pour profiter des avantages du pacte social et accéder au statut de citoyen. En effet, au cours des siècles, l’homme a fini par se rendre compte que son désir impulsif rendait sa vie précaire. Il a compris qu’il était dans son intérêt d’y renoncer et de s’accorder avec les autres hommes pour se donner de meilleures conditions (plus sécuritaires) de persévérer dans l’existence. Cette nécessité de faire un effort pour modérer son conatus ou son impulsivité a donc joué un grand rôle dans l’évolution de la civilisation ou dans le perfectionnement de la raison. Elle a permis le pacte social et a donné naissance à la fonction de l’éducateur. L’éducation a d’abord consisté à rappeler à l’homme la loi de la nature qui dit qu’il faut s’abstenir de faire le mal pour ne pas subir un mal plus grand. L’histoire de la Genèse illustre que la première pédagogie impliquant la nécessité de la modération des désirs a été une pédagogie de la menace de l’exclusion. Le blâme et l’opprobre attendaient l’homme qui se laissait aller à satisfaire son appétit ou désobéissait à la loi. Au contraire, les plus grands honneurs attendaient l’homme obéissant aux lois civiles. Le TTP souligne l’impact créatif du conatus dans la vie des hommes et dans la formation des peuples, car c’est lui inspira le pacte social et la fonction d’éducateur pour aider les hommes à renoncer à quelque chose d’eux-mêmes (leur impulsion brute) et comprendre leur intérêt pour l’augmentation de leur propre puissance à obéir aux lois et à contribuer au bien commun.

132 TTP, chap. 4, p. 91.

133 Lettre XIX et lettre XXI, Spinoza à Blyenbergh, p. 1121 et p. 1141. 134 E 4P68S.