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L’hypothèse de Deleuze concernant l’inachèvement du TRE

CHAPITRE 1 L’IDÉE FONDATRICE DE SA CONCEPTION ORIGINALE DE

1.1 L’hypothèse de Deleuze concernant l’inachèvement du TRE

Plusieurs raisons ont été invoquées par les commentateurs (Alquié, Appuhn, Deleuze) pour expliquer l’inachèvement du TRE car il était clair que Spinoza tenait, avec la méthode réflexive ou la méditation de l’idée vraie innée, une façon très acceptable d’exercer l’esprit à enchaîner les idées selon l’ordre du bon raisonnement. « Spinoza s’arrête avant même d’avoir achevé l’analyse qu’il a reconnu indispensable et qui n’était que le premier moment de la recherche entreprise32. » Nous rappellerons ici l’hypothèse de Deleuze et la

commenterons. Deleuze nous donnera l’occasion de préciser l’originalité des notions communes chez Spinoza, sa fonction pédagogique dans l’Éthique, son origine, son rapport avec l’idée de Dieu.

Deleuze pensait que l’inachèvement du TRE était dû à la découverte des notions communes, découverte qu’il situait vers les derniers paragraphes. « Nous supposons qu’il n’eut le pressentiment des notions communes qu’en avançant dans la rédaction du Traité de

la réforme33 ». Il s’accorde avec Alquié pour reconnaître l’importance des notions

communes dans la philosophie de Spinoza. « L’introduction des notions communes dans l’Éthique marque un moment décisif dans le spinozisme34». Selon Deleuze, en découvrant

les notions communes, Spinoza a compris que l’esprit humain percevait les propriétés des choses avant de percevoir les essences. Sa compréhension nouvelle de la façon de connaître de l’esprit aurait alors placé Spinoza devant la nécessité de corriger sa théorie des modes de connaissance. « D’où, les choses fixes et éternelles faisant fonction d’universaux ne trouvaient de place qu’au niveau du mode ou du genre suprême35. » Spinoza ne pouvait

plus réserver la perception des vérités éternelles uniquement pour le mode supérieur car il

32 C. APPUHN, Notice du TRE, GF Flammarion, Paris, 2006, (première édition 1964), p. 171. 33 G. DELEUZE, Spinoza et le problème de l’expression, Paris, éditions de Minuit, 1968. p. 273. 34 Ibid., p. 272.

découvrait que l’esprit humain n’a pas besoin d’être parvenu à sa pleine puissance pour appréhender les vérités éternelles. Avant de concevoir les essences, l’esprit peut concevoir les propriétés éternelles des choses et admettre les lois de la nature; « les notions communes (qui) nous font connaître l’ordre positif de la nature, l’ordre des rapports constitutifs ou caractéristiques sous lesquels les corps conviennent et s’opposent36 ». Spinoza se devait

alors de remplacer le mode de connaissance intermédiaire, l’idée de la croyance droite, par l’idée de la raison définie en tant que nous possédons des idées adéquates communes à tous les hommes concernant les lois éternelles des parties du corps. Ce qu’il fera dans l’Éthique. « La raison consiste en ce que nous avons des notions communes et des idées adéquates des propriétés des choses37. » Ainsi, selon Deleuze, Spinoza a préféré laisser le TRE inachevé

au lieu de revenir sur la théorie de la connaissance déjà écrite et corriger sa théorie des genres de connaissance dans l’Éthique. « Cette hypothèse explique en partie pourquoi Spinoza renonce à terminer le Traité de la réforme, précisément quand il arrive à l’exposé de ce qu’il appelle lui-même une propriété commune38. »

Nous allons maintenant reprendre les termes de l’hypothèse de Deleuze : la découverte des notions communes est la cause de l’inachèvement du TRE pour la réfuter et pour approfondir la conception des notions communes que nous inspire Spinoza. Pour ce faire, nous questionneront la possibilité, pour Spinoza, d’avoir découvert les notions communes à la fin du TRE.

1.1.1 Réfutation de l’hypothèse de Deleuze

Comment Deleuze peut-il dire que Spinoza a découvert les notions communes à la fin du TRE alors qu’elles ont été découvertes par Euclide39?

36 Ibid., p. 270.

37 E 2P40S2, « Enfin, de ce que nous avons des notions communes et des idées adéquates des propriétés des

choses (voir le corollaire de la proposition 38, de la proposition 39 avec son corollaire et la proposition 40). Et cette façon de connaître, je l’appellerai : Raison et connaissance du second genre. »

38G. DELEUZE, Ibid., p. 270.

39 Jean LACROIX, Spinoza et le problème du salut, Paris, PUF, 1970. « L’expression notions communes est

empruntée à Euclide chez qui elle désigne les axiomes ou principes rationnels. Spinoza transpose cette conception. Ainsi, penser les corps dans ce qu’ils ont de commun ce ne sera pas les penser dans un caractère général qui en serait abstrait, mais dans un « commun » qui est donné avant eux, qui leur préexiste, qui est leur essence géométrique. On ne trouve pas les notions communes en considérant les ressemblances ou les différences entre les corps, mais leur structure, à savoir l’étendue, le mouvement et le repos. Et c’est parce

Dans sa préface du livre de Spinoza Les Principes de la Philosophie de Descartes40,

Louis Meyer parle des notions communes pour présenter la méthode géométrique d’exposition des idées utilisée dans ce livre. D’après lui, la supériorité de la démonstration des vérités par les notions communes était l’opinion unanime de tous ceux qui veulent s’élever au-dessus du vulgaire. « Et les postulats et les axiomes, c’est-à-dire, les notions communes de l’esprit, sont des propositions si claires, si évidentes, que tous ceux qui ont simplement compris correctement les mots ne peuvent que donner leur assentiment41. » Les

notions communes étant une découverte d’Euclide et les philosophes de ce temps-là étant unanimes à voir son utilité pour démontrer des vérités, en quoi pourraient-elles être dites une découverte de Spinoza? De même, dans le TTP, parlant du mandat d’enseignement universel que fut celui du Christ, Spinoza souligne « qu’il ne suffisait pas qu’il eût une âme aux opinions des Juifs seulement; elle devait l’être aux opinions communes à tout le genre humain et aux enseignements universels, c’est-à-dire en rapport avec les notions communes et les idées vraies42. » Dans le Court Traité à ses amis, même s’il n’est pas fait mention des

notions communes aux hommes, il est clair, ne serait-ce que par le titre de chacune des parties, De Dieu et De l’Homme, que Spinoza traite de notions communes.

Aussi, il s’en faut de beaucoup pour que nous admettions que Spinoza ait découvert les notions communes à la fin du TRE. Tout au plus, pouvons-nous accorder que Spinoza a découvert que les idées des affections du corps en acte étaient des notions communes. Ainsi, dans l’Éthique, nous pouvons accorder que Spinoza expose une définition très originale des notions communes. « Il s’ensuit qu’il y a certaines idées, ou des notions communes à tous les hommes; car (selon le lemme 2), tous les corps ont en commun certaines choses, qui (selon la proposition précédente) doivent être perçues par tous de façon adéquate, autrement dit, de façon claire et adéquate43. »

Nous pensons que la découverte de Spinoza a été d’appliquer les notions communes au corps humain et non aux mathématiques comme Euclide. Le corps humain, ses actions et

que le raisonnement les applique à chaque cas qu’elle permet seule de connaître exactement les vraies ressemblances et différences. » p. 43.

40 Louis MEYER, Préface des Principes de la philosophie de Descartes, dans Œuvres Complètes, traduit par

Roger Caillois, Gallimard, mai 2002, premier dépôt légal, 1955.

41 Ibid., p. 147.

42 TTP, chap. 4, p. 92. 43 E 2 P36C.

ses affects considérés comme des figures géométriques : lignes, plans, figures, réhabilitaient l’homme, son corps et son désir dans l’ordre de la nature, lequel est le même pour tous les corps qui ont des parties semblables. Il a ainsi porté un regard neuf et dépassionné sur le corps, le désir et les affects, les idées des affections du corps en acte. Ce qui était nécessaire car le corps était un sujet qui avait subi le mépris des hommes dans le passé44. En concevant les idées des affections du corps comme des notions communes,

Spinoza nous préparait à concevoir le corps sous le regard de l’éternité, c’est-à-dire, le corps en tant qu’on peut le concevoir suivant une logique universelle et en accord avec tous les corps. Ce qui était une nouveauté. « Ajoutez que les principes de la raison sont (suivant

la proposition 38) des notions qui expliquent ce qui est commun à toutes les choses, et qui (selon la proposition 37) n’explique l’essence d’aucune chose singulière, et qui, par

conséquent doivent être conçues sans aucune relation au temps, mais sous une certaine espèce d’éternité.45 » Aucun philosophe avant lui n’avait admis que les actions, les appétits

du corps et les idées des affections du corps suivent des lois de la nature immanentes à l’esprit qui sont communes à tous les corps humains, et que c’est grâce à ces lois que les hommes peuvent s’accorder, s’entraider, partager entre eux des connaissances utiles au progrès de tous et de chacun.

Sans doute n’a-t-il pas manqué d’hommes éminents (et nous avouons devoir beaucoup à leur labeur, à leur ingéniosité) pour écrire sur la droite conduite de la vie beaucoup de choses excellentes et pour donner aux mortels de sages conseils : mais la nature des affects, leur force impulsive et, à l’inverse, le pouvoir modérateur de l’esprit sur eux, personne, à ma connaissance, ne les a déterminés46.

Cependant, même en supposant que Deleuze a voulu dire que la découverte de Spinoza a été d’appliquer les notions communes au corps humain, à ses actions et à ses affects , nous ne pouvons pas accorder à Deleuze que cette découverte ait eu lieu à la fin du

TRE. En effet, nous pensons que cette découverte est le résultat d’un certain enchaînement

d’idées qui n’est pas celui de la fin du TRE.

44 E 3, préface, « Sans doute leur paraîtra-t-il extraordinaire que j’entreprenne de traiter des vices et de la

futilité des hommes selon la méthode géométrique, que je veuille démontrer par un raisonnement rigoureux (certa) ce qu’il proclame sans cesse contraire (repugnare) à la Raison, cela même qu’ils disent vain, absurde et horrifique. »

45 E 2 P44D. 46 E 3, préface.

D’après nous la découverte des notions communes appliquées au corps humain, à ses actions et à ses affects exigeait, au préalable, que Spinoza ait défini l’essence de l’esprit comme étant l’idée du corps et démontré que les idées des affections du corps sont en Dieu47. Or, à la fin du TRE, Spinoza en est à l’étape de la recherche de l’essence de la

pensée dont il ne sait pas encore qu’elle est l’idée du corps selon le regard de l’éternité. Il cherche la propriété commune aux propriétés de l’entendement qu’il vient d’énumérer et il ne pense à rien de moins qu’à son corps et aux idées des affections de son corps.

Le but est d’avoir des idées claires et distinctes, c’est-à-dire des idées qui viennent de la pensée pure et non des mouvements fortuits du corps. Puis pour ramener toutes ces idées à une seule, nous essayerons de les enchaîner entre elles et de les ordonner de façon à ce que notre esprit –autant qu’il est possible –reproduise objectivement l’ordre de la nature dans sa totalité et dans ses parties48.

Nous réfutons donc l’hypothèse de Deleuze parce que, selon nous, à la fin du TRE Spinoza enchaînait ses idées d’une autre manière que celle requise à la découverte des notions communes appliquées au corps. Il pratiquait la méthode réflexive qui consistait en la méditation de l’idée vraie innée de l’entendement, l’idée antérieure à tous les autres modes de penser49, c’est-à-dire, une idée si pure que les affects du corps la touchent à

peine. La pratique de cette méthode ne le disposait pas à penser aux notions communes. Il n’avait pas encore conçu les idées des affections du corps en acte, ni les idées adéquates, ni et tout ce qu’elles impliquent, c’est-à-dire, l’union du corps et de l’esprit dans la connaissance et la connaissance immanente de Dieu.

Bref, Spinoza n’a pas pu trouver les notions communes à tous les corps humain à la fin du TRE car ce n’est pas du tout ce qu’il cherchait.

Conclusion générale

Nous avons cherché à réfuter l’hypothèse de Deleuze pour qui la cause de l’inachèvement du TRE est la découverte, par Spinoza, des notions communes et son refus

47 E 2P13S. 48TRE, par. 91.

49 TRE, par. 109, « Je ne m’arrête pas aux autres modes de penser : amour, joie, etc. Ils ne concernent pas

notre dessein et on ne peut les concevoir sans percevoir l’entendement. Car si on supprime la perception, on les supprime par là même. »

de revenir sur sa théorie de la connaissance déjà écrite. Selon nous, Deleuze a fait au moins deux erreurs. La première est de ne pas avoir arrimé son hypothèse avec l’enchaînement des idées à la fin du TRE. La deuxième est de ne pas avoir précisé que la découverte des notions communes chez Spinoza s’appliquait au corps, à ses actions, à ses affects.

De notre côté nous avons précisé que la découverte de Spinoza a été d’appliquer les notions communes au corps humain, à ses actions, à ses affects. D’où nous avons rappelé que Spinoza avait si peu le corps à l’esprit dans les derniers paragraphes du TRE que cette découverte n’a pas pu avoir lieu à la fin du TRE, l’enchaînement de ses idées ne s’y prêtant pas. Selon nous, Spinoza était tellement concentré à identifier la propriété commune à toutes les propriétés de l’entendement qui venait d’énumérer qu’il ne pensait pas du tout à ce que les corps ont en commun. Il n’avait pas encore conçu les idées des affections du corps.

Nous affirmons donc que la raison de l’inachèvement du TRE n’a pas été la découverte des notions communes, ni la décision de ne pas réécrire sa théorie des genres de connaissance. Et nous allons développer notre propre hypothèse de l’inachèvement du TRE dans la prochaine sous-partie.