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Un premier pas vers le dualisme épistémique

61. Si sa fidélité à la doctrine naturaliste a pu inciter Strawson à inscrire ses réflexions sous le titre de l’ontologie et à « voler aussi haut [qu’il le pût] au- dessus des questions épistémologiques reconnues » (PD, p. 250), il faut dire à sa

décharge que sa réponse à ses commentateurs trace pour nous la voie longue qui aboutira effectivement au dualisme épistémique. Mais ce sera encore aux lecteurs, à la fin, de tirer cette conclusion, en examinant attentivement les lieux où on les aura conduits.

62. Strawson intitule cette réponse (je traduis) : « Le panpsychisme ? Réponses aux commentateurs avec une célébration de Descartes » (PD, p. 184-280).

Mais il y développe peut-être moins une célébration de Descartes, qu’il traite cependant avec tous les respects, que de Spinoza, lequel prend, sur la question de la dualité, le contre-pied de la position cartésienne (PD, p. 239). Or, suivre

Spinoza, c’est, en toute apparence, suivre un trajet qui nous permettrait de passer d’une métaphysique faisant valoir un dualisme ontologique à une métaphysique faisant valoir au contraire un certain dualisme épistémique.

63. En effet, Spinoza avance une métaphysique dans laquelle l’esprit et la matière seraient conçus comme deux attributs de l’être réel, conférant par là une portée ontologique à son discours. Cependant, la vision de Spinoza, du moins tel que Strawson la comprend, transforme notre compréhension de la séparation entre l’esprit et la matière pour en faire essentiellement une séparation épistémique et non ontologique. L’esprit et la matière ne correspondraient plus qu’à « ‘deux expressions différentes — certes, incommensurables et indépendantes l’une par rapport à l’autre — d’une réalité une.’ »156.

64. Strawson préfère déjà cette solution, parce que la dualité des attributs de Spinoza n’est pas une dualité de modes d’apparition « d’un phénomène autre et fondamental qui ne serait en soi ni pensée, ni étendue » (PD, p. 240). Sa position

ne serait pas que la réalité ne serait ni pensée, ni étendue, mais bien qu’elle est l’une et l’autre, que l’une et l’autre existent effectivement et sont la même chose

(PD, p. 240). Nous voyons par là que c’est encore la thèse de l’identité (du mental et

du physique), et donc le monisme ontologique, qui intéresse Strawson : « Je suis autant un théoricien de l’identité que Smart — en fait, je dirais même plus encore —, mais une théorie de l’identité, c’est une théorie de l’identité » (PD, p. 267).

C’est que, Smart, porteur emblématique contemporain de la théorie de l’identité, ne s’était pas nettement distancé d’une conception du physique comme base du mental, même après avoir affirmé l’identité du mental et du physique. Il écrivait, par exemple, que « les événements dont font état les énoncés concernant les

156 Strawson citant S. Nadler, Spinoza’s Ethics : an Introduction, Cambridge, Cambridge University Press, 2006, p. 144 (PD, p. 240).

sensations sont en réalité des événements dans le cerveau. »157 C’est cette

incohérence que lui reproche ici Strawson.

65. Cette égalité de statut que Spinoza semble établir entre le mental et le physique ne peut pas cependant satisfaire Strawson. Car, s’il y avait une égalité ontologique entre ces deux attributs, on se retrouverait avec une dualité cartésienne, et cela serait encore moins acceptable. Strawson n’est pas si explicite. Il ne refuse pas ouvertement cette possibilité. Ce choix semble plus politique que philosophique : « Je crois que c’est ce que plusieurs personnes veulent, quoiqu’elles le nieraient probablement, parce que c’est la seule option qui reste, en dehors du panpsychisme pur et de l’éliminationnisme radical. » (PD, p. 241) Strawson affirmera donc tout simplement que si les deux modes d’être de

Spinoza étaient également réels, cela « serait simplement une preuve de plus attestant les limites de la cognition humaine. » (PD, p. 242) Comment donc s’y

prendre pour arriver à une position qui admettrait une sorte de « dualité fondamentale » (PD, p. 234 sq.), tout en conservant le monisme ontologique essentiel

à une position naturaliste ?

66. La voie qu’il faudrait suivre alors, Strawson a déjà commencé à la tracer dans « Realistic Monism » quand, tranquillement, il mène ses lecteurs au moment où il leur faut larguer le concept de réalité physique, ce qu’il propose maintenant de nouveau, et avec plus de franchise. ‘Physique’ désigne d’abord tout ce qui existe (RM, p. 3) ; puis, suite au rejet de la thèse de l’émergence radicale, rien de ce

qui existe ne pourrait être dit strictement physique sans être expérientiel ; finalement, le mot ‘physique’ ne désigne plus que les apparences, que des propriétés relationnelles (PD, p. 261), lesquelles ne seraient pas de véritables

propriétés. Dans « Realistic Monism », il précise déjà en effet :

Il nous faut reconnaître pleinement que le ‘dualisme des propriétés’, appliqué aux propriétés non relationnelles et intrinsèques, est strictement incohérent (ou seulement une manière de dire qu’il y a deux sortes de propriétés très différentes l’une de l’autre), dans la

157 « [P]rocesses reported in sensation statements are in fact processes in the brain. », « Sensations and Brain Processes », J.J.C. Smart, op. cit. (supra, n. 93, p. 51), p. 146 ; je souligne.

mesure où l’on prétend énoncer par là quelque chose d’authentiquement distinct du dualisme de la substance, car il n’y a rien de plus à l’existence d’une chose que ses propriétés non relationnelles et intrinsèques (RM, p. 28).

Le monisme de Strawson serait donc un monisme du mental. Mais il se garde bien de tout rapprochement avec toute forme d’idéalisme. Étant bon naturaliste, l’idéalisme est trop marqué pour lui d’irréalisme (PD, p. 243). Strawson est

empiriste. Il se contente donc d’affirmer que le réel existe, mais qu’il n’y aurait que par la voie de l’expérientiel que nous y aurions accès.

67. La thèse strawsonienne, telle qu’elle se présente maintenant, ne nous inciterait-elle pas à repousser le monisme ontologique à l’arrière-plan, laissant en pleine vue le « dualisme fondamental » qu’est le dualisme épistémique opposant le réel aux apparences ? Ce n’est point là pourtant le trajet que Strawson semble tracer et, à ce stade, c’est encore le souci ontologique qui constitue la trame de la quête strawsonienne. On le voit dans les remarques qui suivent concernant le rapprochement entre l’esprit et l’énergie.