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98. Il serait injuste de se tourner maintenant vers la théorie du double aspect sans au moins un geste de reconnaissance envers le panpsychisme. Car ce sont surtout les panpsychistes qui ont mis cette théorie en valeur. Littéralement, ‘panpsychisme’ signifie « il y a du psychique partout », donc dans tous les éléments de la matière. C’est la thèse du pan-psychisme. On peut en suivre la trace jusqu’à une époque reculée53. Skrbina croit l’apercevoir explicitement dans

cette citation présocratique : « ‘Tout comme notre âme [...] étant de l’air, assure notre unité et le contrôle sur nous-mêmes, de même [le pneuma] rassemble le monde entier’ »54. Itay Shani prétendait récemment — avec raison, semble-t-il —

que l’intérêt renouvelé pour les questions portant sur le « problème dur »55 que

pose le fait de la conscience a contribué à redonner vie à cette thèse56. Celle-ci

connaîtrait une remontée constante, et on admettrait de plus en plus « sa capacité à mettre sérieusement au défi l’orthodoxie physicaliste contemporaine »57.

99. La version générale du panpsychisme ne nous permet pas de le distinguer d’un dualisme ontologique opposant, par exemple, l’âme animante et la matière animée. Au contraire, la version du panpsychisme qui nous intéresse est une

53 David Skrbina en dépeint une noble généalogie dans « Panpsychism as an Underlying Theme in Western Philosophy » (Journal of Consciousness Studies, vol. 10 [2003], no 3, p. 4-46).

54 Je traduis Skrbina (ibid., p. 9) citant Aetius I, 3, 4, in G. Kirk et al., The Presocratic

Philosophers, Cambridge, Cambridge University Press, 1983, p. 158-159.

55 Voir plus bas, chap. 3, p. 140.

56 « Mind Stuffed with Red Herrings: Why William James’ Critique of the Mind-Stuff Theory Does not Substantiate a Combination Problem for Panpsychism », Acta

Analytica, vol. 25 (2010), p. 413-434. W. James

thèse métaphysique suivant laquelle le dualisme opposant l’esprit et la matière serait un aspect inhérent à toute forme d’expérience vécue, étant occasionné par la différence opposant l’être vu à l’être vécu et, donc, le réel à son image58.

L’écart apparemment insondable qui s’impose entre l’esprit et la matière serait le résultat de cet écart incontournable qu’il faudrait prévoir entre toute représentation d’une chose et l’être en soi de cette chose.

100. Le panpsychisme se rend à cette conclusion en passant par quatre étapes. La théorie du double aspect suit le même parcours, mais s’arrête à la troisième de ces étapes. Penser des objets, des choses réelles hors de nous, implique qu’il existe, hors de nous, des choses réelles qui demeurent entièrement indépendantes de notre pensée, qu’on pourra nommer alors ‘choses en soi’, ou ‘noumènes’59. C’est là un premier constat et une première étape du

raisonnement qui conduit au panpsychisme60.

101. La deuxième étape du raisonnement consiste à considérer l’écart qui doit nécessairement exister entre l’ordre nouménal et celui des apparences61. L’image

ne pourrait être, par définition, que superficielle. Elle serait plus un index qu’une reproduction du réel62. L’étendue et le temps, avec les catégories de

l’esprit, constitueraient une boîte à outils d’une utilité indéniable, mais servant, non pas à reproduire fidèlement le réel, mais à créer et à calquer sur ce réel des repères, ce réel restant en lui-même insaisissable. Il pourrait donc se trouver, et il devrait même très certainement y avoir un écart incommensurable, à vrai dire formidable, entre l’image et le réel, et donc entre l’apparence phénoménale et la réalité que cette apparence est censée représenter. Cette deuxième étape permet

58 Timothy Sprigge, « Panpsychism », in Routledge Encyclopedia of Philosophy, Londres, Routledge, vol. 7, 1998, p. 196.

59 La présente étude fait délibérément abstraction de toute nuance de sens qu’on pourrait à bon droit introduire entre les concepts de noumène et de chose en soi (Maria Hotes, « Analogie et chose en soi chez Kant », conférence, Université Bishop, Congrès annuel de la Société de philosophie du Québec, 11 mai 2011). Voir l’article « Noumène » dans le lexique en fin de volume in Florence Khodoss, Kant, La raison

pure, textes choisis, Paris, Puf, 1954/1990, p. 224-227.

60 Clark Butler, « The Mind-Body Problem: A Nonmaterialistic Identity Thesis »,

Idealistic Studies, vol. 2 (1972), no 3, p. 240. 61 Idem.

d’introduire une importante distinction en opposant les propriétés extrinsèques et les propriétés intrinsèques. Les premières se constituent strictement de concepts relationnels ne décrivant que « des interactions », donc des relations « entre des éléments substantiellement indépendants. »63 L’image des choses

serait donc condamnée, en quelque sorte, explique par exemple Butler, à rester « ‘silencieuse’ à propos des propriétés internes des réalités substantielles elles- mêmes. »64 Cependant, comme le dit encore le même auteur, « les ‘choses en

elles-mêmes’ doivent avoir des propriétés internes. »65

102. On ne peut surestimer l’importance de ce dernier point. Car, c’est en vertu de l’existence de ces propriétés internes et, surtout, de leur caractère essentiellement inanalysable que l’apparence « surnaturelle » et « immatérielle » de la conscience sera expliquée.

103. La troisième étape du raisonnement consiste en effet à associer le volet subjectif de l’expérience, la conscience, aux propriétés intrinsèques de l’être que nous sommes. Le panpsychisme associe donc la différence entre la conscience et le cerveau à cette différence qu’il postule entre toute réalité et son image, donc entre des propriétés intrinsèques et extrinsèques. C’est à cette étape que s’en tient la « théorie » du double aspect.

104. La thèse panpsychiste, pour sa part, avance un pas plus loin : ayant associé l’esprit au noumène « derrière » l’apparence physique de notre être propre, elle étend ce constat en posant du mental dans toute réalité physique apparente.

105. Quant à la théorie du double aspect, elle se contente d’affirmer, en conformité avec les trois premières étapes du raisonnement panpsychiste, que toute expérience se constitue nécessairement d’une dualité épistémique existentielle foncière. Cette dualité opposerait la connaissance immédiate de la conscience en tant que réalité nouménale à la connaissance médiate et

63 Ibid., p. 241 ; voir infra, chap. 1, p. 75-77 ; 94. 64 Butler, art. cité (supra, n. 60), p. 241.

intentionnelle que nous détenons de toute autre réalité. Le concept de conscience en tant que réalité nouménale sera clarifié sous peu (infra, p. 55). La

connaissance médiate, pour sa part, serait constituée des inférences que pourraient générer les facultés dites cognitives sur la base de l’expérience immédiate. Elle est celle que nous ne détiendrions qu’à travers les apparences sous lesquelles nous est livrée toute réalité autre que celle de la conscience.

106. Il est vrai que, une fois la théorie du double aspect bien comprise, il est difficile de ne pas suivre le raisonnement jusqu’à sa conclusion panpsychiste, surtout si on pense, avec G. Strawson (infra, chap. 1), que le psychisme des

particules « matérielles » n’a pas à ressembler au nôtre, tout comme on peut s’attendre par exemple à ce que l’expérience écholocative des chauves-souris ne ressemble en rien à ce que nous serions en mesure d’inférer. Les premiers qui avanceront la théorie du double aspect seront donc des panpsychistes66. Mais

c’est bien la seule théorie du double aspect qui présente un intérêt pour la présente réflexion, et non le panpsychisme. Par conséquent, nous passerons immédiatement à celle-ci, en la situant d’abord dans l’histoire de la philosophie, pour ensuite en considérer l’exposé que Raymond Ruyer nous en a laissé. Nous aurons à recroiser le panpsychisme cependant, car c’est une telle position que notre premier interlocuteur, Galen Strawson, a voulu faire sienne. Ce ne sera pas son panpsychisme, toutefois, qui nous attirera le plus chez lui.