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39. Nous serons en effet plus en mesure d’apprécier la portée de la position de McGinn lorsque nous aurons tenu compte des réponses qu’elle a pu susciter, en particulier celle de Sophie Allen178.

40. Allen éprouve de la difficulté à accepter l’idée d’une conscience inétendue et inexplicable en des termes propres aux sciences physiques179. La théorie de la

relativité l’aurait démontré, le temps ne serait pas indépendant de l’étendue180.

Selon elle, McGinn accentue trop « une disparité entre le phénomène, inétendu en apparence, de la conscience et certaines des entités postulées dans la théorie physique »181. Ainsi, Allen envisage-t-elle « un changement de paradigme

encadrant notre conception de l’étendue qui permettrait de rendre compte de la conscience. »182 Elle veut suggérer par là que l’inétendu de la conscience ne

serait qu’apparent et que, par suite, rien n’empêcherait en principe que la conscience puisse être l’objet d’une science empirique183. Elle tient, comme

McGinn, à considérer l’étendue comme une propriété du monde réel, et c’est pour cette raison qu’elle suggère qu’un rapprochement serait pensable entre les propriétés de certaines particules subatomiques et la « non-localisation » apparente, mais apparente seulement, de la conscience184.

41. Or, en quoi maintenant l’idée selon laquelle certaines entités sans localisation apparente ne seraient pas étrangères à une théorie physique viendrait-elle changer la donne par rapport à la nature hermétique que présente

178 Sophie R. Allen, « A Space Oddity: Colin McGinn on Consciousness and Space »,

Journal of Consciousness Studies, vol. 13 (2006), no 4, p. 61-82. Allen vise ici spécifiquement un article de McGinn dont la présente étude ne tient pas compte (« Consciousness and Space », Journal of Consciousness Studies, vol. 2 (1995), no 3, p. 220-230), mais sa critique est applicable à la position de McGinn qu’on retrouve dans CWS, cet article étant celui auquel nous portons ici notre attention.

179 Ibid., p. 63. 180 Ibid., p. 67-69. 181 Ibid., p. 78. 182 Idem. 183 Ibid., p. 80. 184 Ibid., p. 78.

le rapport psychophysique ? Allen est d’avis qu’il n’y aurait plus alors de raison de croire la conscience hors de la portée des théories en physique. Mais on ne voit pas pourquoi ces avancées théoriques concernant des particules changeraient quoi que ce soit au cas particulier que présente la conscience ; car comment l’apparence inétendue de tel ou tel phénomène nous permettrait-elle de croire que nous détiendrions ou que nous pourrions détenir la clé d’un autre phénomène, soit celui de la conscience, lequel, pour sa part, resterait encore tout autre ?

42. Ici, il faut rester clairs. L’idée essentielle de McGinn est qu’il y a quelque chose que nous ne pourrons jamais percevoir et, par conséquent, jamais concevoir, une chose qui, pourrions-nous la percevoir et la concevoir, nous permettrait de chasser l’énigme entourant le rapport psychophysique. En vérité, McGinn ne sait pas plus qu’Allen ce que pourrait être une telle propriété du cerveau. McGinn ne peut que présumer que cette propriété est inétendue, et il le présume, de un, parce qu’il lui semble que la conscience elle-même est inétendue et, de deux, parce que cette condition suffirait pour nous la rendre imperceptible, étant donné que les propriétés inétendues semblent être des propriétés qui échappent à nos sens. Mais l’important est que cette propriété soit imperceptible, et non qu’elle soit de nature inétendue. Si l’apparence « aspatiale » de certains phénomènes cessait de poser un obstacle aux théories physiques, alors McGinn n’aurait qu’à caractériser autrement la propriété imperceptible qu’il postule et qui pourrait expliquer le rapport entre l’esprit et la matière ; il le lui faudrait bien, puisque le fait de l’esprit en lui-même ne s’en trouverait pas moins entouré de mystère, même après que la science aurait « cerné » des phénomènes inétendus en apparence. C’est bien ce dernier point qui doit rester en vue : même si un fait quelconque pouvait exister en dehors de l’étendue sans que cela représente pour la science un mystère particulier, la conscience n’en demeurerait pas moins nébuleuse, du point de vue de son rapport au corps. Donc, du point de vue qu’est celui de McGinn, ce ne serait pas parce que la conscience serait inétendue qu’elle serait insaisissable par le discours physicaliste. Ce serait plutôt l’inverse : ce serait parce qu’elle serait

insaisissable par le discours physicaliste qu’il la décrit comme étant inétendue. En d’autres mots, sa thèse d’une propriété inconnaissable qui, fût-elle connaissable, pourrait rendre compte du rapport psychophysique ne se trouve nullement ébranlée par la critique d’Allen. C’est plutôt sa sous-thèse suivant laquelle la conscience serait inexplicable parce qu’elle serait sans étendue qu’il pourrait se voir contraint de modifier, en raison de cette critique.

43. Encore faut-il rappeler que, en toute logique, l’inétendu ne peut être une propriété. Ne démarque-t-il pas plutôt l’absence d’une propriété, nommément, le fait d’être (ou de paraître) étendu ? Ce serait alors une erreur de voir dans l’inétendu une caractéristique de la conscience. Si cela est juste, isoler une brindille d’être à laquelle nous ne pourrions attribuer d’étendue, ce ne serait donc pas encore cerner un fait qui aurait en partage une propriété attribuable à la conscience. Car, l’inétendu ne serait pas plus une propriété que ne le serait la « non-pommitude », le fait de ne pas être une pomme. Bref, s’il nous était possible de cerner positivement des particules qui étaient en apparences sans étendue, on ne saurait encore le faire qu’en isolant des propriétés qui seraient celles de ces particules, et ces propriétés — jusqu’à preuve du contraire — n’auraient encore rien de commun avec la conscience. Nous nous retrouverions de nouveau avec une description physique qui, par définition, ne peut qu’exclure toute référence au domaine de la conscience. Nous verrons plus loin avec Searle les raisons qui rendent cette exclusion formellement nécessaire.

44. L’approche d’Allen s’est révélée typique en son genre. Comme la position de McGinn a pour conséquence de consacrer la conscience à l’ordre du mystérieux, et comme ce caractère ineffable de la conscience reposerait, selon McGinn, sur sa nature inétendue, le réflexe initial que suscitera cette position sera de remettre en cause l’association liant la conscience à l’inétendu. On dira alors que rien ne nous autorise à prétendre que la conscience elle-même soit au fond inétendue. C’est là une approche qui a trouvé des représentants chez Rovane185 et Garvey186, comme chez Allen, cette dernière se démarquant en

proposant de modifier notre paradigme de l’étendue de manière à y inclure les phénomènes physiques qui, dans certains cas, semblent aussi être sans étendue.

45. Une deuxième réaction, laquelle procède du même esprit, consistera à dire que la matière elle-même est reconnue comme ayant un volet « aspatial », et que cela n’empêche pas qu’elle puisse être objet de théories scientifiques. C’est sur une telle idée que Clark187 et Clarke188 appuient leurs réactions à McGinn.

Qu’on tire l’esprit vers la matière ou la matière vers l’esprit, en l’associant à l’inétendu, on refuse d’une manière ou de l’autre de reconnaître d’emblée un schisme insurmontable entre eux. La stratégie, laquelle se voudrait ici naturaliste, consisterait donc, semble-t-il, à tenter de rapprocher les deux termes. Sinon, comme c’est le cas avec Clarke, on reconnaîtra le fond épistémique de la différence, seulement pour repartir en quête d’un élément mental dans le physique, habituellement logé dans les particules quantiques reconnues elles-mêmes comme étant « aspatiales ». Cette dernière stratégie ne présente rien d’inhabituel189, le plus étonnant étant qu’une telle réponse puisse

cohabiter, dans un même esprit, avec l’idée que la différence entre le mental et le physique aurait pour fondement la dualité existentielle d’accès épistémique au réel :

ma connaissance de l’esprit est celle de la « jouissance », tandis que ma connaissance des objets physiques est celle de la « contemplation ». On pourrait décrire ces deux formes comme étant la connaissance procédant de l’intérieur et celle procédant de l’extérieur. Les difficultés philosophiques liées à l’esprit s’appuient sur cette différence fondamentale190.

Studies, vol. 76 (1994), no 2-3, p. 157-168.

186 James Garvey, « What Does McGinn Think We Cannot Know », Analysis, vol. 57 (1997), no 3, p. 196-201.

187 Thomas W. Clark, « Function and Phenomenology: Closing the Explanatory Gap »,

Journal of Consciousness Studies, vol. 2 (1995), no 3, p. 241-254.

188 C.J.S. Clarke, « The Nonlocality of Mind », Journal of Consciousness Studies, vol. 2 (1995), no 3, p. 231-240.

189 Hans Jonas lui-même appuie sa défense du concept de liberté humaine sur celui d’une indétermination subatomique (Puissance ou impuissance de la subjectivité ?, C. Arnsperger [trad.], Cerf, 1980, p. 97-125).

190 « my knowledge of mind is the knowledge of ‘enjoying’, whereas my knowledge of

Comment l’auteur de ces paroles peut-il encore chercher, comme il le fait, des réponses à la question que pose le fait de l’esprit dans les interstices quantiques191 ? « La structure de l’expérience doit refléter la structure des

processus qui la portent », prétend-il en effet, en précisant que les seuls candidats au poste de « porteurs » sont « les états quantiques [quantum states] qui peuvent être définis dans la logique quantique »192. S’il faut entendre

« connaissance procédant de l’intérieur » comme étant une acquaintance avec des propriétés intrinsèques de la « matière », c’est-à-dire de la réalité nouménale, comme l’entendait Eddington, alors l’écart psychophysique ne peut que rester

formellement infranchissable. Or, dire, comme le fait ici le commentateur, que la

différence psychophysique est celle qui oppose la jouissance de l’être à la contemplation de l’être, c’est ramener l’écart psychophysique à la différence que pose la théorie du double aspect entre être l’être et voir l’être, soit à la différence entre être une réalité en soi et l’apparence objective de toute réalité sous laquelle cette réalité se présente à nous comme fait physique. Il n’y aurait plus, dès lors, de sens à chercher un « reflet » des structures de l’expérience dans les structures quantiques plus qu’ailleurs.

46. Il y a une autre voie, très apparentée à la précédente, par laquelle on a voulu rapprocher la conscience et l’étendue. Si on ne sait trop comment situer la conscience dans l’étendue, il ne fait nul doute par ailleurs qu’on puisse l’inscrire dans le temps. On mise alors sur la temporalité de la conscience pour la rapprocher de l’étendue, en invoquant les théories einsteiniennes concernant le rapport de l’étendue au temps. C’est ce que fait Lockwood, par exemple, en prétendant qu’il n’est pas inconcevable que l’événement mental, reconnu comme étant temporel, se situe dans l’étendue, étant donné les principes de la « théorie spéciale » de la relativité193. Avec raison, Gordon194, de même que Gibbins195,

from within and from without. The philosophical problems of mind stem from this fundamental difference. » (Clarke, art. cité [supra, n. 188], p. 232)

191 Ibid., p. 235-240. 192 Ibid., p. 238-239.

193 Michael Lockwood, « Einstein and the Identity Theory », Analysis, vol. 44 (1984), no 1, p. 22-25. C’est pourtant, notons-le, ce même Lockwood que Strawson cite et qui, en 1991, énoncera esentiellement, sans la nommer, la théorie du double aspect

signalent la circularité propre à une telle stratégie, commune à vrai dire à l’ensemble des critiques précitées. Car, cette stratégie présuppose que le temps vécu correspond au temps du physicien, alors qu’il s’agit là en réalité de la question en litige, comme l’explique Gordon, s’il s’agit effectivement de lier l’expérience vécue aux données de la physique nouvelle.

47. Notons-le donc, la différence opposant le temps vécu au temps conçu est une espèce qui appartient au genre « réalité/image de la réalité ». Comme le physique et le mental correspondent, respectivement, à la réalité vue ou conçue et à la réalité vécue, de même, au temps conçu et objectif des physiciens correspond un temps vécu et subjectif.

48. L’idée de Lockwood, comme celle d’Allen, s’appuierait apparemment sur cette intuition, articulée naguère par Russell, que Gibbins fait ressurgir :

Le fait que les événements mentaux passent pour avoir des rapports temporels est extrêmement contraignant, maintenant que l’espace et le temps sont devenus si peu distincts l’un de l’autre196.

« Contraignant » en quel sens ? C’est que, pour Russell, dans la théorie de la relativité, le temps et l’espace paraissent inextricablement reliés. Si le temps et l’espace sont inextricablement liés, et si la conscience est temporelle, comment saurait-elle être inétendue ? Or, une telle intuition se dissipe sitôt que la réflexion se porte sur la distinction à soutenir entre le temps vécu et le temps conçu. Le temps conçu — perçu, analysable et quantifiable — correspond au temps physique, et ce temps physique pourrait effectivement être relié à l’étendue de la physique, mais non pas le temps des événements mentaux. À l’appui de cette distinction, Gordon cite des propos de physiciens, dont ceux de James L. Anderson :

Il était clair dès le début qu’Einstein considérait ces mesures en tant

(supra, n. 73, p. 43).

194 David Gordon, « Special Relativity and the Location of Mental Events », Analysis, vol. 44 (1984), no 3, p. 126-127.

195 P.F. Gibbins, « Are Mental Events in Space-Time? », Analysis, vol. 45 (1985), no 3, p. 145-147.

196 L’analyse de la matière, op. cit. (supra, n. 70, p. 43), p. 300 (p. 384 dans l’édition originale anglaise). Cité par Gibbins, art. cité (supra, n. 195), p. 146-147.

qu’éléments de comparaison entre différents systèmes physiques. ... Ainsi, nous ne devrions pas exiger que la mesure d’espace ou de temps du physicien ait grand rapport avec le sens des expériences psychologiques auxquels ces concepts renvoient197.

49. Il y a une dernière distinction cruciale dont ces critiques ne tiennent généralement pas compte. Il s’agit d’une distinction entre l’étendue comme propriété du réel et l’étendue conçue comme forme transcendantale de toute intuition. Dans le premier cas, l’étendue est dans l’objet ; dans le second, elle est dans le sujet. Allen, à tout le moins, entrevoyant une telle possibilité, concède que : « [u]ne fois qu’on se met à penser à propos de l’étendue de cette façon, la nature du problème de l’étendue change clairement [...] (puisque, objectivement parlant, l’étendue n’est plus une propriété des entités physiques) »198. McGinn

lui-même, il est vrai, ne tient pas compte d’une telle approche. Mais son propos, tel qu’il nous est présenté, nous contraint d’examiner cette question plus attentivement.