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30. Le concept de représentation n’implique pas seulement cette dualité épistémique, opposant la connaissance du monde par la pensée à la connaissance de la pensée en elle-même. Ce concept implique aussi une deuxième dualité, cette fois opposant l’image d’une chose à la chose même, à la dite « chose en soi », au noumène. Cette opposition permet de comprendre que l’objet dans l’image, l’objet apparent, peut différer de manière importante de la réalité qui lui donne lieu. Nous n’avons qu’à penser au symbole. Un symbole peut ressembler à ce qu’il désigne, comme il peut en être fort différent, sans pour autant que son utilité s’en trouve amoindrie. La pertinence de cette dualité ressortira quand il s’agira de penser le rapport entre le mental et le physique. Revenons à la première dualité.

31. Hormis cette dualité que constituent la réalité nouménale et son image, il existe donc cette dualité épistémique, inhérente à toute représentation, soit celle du subjectif et de l’objectif. Cette dualité est constituée par l’opposition entre l’objet de la représentation et la représentation en elle-même. Dans toute image, si ce n’est que quelques traits noirs sur un fond blanc, il y a un donné immédiat. C’est là la représentation en elle-même, pensée indépendamment de toute référence à quelque objet ou quelque sens que ce soit. Dans ces traits, on pourra, certes, reconnaître une ressemblance avec une autre réalité — une personne, une chose ou même un sentiment. Mais il y aurait, hormis ce contenu objectif, un donné brut qu’on peut voir comme insignifiant ou, du moins, qu’on peut voir indépendamment de sa signification, donc de son interprétation. Notons au passage que, pour sa part, le contenu objectif pourra encore être un élément foncièrement subjectif. Ce sera le cas, par exemple, lorsqu’une chanson fera référence à une peine d’amour, un vécu éminemment subjectif. Ce n’est qu’accessoirement qu’une peine d’amour peut être dite « objective ». Elle peut être objet de discours, mais d’un discours qu’on ne saurait comprendre que d’un point de vue subjectif. Nous aurions droit, dans toute représentation, à cette dualité constituée d’un volet objectif et subjectif, que cette représentation soit

visuelle, tactile ou même olfactive ou encore kinesthésique. Signification et signe, message et messager ou — mieux — médium, contenu et contenant sont certaines des paires nominales qui peuvent être utilisées pour désigner cette dualité. Celle-ci constitue, à proprement parler, un dualisme épistémique : en raison de cette dualité inhérente à la structure même de toute expérience, toute expérience se constitue d’une dualité de modes de connaissance, l’un et l’autre

demeurant mutuellement incommensurables.

32. Pensons à ce cliché que lançait M. McLuhan il y a un demi-siècle : « Le médium, c’est le message »11. Si on a cru que cette sentence pouvait avoir des

implications fracassantes en sociologie, celles-ci pourraient paraître relativement ordinaires par comparaison aux implications dont elle pourrait être porteuse quand c’est dans une réflexion métaphysique qu’on l’implante. La présente thèse pose donc que le fait de ne tenir compte que de l’objet intentionnel de la représentation, ce serait oublier ce que la représentation peut être en elle-même. En ne portant attention qu’au message, on ignorerait la valeur épistémique du médium, alors que, toujours, le médium constitue déjà en lui-même un message, et un message implicite qui reste tout autre par rapport au message explicite qu’il véhicule. Quand une musique pleure, quand la voix gémit, nous avons une image qui vaut mille mots, parce que ce ne sont pas les mots qui portent le message, mais le ton. Or, les mots — les poètes le savent trop bien — ont aussi leur ton, une tonalité qui peut d’ailleurs dépendre autant, sinon plus, de leur sens que de leur phonétique. Cette tonalité du sens nous éloigne entièrement de sa valeur objective et nous plonge dans sa profondeur subjective.

33. Si l’une et l’autre de ces dualités (le réel et son image ; l’objet dans l’image et l’image en elle-même) se révéleront importantes, la deuxième, constituant à elle seule le dualisme épistémique, pourrait suffire pour assurer le statut de la connaissance subjective. Nous verrons cependant qu’on ne peut faire l’économie de la première, celle opposant le réel, l’ « objet » nouménal (la chose en soi) à cette

11 « The medium is the message » : aphorisme notoire de Marshall McLuhan et titre du premier chapitre de Pour comprendre les média (J. Paré [trad.], Montréal, Hurtubise HMH, 1972 [Understanding Media, New York NY, McGraw-Hill, 1964]).

chose telle que nous nous la représentons.

34. Considérons pour l’instant la seconde dualité. Il s’agit d’une dualité épistémique opposant la connaissance de l’objet dans la représentation à la connaissance de la représentation en tant que telle, cette connaissance constituant dans ce dernier cas la connaissance subjective. On a malheureusement l’habitude d’assimiler le concept de représentation à celui de contenu de la représentation, laissant alors dans l’ombre le fait même de cette donnée immédiate que constitue la représentation. Prenons pour exemple un tableau : « Les Antilles ». On y voit dépeintes une rive, une mer et une eau d’un bleu si beau qu’on croirait que la petite houle s’en réjouit. Voilà un contenu. Même le bleu de l’eau, ou en tout cas l’eau bleue, relève du contenu, et non du « contenant ». Or, ce bleu est à la fois l’un et l’autre, contenu et contenant, message et médium. C’est qu’on peut voir la mer ou voir le bleu. Dans le dernier cas, il ne s’agit pas de voir un cadre, ni même la toile et la peinture, mais la couleur en elle-même, la matière de la représentation.

35. En un sens — mais dans un sens seulement, comme cela sera précisé à l’instant —, le contenu correspondrait en effet à la forme et le médium à la matière de laquelle la forme est tirée. La constitution initiale du contenu serait l’œuvre, certes préréflexive, de l’intelligence, celle-ci tirant un contenu de cette matière première que serait l’impression ou le divers sensible. Cette « matière » correspond à ce qu’on appelle, dans la littérature, « l’effet que cela fait », soit au volet qualitatif de l’expérience. Dans l’exemple du tableau, cet effet comprendra non seulement l’impression des diverses formes et couleurs, mais aussi l’impression de beauté. Quoi qu’il en soit, le fait de cette dualité (de choses à connaître) demeure ; cette dualité est nécessaire et indépassable : il y a, d’une part, la visée intentionnelle de la représentation et, d’autre part, l’ « effet que cela fait » d’être tel ou tel vécu12. Et comme l’explique Sprigge, éminent panpsychiste

12 L’expression « l’effet que cela fait » a été popularisée par l’usage qu’en a fait Thomas Nagel (« What Is it Like to Be a Bat? », Philosophical Review, vol. 83 [1973], p. 435- 450). Elle avait été utilisée un peu avant par T.L.S. Sprigge : « Thus consciousness is

that which one characterises when one tries to answer the question what it is or might be like to be a certain object in a certain situation. » (« Final Causes », Proceedings of

du XXe siècle, on ne se demande pas ce qu’est un objet quelconque lorsqu’on se

demande — question toute particulière — ce que c’est qu’être cet objet13.

36. Voici cependant deux difficultés. La première concerne ce qu’on peut entendre sous les termes de ‘savoir’ et de ‘connaissance’. Le savoir est-il nécessairement propositionnel, est-il toujours un « savoir que » ? Si l’intelligence est la faculté qui a pour tâche de produire un contenu représentationnel, on ne voit pas comment nous pourrions « connaître » autre chose qu’un tel contenu. Ce serait alors comme si la connaissance correspondait à ce qui est formé, à ce qui se forme dans la représentation. Connaître signifierait, en ce cas, identifier un contenu. Certes, suivant cette manière de voir, il n’y aurait pas de forme sans

matière, mais il n’y aurait pas de connaissance sans forme, et l’acte de connaître, de ce point de vue, consisterait à interpréter une matière de manière à en tirer une forme — une idée — vérifiable empiriquement.

37. Il ne faudrait pourtant pas conclure que toute connaissance se rapporte à la forme, qu’elle est par là nécessairement objective et que ce ne serait que par abus de langage que nous pourrions parler d’une connaissance subjective que constituerait la matière de la représentation. Cela peut sembler n’être qu’une question de convention. Ainsi, on admettrait, d’un commun accord, que l’expression ‘connaissance’ puisse ou non désigner l’éprouvé, l’expérience immédiate. En réalité, loin d’être une simple question de convention, il serait bien difficile de faire autrement que de parler, dans ce dernier cas, de connaissance. Pour que Joseph tende la main vers le livre jaune et non vers le livre bleu, quand on lui demande de saisir le livre jaune, il doit connaître l’éprouvé « jaune », la « jaunitude ». On « reconnaît » des sons, des couleurs, des sentiments.

38. Cela dit, nous voici devant une deuxième difficulté. Faut-il comprendre

the Aristotelian Society, Supplementary Volumes, vol. 45 [1971], p. 168) comme par

d’autres encore avant ces derniers (D. Stoljar–Y. Nagasawa [dir.], « Introduction », in

There’s Something About Mary. Essays on Phenomenal Consciousness and Frank Jackson’s Knowledge Argument, Londres/Cambridge Mass., Bradford/MIT, 2004,

p. 7).

que seule la « matière » de la représentation constitue la connaissance subjective, alors que la forme en constituerait la connaissance objective ? Par rapport à cette question, Descartes peut nous venir en aide. Même en admettant avec lui que « le corps, la figure, l’étendue, le mouvement et le lieu ne sont que des fictions de [notre] esprit », nous serions, malgré cela, encore contraints de reconnaître l’existence indubitable de toutes ces fictions, en particulier de la figure, en tant que pensées14. C’est que la forme elle-même — ici, la « figure » —

comporte déjà un élément subjectif, étant elle aussi éprouvée. L’esprit interprète le divers sensible, l’éprouvé, mais l’interprétation qui en résulte sera elle-même éprouvée à son tour. Tant et si bien que la connaissance immédiate et subjective ne peut se réduire au seul volet matériel et sensible, qualitatif, de l’expérience. La figure elle-même relève de notre expérience immédiate, autant que les éléments dits « matériels » de la sensation, soit ses aspects qualitatifs. Mais il y a un avantage à concentrer notre attention sur le matériau sensible, par opposition à la forme en tant que sentie, et c’est qu’il est alors d’autant plus facile de souligner la différence entre un « contenu » subjectif (l’effet que cela fait) et un contenu objectif (la visée intentionnelle), cela permettant d’assurer la validité de la distinction entre connaissance subjective et objective.

39. Par ailleurs, s’il est vrai que la forme est elle-même, en un sens, matière de l’épreuve, il est vrai aussi que même le matériau sensible, en dehors de toute forme, médiatise déjà et a donc déjà une valeur objective : le fait en sera souligné à plus d’une reprise. Car, même l’odeur informe de la rose renvoie à, signifie, la rose, tout en étant déjà elle-même une épreuve avant toute signification. Nous verrons que cette portée objective du qualitatif se transforme en leurre, celui-ci détournant notre attention de l’impression sensible en tant que connaissance subjective. Michel Henry conçoit clairement la portée objective et la portée subjective de l’expérience sensible lorsqu’il distingue des qualités transcendantes — le bleu du ciel, la sérénité du fleuve — de l’impression réelle vivante, immédiate, du simple bleu, de la simple sérénité (infra, p. 297).

14 Méditations métaphysiques, in Descartes. Œuvres philosophiques, textes établis, présentés et annotés par F. Alquié, Paris, Garnier, 1967, « Méditation Seconde », p. 415.

40. Il est important de ne pas projeter de symétrie entre ces deux savoirs, objectif et subjectif, raison pour laquelle ‘contenu’ apparaît ci-dessus entre guillemets. Ce « contenu » correspond au contraire à ce qui a été associé plus haut à l’idée de « contenant » : l’expérience elle-même serait le véhicule, le médium, connu subjectivement, soit sans être l’objet d’une connaissance. Si la forme peut être la matière d’une interprétation, et si l’impression sensible peut avoir une valeur objective, nous retrouverons néanmoins dans toute expérience la même dualité constitutive comprenant, d’une part, la connaissance médiate et objective, soit la visée intentionnelle, et, d’autre part, la connaissance immédiate et subjective, l’effet que cela fait (d’être une chose ressentant).

41. Sans contredit, on ne peut que rappeler le fait de la connaissance immédiate. Car il n’y a rien de neuf dans l’idée d’une telle connaissance. Augustin lui-même était déjà pleinement conscient de ces deux modes du connaître opposant la connaissance que l’âme a d’elle-même à ce qu’elle ne peut connaître que « grâce à la manifestation de signes extérieurs »15. Cette

distinction est fondamentale chez Descartes et oppose la connaissance, toujours certaine, que détient l’âme d’elle-même à celle des choses étendues, fruit de l’imagination et toujours sujette au doute cartésien16. Russell a consacré une

étude à la connaissance immédiate17 et Pascal Engel, pour donner un dernier

exemple, évoque aujourd’hui cette connaissance dans le contexte d’une réflexion sur divers types de connaissances littéraires18.