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Naturalisme, ontologie et rationalité de l’être

52. La thèse de Strawson se veut ontologique. Elle porte sur ce qui est, ce qui peut être et ce qui ne peut être. Strawson notera des faits concernant nos capacités cognitives et concernant une différence entre deux modes cognitifs, l’un

ayant rapport aux propriétés relationnelles, l’autre aux propriétés intrinsèques ; mais il cherche à appuyer sur ces remarques épistémologiques des énoncés concernant l’existence. Or, qu’est-ce que Strawson cherche surtout à dire à propos de l’existence ?

53. Ce que cherche surtout à établir ici Strawson est que les faits réels, autant ceux que nous connaissons que ceux que nous ne pouvons connaître, ne peuvent être illogiques. Il ne peut y avoir, dans l’existence réelle, de réelles contradictions. Il s’agit là d’un acte de foi dans la rationalité de l’univers. C’est parce que, dans l’esprit de Strawson, l’émergence de l’esprit à partir d’une matière non expérientielle violerait ce principe fondamental — celui de la rationalité de l’univers — qu’il se croit contraint de poser l’esprit partout où se trouve la matière.

54. Nous pourrions alors être en droit de demander à Strawson ce qui peut nous permettre de déterminer des questions aussi profondes que celle de savoir si l’univers est logique ou pas. Mais pour que l’univers soit logique, il suffit, dira Strawson, qu’il soit intelligible, prenant soin de spécifier qu’il n’entend pas par là que l’univers doive être intelligible pour nous. Pour qu’une possibilité soit admissible, il faut qu’elle le soit, non du point de vue d’une science caractéristiquement humaine, mais d’un point de vue qui pourrait être celui de Dieu (RM, p. 14-15). Il faut voir dans cette référence à Dieu non une confession de

foi, mais un trope : pour faire du style, Strawson dit « Dieu » au lieu de dire « d’un point de vue absolu ». Ce qui importe ici pour nous est la précision qu’ajoute Strawson concernant la nature ontologique de son argument : qu’on ne s’y méprenne pas, nous avertit-il, la notion d’intelligibilité a tout l’air d’être une notion épistémologique, mais ce n’est pas en ce sens qu’il l’entend (RM, p. 15).

« Intelligible pour Dieu » signifie simplement qu’il doit y avoir quelque chose dans la nature des faits en vertu de quoi « ce qui en émerge en émerge tel qu’il en émerge et est ce qu’il est. » (RM, p. 15) La thèse de la survenance, par exemple, a

tout l’air d’une thèse où l’on tire A de non-A (RM, p. 17), et paraît aussi « absurde »

que l’idée que l’étendue pourrait émerger d’un rassemblement de points mathématiques dépourvus d’étendue (RM, p. 15). Bref, nulle contradiction ne

saurait exister dans les faits.

55. Quelqu’un ne pourrait-il pas aisément répondre à Strawson que nous sommes très mal placés pour déterminer ce qui jure ou ne jure pas avec une mathématique divine ? Mais, répondrait Strawson, s’il ne prétend pas être dans le secret des dieux, une chose est certaine pour lui, c’est que cette mathématique divine ne saurait faire en sorte que, « de l’addition de certaines valeurs positives, puisse émerger une valeur négative », qu’on puisse tirer, comme indiqué précédemment, A de non-A. N’est-ce pas dire que même Dieu devra s’incliner devant le principe de non-contradiction ?

56. Strawson, lui, ne s’inclinera devant nulle autre autorité, même pas devant les détenteurs d’un prix Nobel qui oseraient prétendre qu’un univers pourrait apparaître en émergeant de la non-existence (RM, p. 17, n. 34). Il suggère que nous

ne nous laissions pas impressionner par des physiciens : il n’a pas foi, par exemple, dans des entités qui seraient infiniment petites (elles seraient métaphysiquement impossibles) (RM, p. 16, n. 26). Et nous ne devrions pas plus

prêter attention aux bruits qui courent selon lesquels on annoncerait sous peu la fin de l’espace-temps (une apparente allusion à de récentes spéculations de physiciens (RM, p. 9, n. 26)154. Car, si la temporalité s’envolait, l’expérience

s’envolerait aussi, ce qui aurait pour conséquence que personne n’aurait jamais souffert. « Mais aucune théorie de la réalité ne peut être correcte si elle a pour conséquence qu’il n’y a jamais eu de souffrance. » (RM, p. 9, n. 26) On notera ici le

souci de Strawson pour une « théorie de la réalité », ce à quoi correspond en propre l’enquête dite ontologique.

57. On sent ici, non seulement une impatience ou une intolérance, mais un simple refus catégorique devant tout ce qui peut sembler soit contradictoire, gratuit ou contraire à un ordre logique. Il y a, dans cette attitude, quelque chose de terre-à-terre — dans un sens non péjoratif, c’est-à-dire dans le sens qu’on ne veut pas perdre de vue le concret. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle le

154 Strawson (RM, p. 9, n. 16) nous renvoie à Greene, B., The Fabric of the Cosmos (New

reproche coloré que McGinn réserve à Strawson n’est pas justifié. Le panpsychisme, lui dit-il, serait une doctrine de drogués, un mythe, une bêtise confortable155. Nous pouvons reconnaître là un reproche qui procède, lui aussi,

du même esprit naturaliste qu’on retrouve chez Strawson, marqué par cette phobie de tout irréalisme apparent. Mais, justement, c’est ce même fervent attachement à un réalisme rationnel qui guide Strawson vers le panpsychisme. Strawson est conscient que le panpsychisme ne peut que lui attirer une mauvaise presse chez les siens. « Longtemps, j’ai cru que c’était de la folie, mais je me suis fait à l’idée, maintenant que je sais qu’il n’y a pas d’autre option qui ne nous traînerait pas au moins jusqu’à un “dualisme de la substance” » (RM, p. 25).

58. L’intérêt de Strawson serait donc ontologique en raison même de son naturalisme. Le naturaliste, ici, veut que l’objet, l’univers, soit conforme à la forme de son esprit, à la logique humaine, même si c’est à une hypothétique logique divine qu’il croit devoir ultimement nous référer. Ce serait là la raison pour laquelle le naturalisme chercherait à inscrire sa réflexion dans un contexte ontologique. La métaphysique naturaliste comporte une visée ontologique parce que c’est la logique des choses qu’on cherche à y connaître. Ce faisant, on postule que les choses sont logiques, et qu’on pourrait connaître, au moins en principe, leur logique. Le naturalisme porte sa chasse aux sorcières en dehors de lui, dans le monde. Il veut chasser du monde toute trace de mysticisme, car le mysticisme représente pour lui l’illogisme — et, sous cet illogisme, il soupçonne un caprice subjectif et une infidélité au réel. Qu’il se trouve dans le monde du mystérieux, cela, il pourra encore être amené à le concéder ; on pourra, en travaillant d’autant plus, l’amener à admettre qu’il peut s’y trouver des faits foncièrement inintelligibles pour l’être humain. Mais qu’il puisse s’y trouver des faits qui seraient en eux-mêmes, et non plus relativement à nos capacités de comprendre, intrinsèquement contradictoires, voilà ce à quoi il ne saurait jamais consentir.

59. Voilà donc peut-être les raisons pour lesquelles Strawson semble résister

au tournant épistémologique que ces considérations imposent, en insistant pour que ses propos soient compris comme portant sur un contexte ontologique et non épistémique (RM, p. 15). Cependant, tous les éléments requis pour une

problématisation épistémologique de la dualité sont déjà présents dans sa position. Car la dualité reconnue entre la connaissance intrinsèque et extrinsèque s’y trouve constamment relevée.

60. Tout se présente donc comme si, malgré tout son zèle, ou peut-être en raison de ce zèle, Strawson avait plus en vue la mise en marché d’un point de doctrine naturaliste que l’examen de la question cruciale que pose, du point de vue de cette doctrine, le fait de l’esprit. L’important serait de montrer que l’esprit doit être pensé comme une réalité physique. Si c’est là un réflexe naturaliste, Strawson n’est pas le seul à le partager, comme nous le verrons. Ne serait-ce pas en effet l’identité de l’esprit et du corps, plutôt que ce qui les différencie, qui importerait à l’auteur ? Strawson chercherait moins à souligner l’incommensu- rabilité entre l’esprit et la matière qu’à soutenir leur rapprochement. Ce serait l’ardeur naturaliste qui le retiendrait aux premiers moments de sa doctrine, où il importe d’abord d’arracher l’esprit à l’intemporel, en l’inscrivant dans la nature. Tout en reconnaissant l’irréductibilité de l’un à l’autre, son intérêt semble être de défendre le monisme, bien plus que de mettre en exergue l’incontournable dualité épistémique.