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53. Pour soutenir ses efforts, Churchland introduit tout un échafaudage conceptuel concernant un ensemble de principes particuliers, un ensemble de « lois-pont » qui permettraient d’établir un rapprochement entre les principes propres à une nouvelle théorie et ceux liés à une théorie que celle-ci remplacerait

(RQ, p. 9-14). De telles règles permettraient de déduire — mais d’une manière

« analogue » seulement, et non directement — les principes de la théorie désuète, à partir de la théorie nouvelle (RQ, p. 11 ; 13). Le résultat d’une telle « déduction »

serait un « croquis [image] grossièrement équipotent à la théorie désuète, mais un croquis qui serait encore exprimé en des termes qui seraient ceux de la nouvelle théorie. » (RQ, p. 10)

54. Or, le point crucial pour Churchland serait que nous pourrions nous attendre à ce que de telles règles existent seulement dans les cas où l’antique théorie ne serait pas fausse (RQ, p. 9). Une nouvelle théorie peut-être simplement

plus exacte que celle qui la précède. En ce sens, elle ne contredirait pas et ne renverserait pas l’ancienne. Le plus souvent, cependant, les théories désuètes se révéleront inférieures, non seulement parce qu’elles sont incomplètes, mais aussi parce qu’elles sont fausses. Il arrivera donc qu’une telle théorie pourra être

si radicalement fausse qu’une partie ou l’ensemble de son ontologie devra être entièrement rejeté, et que les ‘règles de correspondance’ liant cette ontologie à la nouvelle ontologie seront marquées d’un statut problématique (RQ, p. 9-10 ; je souligne).

55. On voit par là où l’auteur veut en venir. Churchland voudra nous dire : ne vous attendez pas à retrouver une trace des qualia dans l’interprétation neuronale des faits mentaux, ni non plus à pouvoir les déduire indirectement à l’aide de règles de correspondance nous permettant de traduire les qualia dans les termes que sont ceux de la physique (RQ, p. 12-13). Car les qualia seraient un

langage « préscientifique »218 non seulement rudimentaire, mais, si faux qu’on ne

pourrait s’attendre à ce qu’un rapprochement puisse être établi entre l’interprétation scientifique du réel et celle que nous livrent de tels principes théoriques préscientifiques. Ce ne serait pas là cependant, pour Churchland, une preuve que l’expérience sensible ne serait pas réductible à une connaissance physique ; au contraire, cela prouverait seulement que notre expérience sensible ressemble si peu au réel, l’ontologie qu’elle postule serait si primitive, que celle-ci serait tout simplement fausse.

56. Examinons cependant cet usage du concept d’ontologie. Que faut-il entendre par ‘ontologies’, lorsque Churchland invoque des « règles de correspondance » liant entre elles deux ontologies ? Le passage de l’ontologie

218 Churchland n’emploie pas cette expression dans le présent texte, mais elle passera sous sa plume à d’autres reprises : « Folk Psychology and Eliminative Materialism »,

in On the Contrary. Critical Essays, 1987-1997, Cambridge Mass., MIT, 1998, p. 3 ;

« Betty Crocker’s Theory of Consciousness », ibid., p. 122 ; 129 ; 130 ; « The Rediscovery of Light », art. cité (infra, n. 233, p. 185), p. 217-218, « Knowing Qualia: A Reply to Jackson », art. cité (infra, n. 224, p. 174), p. 165.

désuète à une ontologie nouvelle représente-t-il un passage d’une sorte d’être à une autre ou d’une logique de l’être à une autre ? Il s’agit clairement d’une logique de l’être quand on associe le concept d’ontologie à celui de « cadre conceptuel » (RQ, p. 14). On peut alors effectivement prétendre, à bon droit, que

pour « expliquer » le réel, telle ou telle ontologie est insatisfaisante. On dit seulement alors que, dans un certain contexte — en l’occurrence, dans un contexte scientifique où ce qui est visé est une connaissance de l’objet —, un discours phénoménologique ne trouve plus sa place. Et à cela, nous pourrions n’avoir rien à opposer. Mais, une fois la proposition admise, sans dire explicitement que le phénoménal n’existe pas, Churchland en conclut néanmoins que nous pouvons nous attendre à ce que notre « ontologie mentaliste » doive bientôt être éliminée (RQ, p. 17). Par voie d’allusion, on laisse alors entendre que

nous pourrions tirer une conclusion ontologique à partir d’une prémisse qui n’était en réalité qu’épistémologique.

57. C’est ce que semble faire précisément Churchland lorsqu’il écrit que les « nouvelles descriptions [conceived features] » que rendent possibles les nouvelles théories « ne peuvent être identiques aux, ou même être nomologiquement connectées [nomically connected] avec les anciennes descriptions, si les vieilles descriptions sont illusoires, sans occurrences réelles [uninstantiated]. » (RQ, p. 10)

Que peut signifier ici l’idée d’être « non instanciées » (« uninstantiated »), sinon le fait de ne correspondre à rien ?

58. Les thèses de Churchland reposent sur un quiproquo qu’il fait constamment jouer et grâce auquel la portée objective de la représentation est substituée à son volet subjectif, alors que c’est ce dernier que vise le litige. Cela est évident quand il suggère qu’une propriété peut être « déplacée » par celle que postule une nouvelle théorie (RQ, p. 10). Il suffit pourtant de distinguer entre des

propriétés postulées et des faits relevant de l’expérience effective pour montrer la limite de cette proposition. C’est ce que fait Searle219. Que l’éther ou le

219 La redécouverte de l’esprit, op. cit. (infra, n. 278, p. 231), p. 76-79. Searle fait ici référence à des propos que soutient Churchland dans « Eliminative Materialism and the Propositional Attitudes », The Journal of Philosophy, vol. 78 (1981), no 2, p. 67-

« phlogistique » se révèlent être des matières illusoires, des entités théoriques sans correspondants réels, nous pouvons aisément l’admettre. Mais la sensation de rouge, pour sa part, ne cessera pas moins d’exister, en tant qu’événement en nous, une fois qu’on aura redéfini son référent objectif comme étant une longueur d’onde électromagnétique hors de nous. Churchland prétendra pourtant que le rouge est une longueur d’onde hors de nous, insistant pour ne reconnaître que la valeur objective de la représentation sensible et substituant donc par là la fausse valeur objective du quale à sa valeur subjective véridique

(RQ, p. 18).

59. On retrouve le même quiproquo lorsque Churchland prétend qu’il est faux que les « réductions ailleurs en science excluent les caractéristiques

phénoménales de la substance. » (RQ, p. 18) Ces caractéristiques ne seraient pas

exclues, nous explique-t-il, comme il le faisait déjà dans « Functionalism, Qualia, and Intentionality », parce qu’elles sont identiques à certaines propriétés physiques (idem). Malgré notre profonde ignorance quant à ces propriétés

physiques objectives, « c’est bien à celles-ci que se rapportent nos mécanismes perceptuels. » (idem) D’ailleurs, ces « propriétés perceptuelles habituelles ne sont

pas des ‘propriétés secondaires’, en ce sens reconnu qui implique qu’elles n’auraient aucune existence autre que dans l’esprit d’un observateur. Elles sont au contraire aussi objectives qu’on peut le souhaiter. » (RQ, p. 18-19)

Explicitement, Churchland prétend que les qualia « n’auraient jamais dû être enfermées dans l’esprit des observateurs [should never have been ‘kicked inwards

to the minds of observers’] » (RQ, p. 19). On apprend ensuite que ce qui a pu être

fait pour les « propriétés phénoménales objectives » — soit leur réduction à des faits physiques — devrait pouvoir l’être aussi pour les « qualia subjectifs » (idem). 60. Qu’est-ce qu’un quale subjectif ? S’il faut comprendre, sous le concept de « quale objectif », la rougeur de la pomme, mon humeur ou une douleur au pied pourraient être des qualia subjectifs. Cela est insensé, nous le verrons, parce que le quale est simplement le volet subjectif de toute sensation, qu’elle soit

90, et particulièrement p. 72 et 81, propros qu’il reprend dans Paul M. Churchland,

Matière et conscience, Gérard Chazal (trad.), Seyssel, Champ Vallon, p. 65 (Mater and consciousness, Cambridge Mass./Londres, MIT Press, 1984, p. 44).

interne ou externe. Ce que l’auteur veut laisser entendre est visiblement que, comme le « concept » de rouge a été remplacé par le concept adéquat émanant d’une science naturelle, soit celui de longueur d’onde électromagnétique, de même une sensation interne devrait être plutôt comprise comme étant telle ou telle activité physiologique particulière. Il faudrait peut-être alors plutôt concevoir une humeur comme un état hormonal quelconque.

61. Certes, nous avons vu que même les sensations internes ont un volet objectif. Toutefois, qu’il s’agisse de sensations internes ou externes, le cas sera le même et il ne se prêtera pas à la substitution que propose Churchland. Car, nous ne pouvons pas plus dire qu’une douleur ressentie n’est pas vraiment une douleur, mais un phénomène neurologique, que nous pouvons dire qu’une couleur n’est pas vraiment une couleur, mais un phénomène ondulatoire. Ce dont il est question n’est pas l’existence d’objets ou de propriétés théoriques postulés par les « théories » que seraient nos impressions sensibles ; c’est bien plutôt de l’existence de ces dites « théories » en elles-mêmes, donc de nos impressions sensibles, dont il est question. Si ce que ces impressions sensibles postulent à propos du réel peut être faux et ne pas exister, il ne faudrait pas pour autant confondre nos sensations en elles-mêmes, lesquelles existent bel et bien, et ce qu’elles projettent dans l’objet. La sensation projette sur les objets certaines propriétés qui permettent de caractériser ces objets. La perception projette du rouge sur la pomme. Certes, il n’y a pas de rouge là où il semble nous apparaître, soit sur la pomme ; mais le rouge est bien là, à tout le moins, où se situe l’acte de percevoir. Il existe, en nous, dans notre cerveau, peut-on présumer. La douleur aussi existe, peut-être pas dans le membre où la souffrance est ressentie ; peut-être dans le cerveau. Peu importe. Elle existe. Même dans le cas d’une douleur dans un membre fantôme, elle existe.