• Aucun résultat trouvé

8. Les positions que Strawson entend d’abord ébranler sont surtout les approches matérialistes pour lesquelles l’esprit est soit un épiphénomène, un fait sans importance ou même une illusion. Vous n’êtes point un physicaliste, un physicaliste réaliste, soutient-il, si vous niez la réalité de la conscience, si vous niez qu’elle soit un fait concret, c’est-à-dire spatio-temporel, sinon temporel (RM, p. 3). Il faut admettre la réalité de la conscience en tant que fait physique. Car

pour un physicaliste, tout ce qui existe est physique et, comme l’expérience vécue est le donné naturel fondamental, on ne saurait douter de son existence. Il s’ensuit que le physicalisme réaliste ne peut correspondre à ce qu’on entend habituellement par physicalisme, soit la croyance selon laquelle toute réalité concrète peut être traduite en des termes qui sont ceux de la physique, car ces termes, prétend Strawson, ne peuvent saisir le fait de l’expérience (RM, p. 4). Le

physicaliste réaliste doit donc admettre l’expérience en tant que fait physique (parce que, suivant sa doctrine, tout est physique) et admettre en même temps que l’expérience ne peut être saisie par les termes que sont ceux de la physique.

9. À l’appui de cette hypothèse, paradoxale en apparence, Strawson se contente de renvoyer les lecteurs à un argument « standard » exposé par lui- même dans une publication antérieure (RM, p. 4)123, tenant surtout pour l’heure à

souligner notre ignorance, non seulement quant à la nature du rapport entre l’esprit et la matière, mais quant à nature fondamentale de l’univers en tant que tel. Peut-être ne serait-ce qu’en raison de ce défaut de connaissance que les faits non expérientiels — soit les faits dits « physiques » dans le sens ordinaire du terme — et les faits expérientiels paraissent incommensurables les uns par rapport aux autres (RM, p. 4).

10. Notons qu’il s’agit là déjà d’une remarque à caractère épistémologique. Strawson est conscient que ses réflexions ont une portée épistémologique, mais il insiste sur le caractère ontologique — Strawson emploiera tout autant l’expression ‘métaphysique’124 — de ses thèses125. Strawson s’intéresse moins à

ce que nous pouvons ou ne pouvons pas savoir qu’à ce qui peut être ou ne pas être126. Si tout est physique, tout ce que nous pourrions distinguer, en créant

une distinction entre le physique et l’expérience, ne pourrait être que les aspects expérientiels et non expérientiels de la réalité, et non plus des faits réels par opposition à des faits qui ne seraient qu’illusoires ou épiphénoménaux (RM, p. 6).

11. Strawson est donc prêt à concéder qu’une pensée n’est rien de plus qu’une

123 Mental Reality, Cambridge Mass., MIT, 1994/2009, p. 62-65. Cet argument standard, Strawson en fait néanmoins brièvement état dans une note, et c’est celui selon lequel « la physique contemporaine ne comprend aucun prédicat pouvant désigner les phénomènes expérientiels », défaut auquel aucun prolongement « non- révolutionnaire » ou « concevable » de cette terminologie ne saurait remédier (RM, p. 7, n. 9).

124 Voir RM, p. 7, 16, 18, 19, 24, 28 et 29.

125 Pour l’opposition ‘épismologique’ ou ‘épistémique’ et ‘métaphysique’ ou ‘ontologique’, voir RM, p. 15, 16, 18, 19 (note 33) et 28 (note 51).

126 Comme en témoignera, dans ses réponses à ses commentateurs, son souci pour une conception de l’expérientiel en lequel nous pourrions reconnaître une « réalité causale dans une ontologie à la troisième personne » (PD, p. 259). Voir infra, section 8, p. 95, « Le pouvoir causal du mental ».

activité neuronale, mais lorsqu’il parle d’activité neuronale, il entend quelque chose d’ « entièrement différent » de ce qu’un physicaliste entendra habituellement par cette expression (RM, p. 7). Il n’entend « certainement pas »

que des faits d’expérience pourraient être décrits en des termes propres à la physique ou à la neurobiologie. « Cette idée serait folle » (RM, p. 7). Ce dont il faut

tenir compte, explique Strawson, c’est qu’un neurone est bien plus que ce qui, en neurobiologie comme en physique, ne pourra jamais être observé (RM, p. 7), ce qui

est encore, notons-le, une remarque épistémologique. Strawson dit donc que nous ne savons que peu de choses sur la nature du physique et que, par conséquent, rien n’interdit que l’expérience puisse être physique. Il ajoute que, étant physicalistes, c’est précisément ce que nous devons prétendre.

12. Pourquoi cependant insister alors pour conserver le nom même de « physicalisme » ? Pourquoi retenir une nomenclature qui favorise un pôle plus que l’autre, soit celui du physique (RM, p. 9) ? Si le mot ‘physique’ est

traditionnellement employé pour désigner le non-expérientiel, et si par ailleurs le physicalisme était la thèse suivant laquelle la réalité fondamentale serait physique en ce sens, c’est-à-dire dans le sens de « non expérientielle », est-ce que ce ne serait pas un tort que d’associer le panpsychisme à un physicalisme réaliste ? Il serait peut-être préférable, concède l’auteur, de désigner cette position comme étant une forme de monisme de l’expérientiel et du non- expérientiel (RM, p. 7). Car, si l’univers n’était constitué, « d’une certaine manière

fondamentale », que d’une seule et même substance127, rien ne nous autoriserait

à préjuger de la nature profonde de cette substance unifiée. Mais si Strawson préfère retenir le mot ‘physicalisme’ (RM, p. 8), c’est qu’il a ses raisons. Car, les

difficultés qu’il souhaite affronter sont justement celles qui découlent d’un physicalisme qui se comprend mal. Et, comme il le précise dans sa réplique à ses commentateurs, c’est aux physicalistes que son discours s’adresse128. Pour

le physicaliste, tout ce qui a une existence réelle est physique. Or, Strawson ne

127 « ‘real physicalism’ [...] is the position of someone who [...] is attached to the ‘monist’

idea that there is, in some fundamental sense, only one kind of stuff in the universe. »

(RM, p. 7)

128 « Panpsychism? Reply to Commentators with a Celebration of Descartes », Journal of

conteste pas cette définition. Au contraire, il veut en tirer toutes les conséquences. Il adopte donc en partant la doctrine physicaliste, en la prenant au pied de la lettre, et pose, comme tout bon physicaliste se doit de le faire, qu’est physique toute réalité concrète, même celle de l’esprit. Ce serait là un physicalisme réaliste.

13. Avant de présenter la défense du panpsychisme de Strawson et sa critique de la thèse de l’émergence radicale, nous allons nous familiariser avec le contexte doctrinal dans lequel s’inscrivent cette défense et cette critique.