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Du dualisme épistémique au dualisme éthique : un plaidoyer pour l'intériorité

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Texte intégral

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Du dualisme épistémique au dualisme éthique

Un plaidoyer pour l’intériorité

Thèse

Brian Monast

Doctorat en philosophie

Philosophiæ doctor (Ph. D.)

Québec, Canada

© Brian Monast, 2015

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D’un dualisme épistémique à un dualisme éthique

RÉSUMÉ

Il y a deux choses. On a souvent de la difficulté à l’admettre. Ce sont deux manières de connaître, ce à quoi on résiste déjà ; mais ce sont plus encore deux manières d’être au monde et de se lier à lui en étant pour ou contre lui.

La différence entre l’esprit et le corps, le dedans et le dehors, apparaît maintenant comme étant la différence entre le monde et son image, entre la réalité connue immédiatement, réalité sensible, affective, vécue, et le réel connu médiatement : connaissances symboliques, quantitatives, manières qu’a l’intelligence d’indexer un réel extérieur à partir d’un sensible immédiat. Or, ne plus reconnaître de réalité qu’en une connaissance objective, ce serait substituer l’image du réel au réel, se fermer à notre propre réalité, et donc à la vie, puisque nous sommes vie.

Le travail de la raison consisterait à analyser, à découper, contrôler, dominer. Or, si ce savoir objectif, savoir de la raison, a sa praxis, le savoir subjectif aurait la sienne propre. À ces deux savoirs correspondent deux praxis, deux éthiques inscrites nécessairement dans la structure même du vivant.

Ce n’est point ce que, dans la littérature contemporaine anglophone — du moins en philosophie analytique —, on semble disposé à reconnaître. On y dépeint plutôt la connaissance subjective comme étant une forme de connaissance primitive, « folklorique ». Les présentes recherches ont donc dû s’attarder à mettre en lumière l’incompréhension dont souffre le dualisme épistémique dans la philosophie de l’esprit qui répond au goût du jour, laissant surtout en friche la tâche d’élucider plus longuement le sens du dualisme éthique en tant que tel, quoique celui-ci se trouve néanmoins exposé dans le dernier chapitre du travail.

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TABLE DES MATIÈRES

RÉSUMÉ ... iii

TABLE DES MATIÈRES ... v

TABLEAUX ET LISTES DIVERSES ... ix

SIGLES ET NOTICE ... xi Remerciements ... xv AVANT-PROPOS ... xvii INTRODUCTION ... 1 1. La différence fondatrice ... 3 2. Cadre anthropologique ... 5

3. Le réel et son image ... 8

4. Deux dualités ... 11

5. L’oubli de soi ... 16

6. Le naturalisme ... 22

7. Le contexte doctrinal ... 28

8. Le panpsychisme ... 39

9. La théorie du double aspect ... 42

10. La présentation ruyerienne de la théorie du double aspect ... 52

CHAPITRE 1 Assurer les droits de l’esprit en pays matérialiste : le panpsychisme de Galen Strawson Introduction ... 63

1. Un physicalisme réaliste ... 66

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3. Deux types de connaissance

a) La connaissance de propriétés extrinsèques ... 72

b) La connaissance de propriétés intrinsèques ... 75

4. La défense du panpsychisme et le concept d’émergence radicale ... 79

5. Bilan ... 85

6. Naturalisme, ontologie et rationalité de l’être ... 88

7. Un premier pas vers le dualisme épistémique ... 92

8. Le pouvoir causal du mental ... 95

9. Épistémologie en contrebande ... 100

CHAPITRE 2 Chercher en soi la raison de l’énigme 1. Trois réponses suscitées par le caractère énigmatique de l’écart psychophysique ... 103

2. L’idée principale de McGinn ... 105

3. Ignorance radicale, introspection et dualisme épistémique ... 108

4. Pas de concepts sans intuition ... 110

5. L’exclusion causale du mental ... 112

6. McGinn sceptique versus Strawson panpsychiste ... 114

7. Place qu’occupe McGinn dans la philosophie de l’esprit ... 118

8. McGinn et ses critiques ... 119

9. L’étendue : dans le monde perçu ou dans le regard porté sur lui ? ... 125

10. Le dualisme épistémique écarté en tant que facteur explicatif ... 128

11. Une stratégie astucieuse ? ... 136

CHAPITRE 3 Le dualisme épistémique en exil : asservi aux fins matérialistes Introduction ... 139

PARTIE I FONCTIONNALISME ET SAVOIR SUBJECTIF ... 141

1. Première objection : les qualités inversées ... 143

2. Deuxième objection : les états mentaux sans qualités ... 144

3. Troisième objection : les corps sans âme ... 146

4. Traduction et calibration ... 151

5. Avantages de la calibration ... 155

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PARTIE II

LE SAVOIR SUBJECTIF COMME « THÉORIE » DÉSUÈTE ... 161

1. La réduction « interthéorique » ... 162

2. Deux explications de l’apparence d’irréductibilité ... 167

3. Conséquences : transhumanisme en vue ... 168

PARTIE III CHURCHLAND RÉPONDANT À JACKSON 1. Frank Jackson : l’argument de la connaissance supplémentaire ... 173

2. Un rejet ambivalent ... 175 3. Limites cognitives ... 176 4. « savoir-connaître » et savoir-faire ... 178 5. Le lit de Procruste ... 181 6. Rhétorique ou magie ? ... 183 PARTIE IV LE DUALISME ÉPISTÉMIQUE ENRÔLÉ 1. Le dualisme épistémique dans le matérialisme contemporain ... 185

2. Recoupements intermodaux : Churchland et McGinn ... 187

3. Conclusion : utopie et vanité du projet neurophilosophique ... 193

CHAPITRE 4 L'argument de la connaissance supplémentaire de Frank Jackson PARTIE I LE PREMIER JACKSON 1. Les qualia épiphénoménaux ... 195

2. Jackson répondant à Churchland ... 197

PARTIE II JACKSON CONTRE JACKSON 1. Revirement ... 201

2. Le nouveau raisonnement : premier aperçu ... 203

3. Nouvelle explicitation plus détaillée du raisonnement jacksonien ... 205

4. Les volets objectif et subjectif de l’expérience ... 209

5. Chasser l’ « intuition épistémique » ... 218

6. Croire et sentir ... 224

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CHAPITRE 5

La redécouverte searlienne de l’esprit PARTIE I

LA CONSCIENCE ET LE MATÉRIALISME ... 231

1. La critique searlienne du matérialisme contemporain ... 232

2. Les raisons pour lesquelles la conscience serait irréductible ... 235

PARTIE II LE NATURALISME SEARLIEN ... 243

1. La vision du monde de Searle ... 244

2. La conscience dans la série causale ... 246

3. Trivialité présumée de l’irréductibilité de la conscience ... 252

4. Ontologie ou épistémologie ? ... 254

5. La connaissance subjective rejetée ... 256

6. Conscience et mystère ... 259

PARTIE III LA CONSCIENCE EN TANT QU’OBJET D’ÉTUDE 1. Les caractéristiques de la conscience ... 261

2. Pertinence ontologique de la théorie du double aspect ... 264

CHAPITRE 6 Le dualisme éthique ... 277

1. Postulat fondamental et pertinence de la connaissance subjective ... 278

2. La sensibilité ... 296

3. Le savoir subjectif en tant que base de l’intersubjectivité ... 311

CONCLUSION 1. La fixation sur l’ontologie dans le discours naturaliste ... 321

2. Le difficile retour à soi ... 324

3. Conclusion ... 333

APPENDICE ... 341

OUVRAGES ET ARTICLES CONSULTÉS ... 347

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TABLEAUX ET LISTES DIVERSES

Raisonnement : la sensation est un fait nouménal ... 56

Ruyer : le faux et le bon parallèle entre le noumène et le phénomène Grille 1 ... 57

Grille 2 ... 58

Le raisonnement de Jackson 1re formulation ... 203

2e formulation ... 205

Diverses formulations du paradoxe autoréférentiel ...236-239 Les caractéristiques de la conscience selon Searle ... 261

Le médium et le message : l’être du signe et l’être signifié ... 267

Raisonnement : pertinence de la connaissance subjective ... 285

Connaissances subjectives et objectives ... 299

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SIGLES ET NOTICE

Sigles, par sigle

CWS McGinn EQ Jackson

FQ Churchland & Smith Churchland KQ Churchland PD Strawson PPQ Jackson RE Searle RL Churchland RM Strawson RQ Churchland WMDK Jackson

Sigles, par auteur

Churchland, Paul M.– Smith Churchland,

Patricia

FQ « Functionalism, Qualia, and Intentionality » (1981)

Churchland, Paul M. RQ « Reduction, Qualia and the Direct Introspection of Brain » (1985)

KQ « Knowing Qualia: A Reply to Jackson » (1989) RL « The Rediscovery of Light » (1996)

Jackson, Frank EQ « Epiphenomenal Qualia » (1982) WMDK « What Mary Didn’t Know » (1986)

PPQ « Postscript » (1995), « Postscript on Qualia » (1998) et « Mind and Illusion » (2004)

McGinn, Colin CWS « Can we Solve the Mind-Body Problem? » (1989)

Searle, John R. RE La redécouverte de l’esprit (1995)

Strawson, Galen RM « Realistic Monism: Why Physicalism Entails Panpsychism » (2006)

PD « Panpsychism? Reply to Commentators with a Celebration of Descartes » (2006)

Notice Pour tout texte en anglais cité en français, c’est moi qui traduis,

à moins d’indication contraire.

– À moins d’indication contraire, ce sont les auteurs qui soulignent. L’indication « supra, n. x » (ou « supra, n. x, p. y »), suivant généralement l’abréviation « op. cit. », signifie que les détails bibliographiques auxquels renvoie cette abréviation se trouvent dans la note x à la page y.

Le pronom ‘nous’, quand il apparaît, ne correspond pas, à moins d’erreur de ma part, à un ‘nous’ de majesté.

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À Roch et à Léo-Paul, pour ce qu’ils ont pu faire pour rappeler l’humain à l’humain.

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Remerciements

Ce travail a eu le bonheur de bénéficier de la généreuse collaboration de certaines personnes, auxquelles j’aimerais ici témoigner ma reconnaissance. Je souhaite remercier en premier lieu mon directeur, Professeur Jean-Marc Narbonne, qui a bien accepté de sortir de ses propres chantiers battus pour épauler la présente entreprise. Sa patience, sa bonté et son appui moral, tout comme son œil exigeant, m’ont été d’inestimables alliés. J’aimerais réserver des remerciements spéciaux à deux personnes encore. D’abord, au prélecteur, Professeur Gabor Csepregi, dont l’évaluation a montré une compréhension claire du projet s’appuyant sur une lecture attentive. Chacune de ses remarques et de ses recommandations a été l’occasion d’un suivi fructueux. Puis à Professeure Renée Bilodeau, laquelle a bien voulu généreusement relire les trois premiers volets du présent travail. Ses nombreuses remarques ont toutes donné lieu à des éclaircissements ou à des modifications et, si le présent travail se révèle avoir certains mérites, elle n’y aura pas été pour rien.

J’aimerais aussi remercier la Faculté de philosophie de l’Université Laval pour le soutien qu’elle offre aux personnes inscrites aux Études supérieures, de même que pour son appui pour les voyages aux divers congrès.

La poursuite de ce travail a aussi été rendue possible en raison de l’occasion qui m’a été offerte de collaborer, à titre d’assistant de recherche, à la traduction et à l’édition de nombreux textes de Professeur Narbonne, rassemblés pour la plupart sous un seul titre.

Dans la même veine, mes remerciements vont à Professeur Thomas De Koninck, de même qu’à la Chaire La philosophie dans le monde actuel et à Schallum Pierre, pour avoir rendu possible ma participation au collectif

Phénoménologie du merveilleux, où les traits principaux guidant la présente

réflexion ont pu être exposés.

Cette liste ne saurait venir à sa fin sans faire allusion d’abord à quelqu’un qui, lui aussi, sort un peu de ses sentiers battus en assumant le rôle d’examinateur externe : Professeur Jean-François de Raymond. Un henryen d’esprit qui se penche sur une littérature anglophone analytique peut se réjouir encore d’avoir sur son comité de thèse un lecteur de Descartes et de Bergson.

Que toutes celles et tous ceux que j’ai eu le bonheur de côtoyer pendant mon séjour à la Faculté sachent par ailleurs que l’accueil chaleureux qu’on y ressent m’a toujours été précieux. C’est un privilège de partager ce lieu avec des gens pour qui la philosophie est une vocation, bien avant d’être une carrière.

Je réserve un dernier mot, cette fois de profonds remerciements, à Linda, laquelle depuis longtemps déjà m’accorde toute sa confiance et sans laquelle la solitude aurait sûrement déjà eu raison de moi.

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AVANT-PROPOS

Voici une enquête dont l’inspiration est autant naturaliste qu’humaniste et phénoménologique. Dans la mesure où l’histoire de la philosophie a été le théâtre d’une lutte, on pourrait voir dans la tendance à la réification de l’être humain l’enjeu principal de cette lutte et, dans le naturalisme la principale tête de pont de cette tendance. On n’aurait pas tort sur ce dernier point. Par contre, dans ce qui suit, une position naturaliste est adoptée pour soutenir un discours s’opposant à la réification.

Nous verrons, d’une part, pourquoi la réification est un tort, même d’un point de vue naturaliste, et comment elle ne peut donc pas découler d’une thèse naturaliste et, d’autre part, que le naturalisme est une thèse plus banale qu’on le pense, mal comprise autant par ceux qui y adhèrent que par ceux qui la repoussent. Si, du reste, la définition qui est proposée ici du naturalisme ne satisfaisait pas à ses adhérents, alors, certes, il deviendra concevable que la réification soit inhérente au naturalisme qu’on peut en ce cas avoir en vue. Mais il faudra bien pour cela refuser la définition du naturalisme qui sera présentée ici.

On connaît le discours s’opposant à la chosification, ou à la réification. Qu’énonce ce discours ? Que nous ne sommes pas une chose comme les autres et, par conséquent, que c’est un tort de nous traiter comme un objet.

Or, partons au contraire de l’hypothèse suivant laquelle nous ne serions effectivement qu’une chose comme les autres. Cela voudrait-il dire pour autant que nous devrions nous traiter comme nous traitons toute autre chose ? Il

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semble bien que non, justement. Les autres choses sont des choses qu’on met dans son assiette, en quelque sorte : ce sont, au mieux, des ressources, des moyens de subsistance pour des vivants, des vivants qui, étant des vivants, sont des fins pour eux-mêmes. La chose que nous sommes serait une fin ; les choses que nous ne sommes pas ne seraient que des moyens.

Faudrait-il croire cependant que, l’humain n’étant qu’un être comme les autres, on ne saurait lui reconnaître de valeur particulière, et encore moins exceptionnelle ? À une telle question, il faudrait répondre qu’il n’y aurait que d’un point de vue absolu que les choses pourraient paraître telles. Or, ce point de vue n’étant pas le nôtre, il ne nous intéresserait guère. Du point de vue d’un vivant, la vie, en tout cas la sienne, aurait une valeur absolue et devrait avoir une telle valeur, pour lui.

Par ailleurs, pour que nous, qui sommes humains, reconnaissions à l’humain une telle valeur absolue, pourquoi faudrait-il que nous le pensions comme libre ou intelligent, au-dessus de la nature ou même constitué à l’image de Dieu1 ? Serait-ce que, au fond de nos manières habituelles de penser

métaphysiquement, nous traînerions des reliquats religieux, des traces de conceptions en lesquelles l’humain était glorifié en raison de sa ressemblance au divin ? Serait-ce alors l’abandon du religieux qui nous laisserait avec un sentiment de désenchantement, comme si nous avions eu à descendre sur Terre ? « [À] force de concentrer toute valeur et toute réalité en Dieu, » écrit Compte-Sponville, « on ne trouve plus, lorsque la foi se retire, qu’un monde vide

1 Pour un tableau détaillé de l’évolution du discours portant sur les fondements de la dignité humaine, voir Thomas De Koninck, De la dignité humaine (Paris, Puf, 1995). Pour une approche intéressante, voir Kenneth Henley, « The Value of Individuals » (Philosophy and Phenomenological Research, vol. 37 [1977], no 3, p. 345-352) : la dignité

ne se fonde pas, parce qu’elle est fondatrice. Si nous valorisons les êtres humains en raison de telle ou telle propriété, c’est alors cette propriété que nous valorisons, et non les êtres humains. Et si nous n’étions pas les plus beaux et les plus intelligents, que ferions-nous ? Cesserions-nous de nous valoriser ? C’est la vie qui se valorise elle-même, car c’est là sont essence, et ce serait d’agir en conformité avec elle, avec son exigence fondamentale, et donc avec ce que nous sommes comme vivants, que de reconnaître en nous comme en nos semblables une valeur absolue.

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et vain, sans valeur, sans saveur, sans importance »2.

La présente thèse avance une tout autre hypothèse. Suivant celle-ci, ce serait le regard objectif lui-même qui serait intrinsèquement dévalorisant, le fait de se voir comme une chose (de ce monde) suffirait pour nous transformer en « gibier ». Le naturalisme, s’étant fait trop rapidement le complice de ce regard objectivant, aurait donc amende honorable à faire.

Singularité de la méthode

Au départ, l’intention de la thèse était de mettre en lumière un rapprochement entre une dualité épistémique et une dualité qui peut être dite éthique, celle-ci opposant deux « finalités ».

Cette dualité éthique reposerait en effet sur la dualité fins/moyens, et donc sur deux types de finalité : une « finalité instrumentale » (ou utilitaire) et une « finalité finalitaire ». Ou l’objet de notre action serait une fin en elle-même, ou il aurait une valeur utilitaire. Il n’y a rien en cela qui aille visiblement contre le gros bon sens, même si, dans la pratique, rien n’est tout noir ou tout blanc et s’il y aura souvent, par exemple, un peu d’utilité à l’amour et, inversement, des aspects aimables à des activités auxquelles on pourrait ne s’adonner qu’en raison de leur valeur utilitaire.

Or, instrumentaliser, « se servir de », « tirer profit de », voilà qui demande qu’on suive des canons qui seraient tout le contraire de ceux auxquels il faudrait se tenir quand il s’agit de servir une chose, de la valoriser pour elle-même.

La thèse qu’il s’agissait initialement de soutenir était donc que l’acte qui consiste à valoriser une chose en elle-même repose sur un autre savoir, un savoir tout autre, une connaissance subjective n’ayant aucune commune mesure avec ce qu’on a l’habitude d’appeler ‘savoir’, ce qu’on appelle alors ‘savoir’ servant

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généralement à appuyer des visées instrumentales.

Il aurait fallu, pour soutenir un tel propos, découvrir des auteurs qui énoncent clairement l’idée qu’il y a deux manières de connaître et que, à ces deux manières de connaître, se rattachent nécessairement deux attitudes face au monde. Une telle enquête — peut-être aurait-il été possible de s’en douter au départ — avait semble-t-il tout contre elle. Le naturalisme, celui qui se comprend

mal, se donne pour postulat, parmi d’autres, qu’il n’y a en réalité qu’une seule

sorte de connaissance. Par conséquent, l’idée même d’un dualisme épistémique semble susciter chez certains des réactions viscérales défensives. Voulant introduire une dualité éthique fondamentale, en partant d’une dualité épistémique pourtant évidente, nous nous retrouvons donc devant un refus aussi insensé que catégorique du dualisme épistémique lui-même.

C’est alors que la singularité du résultat commence à se faire jour. Le but initial était de trouver d’autres recherches ou auteurs qui soutiennent une certaine hypothèse, dans le but de faire avancer la compréhension à son sujet. En un mot, selon cette hypothèse, la connaissance objective, étant instrumentale en son essence, serait « méchante » ; elle serait mortifère, comme elle se devrait naturellement de l’être, là où la connaissance subjective soutiendrait une attitude contraire. Or, nul auteur avançant de tels propos n’a été repéré dans la littérature à l’étude. Par contre, il semble que la majorité des propos retenus se soient révélés être mortifères pour l’élément subjectif.

Il s’agissait de soutenir une thèse, de chercher dans les textes des propos qui l’explicitaient, pour ensuite la faire avancer de quelques pas, dans la mesure où le chercheur pouvait lui apporter une quelconque modeste contribution. Il s’agissait donc initialement de repérer, dans la littérature, des textes qui projetaient de la lumière sur cette thèse. Mais il s’est avéré que c’est cette thèse elle-même qui a projeté une lumière, peut-être nouvelle, peut-être douteuse, sur les textes examinés.

Il y a un autre point portant sur la méthode qu’il faut souligner. Le présent travail ne se propose pas comme une étude qui aurait pour but

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d’approfondir notre commune compréhension des thèses d’un ou de plusieurs auteurs. Il ne s’agit pas de faire de la lumière sur la philosophie d’un Strawson, d’un Eddington ou d’un Churchland. La présente thèse est thématique et son unique axe directionnel est la dualité épistémique, cet axe se dirigeant ultimement vers la dualité éthique à laquelle se rattache cette dualité épistémique. C’est donc uniquement le traitement que réserve chaque auteur à la dualité épistémique — la dualité éthique n’apparaissant jamais dans l’horizon des textes à l’étude — qui retiendra notre attention. C’est, non pas la défense ou le rejet de la philosophie particulière de tel ou tel auteur qui intéresse la présente étude, mais le sort que réserve à la dualité épistémique chacun des penseurs auprès desquels nous allons nous renseigner.

Terminologie

Deux autres points sont à considérer avant d’introduire le propos, ceux-ci concernant la terminologie. Tout d’abord, le concept d’une dualité de formes de connaissance ne soulèverait peut-être pas tant de résistance si, plutôt que de parler d’une dualité de formes de connaissance, c’était le concept de deux volets propres à toute connaissance qui était évoqué. Si rien n’interdit une reformulation d’ensemble qui tienne compte de cette nuance, il faut dire que celle-ci reste plus verbale que substantielle, le résultat final ne s’en trouvant point affecté. Quoi qu’il en soit, nous aurions encore à la fin un dualisme épistémique non moins marquant.

Deuxième remarque : la littérature a à peu près consacré l’expression « théorie du double aspect ». Il faut dire d’abord qu’il s’agit non d’une théorie, mais d’un postulat, sinon, au plus, d’une thèse ou encore d’une doctrine. « Théorie » semble maladroit. Nous verrons par ailleurs au cours de l’étude pourquoi cette « théorie » du double aspect serait plus adéquatement nommée « théorie du double accès ». Cette théorie met en évidence la différence entre un accès immédiat et un accès médiatisé au réel, un accès « par le dedans » et un

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accès « par le dehors ». Enfin, dans la littérature, l’expression « théorie du double aspect » est employée en plus d’un sens, souvent passablement différents l’un de l’autre. Ces divers points concernant la théorie du double aspect n’étant signalés ici qu’en guise d’avertissement.

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INTRODUCTION

L’erreur de l’âme sur elle-même vient de ce qu’elle s’identifie à ces images avec un si grand amour qu’elle en vient à se juger elle-même comme quelque chose de tel. Elle s’assimile à ces images, non par son être, mais par la pensée : ce n’est pas qu’elle se figure qu’elle soit une image, mais elle se figure qu’elle est ce dont elle porte l’image en elle. Car en elle subsiste le pouvoir de juger qui lui fait distinguer le corps, qui lui reste extérieur, de l’image qu’elle porte en elle : à moins que ces images ne s’extériorisent au point d’être prises pour la sensation de corps étrangers, non pour des représentations intérieures, ce qui arrive couramment dans le sommeil, la folie ou quelque transport.

Saint Augustin3

L’illusion de Galilée ce fut, justement d’avoir pris ce monde mathématique destiné à fournir une connaissance univoque du monde réel pour ce monde réel lui-même [...].

Michel Henry4

1. Il existe une dualité foncière constitutive de l’existence humaine. On a longtemps interprété cette dualité comme étant ontologique — voyant en elle une dualité de substances : esprit et matière. On s’est acharné sur cette dualité dite

3 La Trinité, livre X, VI, 8, P. Agaësse (trad.), in Œuvres de saint Augustin, 2e série, t. 16, La Trinité, Livres VIII-XV, Paris, Desclée De Brouwer, 1955, p. 137.

4 « Philosophie et subjectivité », Encyclopédie philosophique universelle, A. Jacob (dir.), vol. I, A. Jacob (dir.), Puf, 1989, p. 47, § 1. Repris dans Phénoménologie de la vie, t. II : De la subjectivité, Puf, 2003, p. 28.

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ontologique, voulant la contester, se croyant quitte de toute dualité une fois abattue cette dualité conçue comme dualité dans l’être.

2. Coup d’épée dans l’eau, la rhétorique contre le dualisme ontologique laisse indemne le véritable dualisme, celui-ci étant épistémique, et non ontologique. S’il n’y a pas deux sortes d’êtres, il reste deux connaissances, deux accès à l’être, médiat et immédiat, externe et interne, entre lesquels, aussi surprenant que cela soit, aucun pont ne saurait être érigé. L’expérience humaine, comme tout ce qui peut se concevoir comme expérience, se constitue nécessairement de deux savoirs, de deux manières de connaître, correspondant respectivement à un savoir de soi et à un savoir de l’altérité, c’est-à-dire un savoir d’un non-moi qu’on ne saurait connaître que médiatement à travers les effets qu’ont sur nous les choses autres que nous. Ce dernier savoir correspond au savoir objectif ou scientifique.

3. À ces deux savoirs, objectif et subjectif, se rattachent deux éthiques, deux manières d’être au monde, soit servir, en traitant l’objet de notre attention comme une fin en soi, ou se ‘servir de’, en le traitant comme moyen. Dire deux savoirs, c’est dire deux manières d’éprouver ou de sentir, deux modalités du pâtir. À ces deux modes de passion répondent donc deux modes d’action.

4. C’est cette dualité foncière constitutive de l’existence qui fait l’objet de la présente thèse. Après avoir fait le point concernant le questionnement que suscite l’écart apparent entre l’esprit et le corps, ce qui nous permettra d’entrer en matière, un tableau anthropologique sommaire situera cette dualité foncière dans le cadre d’une appropriation progressive d’une compréhension de soi, telle qu’elle peut se concevoir au sein de l’évolution humaine. Les sections suivantes introduisent deux idées : d’abord celle d’une « dualité de dualités », soit de deux dualités fort différentes l’une de l’autre, mais qu’implique le fait même de toute représentation, puis celle d’un oubli de soi auquel une telle structure existentielle peut facilement nous condamner. Ensuite, les formes générales qu’ont pu prendre les réponses à cette aliénation ressentie par un être aux prises avec ces deux dualités seront brièvement évoquées. Nous verrons par là comment cette

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problématique nous oriente initialement vers le panpsychisme.

5. Comme c’est néanmoins à partir d’une perspective naturaliste que les questions sont abordées, cette perspective sera d’abord définie avec plus de précision. Il nous faudra nous attarder plus longuement ensuite, dans la présente introduction, d’abord au cadre doctrinal qui guide l’étude puis, plus spécialement, à la théorie du double aspect, en disant un mot auparavant au sujet du panpsychisme.

1. La différence fondatrice

6. Commençons par la question de la différence entre l’esprit et la matière. La question du rapport psychophysique est centrale par rapport à chacune des études qui suivent. Or, on pense habituellement que cette question appelle une recherche qui consisterait à se demander comment il se fait — comment il se peut — qu’un amas de matière inerte se transforme en un être sensible. On ne semble pas voir le moindre rapport entre les deux termes — matière et pensée —, et c’est cette différence et cette absence de rapport permettant de lier ces termes l’un à l’autre qui attisent nos curiosités et motivent les recherches, qu’on le reconnaisse ou non.

7. Cette question existe donc parce qu’il nous semble exister un écart incommensurable entre la conscience, en tant que fait, et la matière. Par contre, on croira facilement que, si cet écart existe, c’est parce que notre science n’est pas suffisamment avancée. On cherchera alors à connaître la matière plus profondément. Mais, en réalité, c’est la question qu’il faut interroger, bien plus que la matière. Ce n’est pas comment la matière peut causer l’esprit qui est la véritable question, mais quelle est la nature de cette différence qui démarque ces deux termes. Si cet écart existe, pour nous, ce n’est pas, en fin de compte, parce que notre science est insuffisante, mais parce que l’écart en question est l’écart — c’est ce qu’il s’agira de démontrer — entre le dedans et le dehors, ce qui est une tout autre chose qu’un manque de science.

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8. Si c’est le cas, c’est-à-dire, si l’écart entre l’esprit et la matière correspond effectivement à la différence entre le dedans et le dehors, cela suggère qu’il existe de vastes pans de l’entreprise d’autocompréhension humaine qui, dans leur fond, paraîtront d’autant plus douteux. Nous pouvons penser ici au projet de psychologie béhavioriste ou à d’autres projets de compréhension qui peuvent relever d’une sociologie objectivante (structuralisme ? historicisme ?), d’une phénoménologie (voir les lectures henryennes de Husserl5) ou, plus près de la

présente étude, d’une philosophie analytique ayant pour objectif fondamental une « naturalisation » de l’esprit.

9. Que, non pas l’humain, mais — entendons bien — la subjectivité ne se prête pas à la science peut déjà être mis en évidence par l’exercice suivant. Considérons une description qu’un neurologue pourrait nous proposer de l’acte qui consiste à sentir un bouquet de fleurs. Pour lui, sentir un bouquet, ou même seulement y penser, se réduirait essentiellement, si on exclut le fait d’inspirer de l’air, à une série d’événements neuronaux, synaptiques et hormonaux. Or, il nous faudrait rappeler à un tel savant qu’une pensée ou une sensation ne ressemble pas plus à une cellule, à un lobe occipital, ou même à un nuage d’activité électrochimique qu’à une tête bien faite. C’est le rapport entre un fait matériel — qu’il soit microscopique ou non — et une réalité intérieure qui provoque la recherche, et non pas la question de connaître les conditions matérielles précises qui semblent être le corollaire de toute vie ou de toute pensée. Car, connaîtrions-nous ces conditions dans leur plus menu détail, la question concernant le caractère énigmatique de ce rapport se poserait encore.

10. On comprendra que ce qui s’applique à l’approche « physicaliste » concernant la conscience s’appliquera tout autant à des recherches qui, sans se vouloir physicalistes, se voudront encore scientifiques, en faisant leurs les méthodes de la science objective, celle-ci impliquant entre autres la volonté d’insérer les faits mesurables dans le contexte d’une théorie explicative

5 « Réflexions sur la cinquième Méditation cartésienne de Husserl », in Phénoménologie

matérielle, Paris, Puf, 1990, p. 137-159 ; « Philosophie et subjectivité », art. cité,

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constituée de lois objectives.

11. Il faut être clair, cependant. On peut certainement, à n’en pas douter, traiter scientifiquement l’être humain ; on peut le soumettre à une objectivation autant que toute autre chose. C’est pourquoi il est important de souligner que c’est la subjectivité, et non l’humanité, qui échappe en principe au pouvoir de la science. Trop longtemps, sentant intuitivement que nulle science du monde ne pouvait atteindre son être intime, l’humain en a tiré la conclusion qu’il était lui-même une exception dans la nature. Mais ce n’est pas une telle conclusion que les travaux qui suivent autorisent. C’est l’expérience subjective de toute chose qui reste insaisissable objectivement, que toute chose, par ailleurs, « ait » ou non une expérience subjective.

12. Ce qu’il faut entendre maintenant par une expérience subjective, par intériorité, c’est ce qu’il appartient au texte d’expliquer. Nous pouvons faire un premier pas dans cette direction en esquissant une anthropologie qui nous permettra de prendre acte d’une distinction dont l’importance est primordiale en philosophie, soit celle opposant le réel et son image.

2. Cadre anthropologique

13. L’histoire humaine — entendons, l’évolution d’ « anthropos » — peut se diviser en trois moments. Dans un premier moment, l’humain, rendu intelligent, pense le monde. Étant un être d’intelligence, l’humain est un être qui se construit une image du monde. Penser le monde, c’est se le représenter. Cependant, dans cette image, l’humain ne retrouve point la trace de son être. Il ne se reconnaît point dans la nature telle qu’elle se présente à lui, et elle se présente à lui, forcément, telle qu’il se la représente. C’est donc normal qu’il ne se retrouve nullement dans cette image, puisque le réel n’est pas image, ou n’est pas cette image et, pour certaines raisons formelles (qui seront examinées au chapitre 5), le réel ne peut même pas ressembler à l’image que nous en avons.

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14. Donc, dans cette nature qu’il voit, l’humain premier ne voit point son âme, sa vie intérieure, sa vie éprouvée, c’est-à-dire sa vie réelle. Il lui semble que sa nature à lui est tout autre que ce qu’il lui est possible d’apercevoir et de concevoir. Il se sent immatériel, et il ne voit que matière. Il sent donc qu’il vient d’ailleurs, d’un monde caché, caché et autre en nature ; et il dit : « je ne suis pas corps ». Je ne suis pas ce corps, cette mécanique, et je ne suis pas cette nature. Je suis donc surnature. À plusieurs égards, il a raison, même si, à le prendre au mot, il peut avoir tort. Mais il ne réalise pas encore que la pauvreté à laquelle il refuse avec raison de s’identifier n’est que la pauvreté de l’image du monde que ses propres capacités lui permettent de produire — ou n’est, que la pauvreté de l’image tout court ; « tout court », parce que, de toute façon, pour des raisons formelles, l’image ne peut qu’être relativement pauvre, aussi intelligent qu’on puisse être, quand c’est au réel qu’on la compare.

15. Dans un deuxième moment anthropologique, les fruits de l’intelligence s’imposent. L’humain se sent acculé par son image du monde. Celle-ci paraît si valide, elle lui procure tant de pouvoir, qu’il ne peut plus guère argumenter contre elle. Il croit alors que la seule vérité digne de ce nom est la vérité objective. Il cède donc — peut-être gaiement — et s’identifie à l’image objective qu’il détient du monde. Il « tombe » dans l’image, en quelque sorte, et il dit : « Je suis corps. Je suis matière, l’égal de toute autre matière. » Il se « naturalise » et se conçoit maintenant comme un mécanisme physiologique et, pour se comprendre, il risque fort, par exemple, de se lancer dans des recherches neurologiques toujours plus approfondies.

16. Donc, dans un premier moment, l’humain s’aliène du monde, de l’être du monde. Il dit « je ne suis pas monde ». Nous retrouvons alors un humain inquiet, en quête perpétuelle, tourné vers le transcendant, ne se sentant pas chez lui dans le monde. C’est « anthropos un ».

17. Dans le deuxième moment, il dit « je ne suis pas ». En effet, en disant « toute vérité est objective », il se coupe, il se détourne de la seule vérité qui existe véritablement pour lui, et c’est sa réalité subjective, son intériorité. En disant « il

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n’y a que l’objet », en disant que toute vérité est objective, il dit que le sujet n’est pas, ou n’est qu’une illusion. On se souviendra du mot d’ordre de la fin du millénaire précédent, proclamant « la mort du sujet ». L’humain ne s’aliène plus alors du monde, en un sens, puisque c’est dans l’image du monde qu’il fuit ; il s’aliène maintenant de lui-même. L’expérience est moins douloureuse seulement parce qu’il ne se sent plus. La perte est d’autant plus monstrueuse. C’est « anthropos deux ».

18. Dans un troisième moment anthropologique, dont on attend toujours — il faut l’avouer — la venue, l’humain surmonte ces deux formes d’aliénation. Il se sent chez lui dans le monde, comme être naturel, mais il demeure pleinement conscient du fait qu’il ne peut qu’être mystère pour lui-même, aussi puissante que puisse être sa science, et conscient du fait que — pour évoquer un mot d’Alquié — l’apparaître n’est pas l’être6. C’est une mission importante de la

philosophie, sous laquelle s’inscrivent les présents travaux, que de faciliter cette transition vers ce troisième moment.

19. À la lumière de cette anthropologie sommaire, nous pouvons mieux caractériser et comprendre les deux positions adverses constitutives du débat concernant le rapport psychophysique. Ces positions nous renvoient à ce premier et à ce second moment anthropologique. On ne peut éviter de caricaturer en traçant avec de grands traits, mais disons néanmoins que nous aurons, d’un côté, les humanistes et, de l’autre, les naturalistes physicalistes.

20. Liberté, dignité humaine, pourquoi l’être humain est-il plus qu’une bête, voilà des notions et une question que nous retrouverons communément chez les humanistes.

21. D’autre part, il y a le discours naturaliste, un discours qui dira, en gros, « Adieu les chimères, les fausses croyances complaisantes, telles la liberté

6 « L’objet n’est pas l’être » : paroles recueillies par Alexis Philonenko lors d’un entretien qui s’est avéré être leur ultime rencontre et qui lui sert de « fil d’Ariane » dans ce qui constitue un in memoriam pour Alquié et son œuvre (« Ferdinand Alquié ou de la lucidité », Revue de métaphysique et de morale, vol. 90 [1985], no 4, p. 462).

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métaphysique, la dualité ontologique, etc. ». L’univers est rationnel, et déterminé, et nous en sommes. Nous ne sommes que des animaux. C’est cette position qui semble remettre en cause des notions telles celles de finalité ou de bonté naturelle, et qui d’ailleurs peut générer le scepticisme, le relativisme ou même le nihilisme ou d’autres maux semblables.

22. En réalité, cette dispute trahit un déchirement existentiel que chacun retrouvera déjà en lui-même, pour peu qu’il y regarde de près. La condition humaine elle-même nous place dans une situation qui, si nous ne prenons pas le temps d’y voir clair, nous laisse avec une tension douloureuse entre deux manières de s’inscrire dans le réel.

23. En partant d’une position naturaliste, en en constatant les limites apparentes, il nous sera possible d’entrevoir comment le passage peut se faire vers un naturalisme moins problématique. On pourra même voir dans le parcours proposé un discours qui nous permet de passer d’une thèse à une antithèse (soit d’ « anthropos 1 » à « anthropos 2 »), puis à une synthèse (soit « anthropos 3 »).

3. Le réel et son image

24. Saisir le sens des deux exergues qui figurent en tête ce cette introduction, c’est atteindre le fond des propos qui suivent. Nous sommes, n’en déplaise à un certain sens de la pudeur que chacun porte en soi, des singes et, en tant que singes, nous nous construisons des images du réel, comme de nous-mêmes. Un singe singe et l’homme est un grand singe qui singe en grand. Or, l’image qu’un singe se fait du réel ne peut qu’être une parodie de ce même réel. Quand le même singe agit suivant l’image qu’il se fait de lui-même, il imite l’image qu’il a de lui-même. Nous assistons alors à une double parodie. C’est ce que des

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travaux récents se sont donné pour tâche de porter à l’évidence7.

25. On pourra d’ailleurs se convaincre de l’étendue du rôle de l’imitation dans la vie sociale en consultant l’œuvre de René Girard8. L’imitation n’est pourtant

pas un tort en soi. Elle est au contraire un élément essentiel au développement humain et la présente étude ne porte pas sur le rôle de l’imitation dans la vie humaine. L’attention sera tournée plutôt vers l’idée que l’humain oublie ou ne se rend pas compte qu’il n’a du monde qu’une image.

26. Ce premier constat, par lequel nous reconnaissons n’avoir accès au monde que par l’entremise de sa représentation, en impose un deuxième, dont l’importance ne saurait être sous-estimée. Nous avons bien droit au monde-image — monde pensé aussi bien que senti9 —, mais nous avons aussi droit à

quelque chose en plus, puisque nous détenons aussi l’image en elle-même. Or, nous aurions là une connaissance de nous-même qui ne souffrirait aucune comparaison avec la connaissance que nous aurions du monde à travers l’image. Nous aurions à nous-même un accès direct, même s’il n’était que partiel, qui serait sans commune mesure avec l’accès indirect au monde que nous assure la représentation du monde. Cette distinction entre un accès direct à l’être que nous sommes et un accès indirect à l’être que nous ne sommes pas constitue donc une dualité de formes de connaissance.

27. Considérons maintenant cette dualité à partir du point de vue qui sera le nôtre, soit celui du naturalisme. ‘Physicalisme’, ‘matérialisme’, ‘déterminisme’, ‘naturalisme’, voilà autant de termes qui peuvent refléter des nuances de sens, mais qui tous procèdent néanmoins du même esprit ou d’une même intention. Cette intention est noble, comme nous le verrons, mais elle conduit le plus souvent à un réalisme objectivant. Par ‘réalisme objectivant’, il faut entendre ce

7 Étienne Groleau, Affectivité, parodie et modernité, thèse doctorale, Université Laval, Québec, 2013.

8 Des choses cachées depuis la fondation du monde, Paris, Bernard Grasset, 1978. 9 Nous verrons, ici et là, au cours de l’étude, que l’opposition entre le sujet immédiat

et l’objet médiatisé ne correspond pas à l’opposition entre le senti et le conçu, même si le sensible est un domaine où il nous est plus facile de faire ressortir le contraste entre les deux savoirs. La dualité des savoirs sera constitutive de toute expérience, qu’elle soit intellective, émotive ou autre.

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processus par lequel l’être humain, après avoir vu le monde, le transformant par là en image, nécessairement objective par la force des choses, oublie le monde réel et prend cette image pour le réel. Or, ce faisant, il perdrait la trace et le sens de son être propre. Laurent de Briey envisage le même problème quand il écrit :

Poussée dans ses ultimes conséquences, la logique de la mathématisation du monde physique est en effet celle d’une réduction du réel à ce qui est subjectivement représentable10.

Il aurait simplement été plus conforme aux faits d’écrire « objectivement » représentable.

28. Or, une telle méprise n’est pas sans conséquence. Tout au contraire, elle eut des séquelles très graves. Mais avant de traiter de la question des implications éthiques qu’il faut lier formellement, d’une part, à la conception objective et, d’autre part, à la conception subjective de l’être humain, il faut d’abord établir le fait que la connaissance objective n’est pas la seule qui soit. Il faut démontrer qu’à elle s’oppose une connaissance subjective, avec laquelle elle constitue une dualité épistémique fondamentale. Or, quoique ce soit au naturalisme que le réalisme objectivant ait été attribué, il semble pourtant que la dualité épistémique en question se trouve régulièrement reconnue par des auteurs qui se qualifieraient eux-mêmes, sans hésiter, de naturalistes. Plusieurs semblent l’invoquer couramment dans le but d’en tirer un usage polémique. C’est rapidement cependant qu’on laisse tomber ensuite le rideau sur elle quand vient le temps de la considérer en elle-même et d’en tirer toutes les conséquences.

29. L’attention sera donc portée surtout sur cette dualité en tant que dualité

épistémique, en se concentrant sur l’oubli ou la dévalorisation et la banalisation

de la connaissance subjective dans la pensée naturaliste, la thèse étant que rien, dans le contexte d’une telle doctrine, ne nous oblige à fermer l’œil sur cette connaissance et que tout, au contraire, nous contraint d’en tenir compte.

10 Laurent de Briey, « Les paradigmes de l’éthique. Nature, sujet, intersubjectivité », in

Questions d’éthique contemporaine, L. Thiaw-Po-Une (dir.), Paris, Stock, 2006,

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4. Deux dualités

30. Le concept de représentation n’implique pas seulement cette dualité épistémique, opposant la connaissance du monde par la pensée à la connaissance de la pensée en elle-même. Ce concept implique aussi une deuxième dualité, cette fois opposant l’image d’une chose à la chose même, à la dite « chose en soi », au noumène. Cette opposition permet de comprendre que l’objet dans l’image, l’objet apparent, peut différer de manière importante de la réalité qui lui donne lieu. Nous n’avons qu’à penser au symbole. Un symbole peut ressembler à ce qu’il désigne, comme il peut en être fort différent, sans pour autant que son utilité s’en trouve amoindrie. La pertinence de cette dualité ressortira quand il s’agira de penser le rapport entre le mental et le physique. Revenons à la première dualité.

31. Hormis cette dualité que constituent la réalité nouménale et son image, il existe donc cette dualité épistémique, inhérente à toute représentation, soit celle du subjectif et de l’objectif. Cette dualité est constituée par l’opposition entre l’objet de la représentation et la représentation en elle-même. Dans toute image, si ce n’est que quelques traits noirs sur un fond blanc, il y a un donné immédiat. C’est là la représentation en elle-même, pensée indépendamment de toute référence à quelque objet ou quelque sens que ce soit. Dans ces traits, on pourra, certes, reconnaître une ressemblance avec une autre réalité — une personne, une chose ou même un sentiment. Mais il y aurait, hormis ce contenu objectif, un donné brut qu’on peut voir comme insignifiant ou, du moins, qu’on peut voir indépendamment de sa signification, donc de son interprétation. Notons au passage que, pour sa part, le contenu objectif pourra encore être un élément foncièrement subjectif. Ce sera le cas, par exemple, lorsqu’une chanson fera référence à une peine d’amour, un vécu éminemment subjectif. Ce n’est qu’accessoirement qu’une peine d’amour peut être dite « objective ». Elle peut être objet de discours, mais d’un discours qu’on ne saurait comprendre que d’un point de vue subjectif. Nous aurions droit, dans toute représentation, à cette dualité constituée d’un volet objectif et subjectif, que cette représentation soit

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visuelle, tactile ou même olfactive ou encore kinesthésique. Signification et signe, message et messager ou — mieux — médium, contenu et contenant sont certaines des paires nominales qui peuvent être utilisées pour désigner cette dualité. Celle-ci constitue, à proprement parler, un dualisme épistémique : en raison de cette dualité inhérente à la structure même de toute expérience, toute expérience se constitue d’une dualité de modes de connaissance, l’un et l’autre

demeurant mutuellement incommensurables.

32. Pensons à ce cliché que lançait M. McLuhan il y a un demi-siècle : « Le médium, c’est le message »11. Si on a cru que cette sentence pouvait avoir des

implications fracassantes en sociologie, celles-ci pourraient paraître relativement ordinaires par comparaison aux implications dont elle pourrait être porteuse quand c’est dans une réflexion métaphysique qu’on l’implante. La présente thèse pose donc que le fait de ne tenir compte que de l’objet intentionnel de la représentation, ce serait oublier ce que la représentation peut être en elle-même. En ne portant attention qu’au message, on ignorerait la valeur épistémique du médium, alors que, toujours, le médium constitue déjà en lui-même un message, et un message implicite qui reste tout autre par rapport au message explicite qu’il véhicule. Quand une musique pleure, quand la voix gémit, nous avons une image qui vaut mille mots, parce que ce ne sont pas les mots qui portent le message, mais le ton. Or, les mots — les poètes le savent trop bien — ont aussi leur ton, une tonalité qui peut d’ailleurs dépendre autant, sinon plus, de leur sens que de leur phonétique. Cette tonalité du sens nous éloigne entièrement de sa valeur objective et nous plonge dans sa profondeur subjective.

33. Si l’une et l’autre de ces dualités (le réel et son image ; l’objet dans l’image et l’image en elle-même) se révéleront importantes, la deuxième, constituant à elle seule le dualisme épistémique, pourrait suffire pour assurer le statut de la connaissance subjective. Nous verrons cependant qu’on ne peut faire l’économie de la première, celle opposant le réel, l’ « objet » nouménal (la chose en soi) à cette

11 « The medium is the message » : aphorisme notoire de Marshall McLuhan et titre du premier chapitre de Pour comprendre les média (J. Paré [trad.], Montréal, Hurtubise HMH, 1972 [Understanding Media, New York NY, McGraw-Hill, 1964]).

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chose telle que nous nous la représentons.

34. Considérons pour l’instant la seconde dualité. Il s’agit d’une dualité épistémique opposant la connaissance de l’objet dans la représentation à la connaissance de la représentation en tant que telle, cette connaissance constituant dans ce dernier cas la connaissance subjective. On a malheureusement l’habitude d’assimiler le concept de représentation à celui de contenu de la représentation, laissant alors dans l’ombre le fait même de cette donnée immédiate que constitue la représentation. Prenons pour exemple un tableau : « Les Antilles ». On y voit dépeintes une rive, une mer et une eau d’un bleu si beau qu’on croirait que la petite houle s’en réjouit. Voilà un contenu. Même le bleu de l’eau, ou en tout cas l’eau bleue, relève du contenu, et non du « contenant ». Or, ce bleu est à la fois l’un et l’autre, contenu et contenant, message et médium. C’est qu’on peut voir la mer ou voir le bleu. Dans le dernier cas, il ne s’agit pas de voir un cadre, ni même la toile et la peinture, mais la couleur en elle-même, la matière de la représentation.

35. En un sens — mais dans un sens seulement, comme cela sera précisé à l’instant —, le contenu correspondrait en effet à la forme et le médium à la matière de laquelle la forme est tirée. La constitution initiale du contenu serait l’œuvre, certes préréflexive, de l’intelligence, celle-ci tirant un contenu de cette matière première que serait l’impression ou le divers sensible. Cette « matière » correspond à ce qu’on appelle, dans la littérature, « l’effet que cela fait », soit au volet qualitatif de l’expérience. Dans l’exemple du tableau, cet effet comprendra non seulement l’impression des diverses formes et couleurs, mais aussi l’impression de beauté. Quoi qu’il en soit, le fait de cette dualité (de choses à connaître) demeure ; cette dualité est nécessaire et indépassable : il y a, d’une part, la visée intentionnelle de la représentation et, d’autre part, l’ « effet que cela fait » d’être tel ou tel vécu12. Et comme l’explique Sprigge, éminent panpsychiste

12 L’expression « l’effet que cela fait » a été popularisée par l’usage qu’en a fait Thomas Nagel (« What Is it Like to Be a Bat? », Philosophical Review, vol. 83 [1973], p. 435-450). Elle avait été utilisée un peu avant par T.L.S. Sprigge : « Thus consciousness is

that which one characterises when one tries to answer the question what it is or might be like to be a certain object in a certain situation. » (« Final Causes », Proceedings of

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du XXe siècle, on ne se demande pas ce qu’est un objet quelconque lorsqu’on se

demande — question toute particulière — ce que c’est qu’être cet objet13.

36. Voici cependant deux difficultés. La première concerne ce qu’on peut entendre sous les termes de ‘savoir’ et de ‘connaissance’. Le savoir est-il nécessairement propositionnel, est-il toujours un « savoir que » ? Si l’intelligence est la faculté qui a pour tâche de produire un contenu représentationnel, on ne voit pas comment nous pourrions « connaître » autre chose qu’un tel contenu. Ce serait alors comme si la connaissance correspondait à ce qui est formé, à ce qui se forme dans la représentation. Connaître signifierait, en ce cas, identifier un contenu. Certes, suivant cette manière de voir, il n’y aurait pas de forme sans

matière, mais il n’y aurait pas de connaissance sans forme, et l’acte de connaître, de ce point de vue, consisterait à interpréter une matière de manière à en tirer une forme — une idée — vérifiable empiriquement.

37. Il ne faudrait pourtant pas conclure que toute connaissance se rapporte à la forme, qu’elle est par là nécessairement objective et que ce ne serait que par abus de langage que nous pourrions parler d’une connaissance subjective que constituerait la matière de la représentation. Cela peut sembler n’être qu’une question de convention. Ainsi, on admettrait, d’un commun accord, que l’expression ‘connaissance’ puisse ou non désigner l’éprouvé, l’expérience immédiate. En réalité, loin d’être une simple question de convention, il serait bien difficile de faire autrement que de parler, dans ce dernier cas, de connaissance. Pour que Joseph tende la main vers le livre jaune et non vers le livre bleu, quand on lui demande de saisir le livre jaune, il doit connaître l’éprouvé « jaune », la « jaunitude ». On « reconnaît » des sons, des couleurs, des sentiments.

38. Cela dit, nous voici devant une deuxième difficulté. Faut-il comprendre

the Aristotelian Society, Supplementary Volumes, vol. 45 [1971], p. 168) comme par

d’autres encore avant ces derniers (D. Stoljar–Y. Nagasawa [dir.], « Introduction », in

There’s Something About Mary. Essays on Phenomenal Consciousness and Frank Jackson’s Knowledge Argument, Londres/Cambridge Mass., Bradford/MIT, 2004,

p. 7).

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que seule la « matière » de la représentation constitue la connaissance subjective, alors que la forme en constituerait la connaissance objective ? Par rapport à cette question, Descartes peut nous venir en aide. Même en admettant avec lui que « le corps, la figure, l’étendue, le mouvement et le lieu ne sont que des fictions de [notre] esprit », nous serions, malgré cela, encore contraints de reconnaître l’existence indubitable de toutes ces fictions, en particulier de la figure, en tant que pensées14. C’est que la forme elle-même — ici, la « figure » —

comporte déjà un élément subjectif, étant elle aussi éprouvée. L’esprit interprète le divers sensible, l’éprouvé, mais l’interprétation qui en résulte sera elle-même éprouvée à son tour. Tant et si bien que la connaissance immédiate et subjective ne peut se réduire au seul volet matériel et sensible, qualitatif, de l’expérience. La figure elle-même relève de notre expérience immédiate, autant que les éléments dits « matériels » de la sensation, soit ses aspects qualitatifs. Mais il y a un avantage à concentrer notre attention sur le matériau sensible, par opposition à la forme en tant que sentie, et c’est qu’il est alors d’autant plus facile de souligner la différence entre un « contenu » subjectif (l’effet que cela fait) et un contenu objectif (la visée intentionnelle), cela permettant d’assurer la validité de la distinction entre connaissance subjective et objective.

39. Par ailleurs, s’il est vrai que la forme est elle-même, en un sens, matière de l’épreuve, il est vrai aussi que même le matériau sensible, en dehors de toute forme, médiatise déjà et a donc déjà une valeur objective : le fait en sera souligné à plus d’une reprise. Car, même l’odeur informe de la rose renvoie à, signifie, la rose, tout en étant déjà elle-même une épreuve avant toute signification. Nous verrons que cette portée objective du qualitatif se transforme en leurre, celui-ci détournant notre attention de l’impression sensible en tant que connaissance subjective. Michel Henry conçoit clairement la portée objective et la portée subjective de l’expérience sensible lorsqu’il distingue des qualités transcendantes — le bleu du ciel, la sérénité du fleuve — de l’impression réelle vivante, immédiate, du simple bleu, de la simple sérénité (infra, p. 297).

14 Méditations métaphysiques, in Descartes. Œuvres philosophiques, textes établis, présentés et annotés par F. Alquié, Paris, Garnier, 1967, « Méditation Seconde », p. 415.

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40. Il est important de ne pas projeter de symétrie entre ces deux savoirs, objectif et subjectif, raison pour laquelle ‘contenu’ apparaît ci-dessus entre guillemets. Ce « contenu » correspond au contraire à ce qui a été associé plus haut à l’idée de « contenant » : l’expérience elle-même serait le véhicule, le médium, connu subjectivement, soit sans être l’objet d’une connaissance. Si la forme peut être la matière d’une interprétation, et si l’impression sensible peut avoir une valeur objective, nous retrouverons néanmoins dans toute expérience la même dualité constitutive comprenant, d’une part, la connaissance médiate et objective, soit la visée intentionnelle, et, d’autre part, la connaissance immédiate et subjective, l’effet que cela fait (d’être une chose ressentant).

41. Sans contredit, on ne peut que rappeler le fait de la connaissance immédiate. Car il n’y a rien de neuf dans l’idée d’une telle connaissance. Augustin lui-même était déjà pleinement conscient de ces deux modes du connaître opposant la connaissance que l’âme a d’elle-même à ce qu’elle ne peut connaître que « grâce à la manifestation de signes extérieurs »15. Cette

distinction est fondamentale chez Descartes et oppose la connaissance, toujours certaine, que détient l’âme d’elle-même à celle des choses étendues, fruit de l’imagination et toujours sujette au doute cartésien16. Russell a consacré une

étude à la connaissance immédiate17 et Pascal Engel, pour donner un dernier

exemple, évoque aujourd’hui cette connaissance dans le contexte d’une réflexion sur divers types de connaissances littéraires18.

5. L’oubli de soi

42. Dans la littérature anglophone, on hésite généralement plus à reconnaître un statut à la connaissance immédiate, même après lui avoir reconnu de

15 La Trinité, livre X, IX, 12, op. cit. (supra, n. 3, p. 1), p. 145. Voir aussi Emmanuel Housset, La vocation de la personne, Paris, Puf, 2007, p. 88.

16 « Méditation seconde », in op. cit., p. 419-427.

17 Théorie de la connaissance, le manuscrit de 1913, J.-M. Roy (trad.), Paris, Vrin, 2002. 18 « Trois conceptions de la connaissance littéraire : cognitive, affective, pratique »,

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nombreuses caractéristiques. Sans tarder, on recouvrira de doutes chacune des caractéristiques qu’on lui reconnaîtra. Parlant de la certitude de l’expérience immédiate, par exemple, on nous dit que, « certains nient qu’une certitude absolue ne soit jamais possible », sur la base de quoi on se croit autorisé de conclure que cette certitude est loin d’être assurée19. Ou encore, concernant

l’introspection (à entendre, dans ce contexte, on le verra, comme synonyme de connaissance immédiate de soi), on affirme que :

peu de gens diraient que vous avez introspecté [introspected] si vous découvrez que vous êtes en colère en voyant votre visage dans le miroir. Cependant, on ne sait toujours pas ce qu’il faudrait de plus pour qu’un processus puisse être dit introspectif et la question reste donc en litige20.

43. Or, du point de vue de la présente étude, il n’y a rien là de litigieux et la question serait bien plutôt de savoir pourquoi ce serait une lutte incessante que les philosophes auraient à mener pour empêcher que cette connaissance immédiate passe inaperçue. Ceci n’est pas sans rappeler une réflexion de Bergson dans laquelle ce dernier notait comment, dans les débats, ceux qui prenaient la défense de la liberté devaient toujours suer « sang et eau » pendant que leurs adversaires déterministes, fussent-ils novices, semblaient avoir la victoire facile, tout dans l’intelligence non critique se prêtant aux arguments de ces adversaires21. Remplaçons les pôles auxquels faisait référence Bergson, soit

ceux de la liberté et du déterminisme, par les concepts de connaissance subjective et de connaissance objective et nous ferons alors face à la même problématique, soit au même (faux) problème qui consiste ou bien à vouloir se tailler une place dans le monde objectif en cherchant à y faire entrer notre être intime, ressentant une profonde aliénation dans le cas où nous ne saurions atteindre ce but, ou bien à résister à une telle assimilation, parce que,

19 Brie Gertler, « Self-Knowledge », section 1.1.1, The Stanford Encyclopedia of

Philosophy, printemps 2011, E.N. Zalta (Éd.),

http://plato.stanford.edu/archives/spr2011/entries/self-knowledge/.

20 Eric Schwitzgebel, Eric, « Introspection », section 1.1, The Stanford Encyclopedia of

Philosophy, hiver 2012, E.N. Zalta (Éd.),

http://plato.stanford.edu/archives/win2012/entries/introspection/.

21 La pensée et le mouvant, Paris, Puf, 91e éd., 1934/1975, p. 33 (Œuvres, Paris, Puf, 3e éd., 1959/1970, p. 1277).

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inversement cette fois, nous ne saurions nous reconnaître dans une conception mondaine et objective de nous-même.

44. Une partie importante de la réponse à cette question — soit, pourquoi faudrait-il constamment lutter pour assurer, le plus souvent avec un succès mitigé, le statut de la connaissance subjective ? — se trouve, peut-on présumer, dans le fait même que l’être humain oublie qu’il n’a du monde qu’une image, sinon ne sait comment distinguer le réel et son image. Comme le Narcisse qu’évoquait Plotin — sans toutefois nommer cette figure légendaire —, qui se serait noyé dans l’étang en tentant d’y embrasser son propre reflet22, l’être

humain serait porté à s’oublier en se noyant dans l’image objective qu’il a du monde et de lui-même. En oubliant que l’image n’est qu’image, et non le réel même, l’humain oublierait le réel, en commençant par sa propre réalité, tout en méprenant l’image pour le réel. Il croit voir du réel, et s’il n’oubliait pas que « voir du réel » veut dire précisément connaître ce réel médiatement, à travers les effets que le réel a sur sa personne, tout irait pour le mieux. Mais, il l’oublie, comme nous l’oublions tous, jusqu’à un certain point, et comme nous devons même l’oublier, jusqu’à un certain point, pour bien vivre dans le monde : nous n’embarquons pas dans le train en disant : « Voilà la bonne image à saisir. » Nous devons oublier que l’image du monde est image, quand nous avons affaire au monde. Il ne faudrait pas l’oublier quand c’est à nous-même que nous avons affaire.

45. Nous sommes tout proches, par cette idée d’un oubli de soi, à une nuance près, du diagnostic que Bergson encore pose concernant la même difficulté. Il est naturel, prétend-il, que l’intelligence soit tournée vers le dehors, car ce ne serait là rien de moins que sa raison d’être. Par là, elle suivrait sa pente naturelle. Avec la matière, l’esprit « se sent chez lui » ; « une certaine ignorance de soi », écrit-il, « est peut-être utile à un être qui doit s’extérioriser pour agir ; elle répond à une nécessité de la vie », tandis que « la nature ne nous demande

22 Ennéades, 1 (I, 6), 8, 10 : De la beauté, J.-M. Narbonne (Introduction), M. Achard–J.-M. Narbonne (trad.), in Plotin, Œuvres complètes, t. 1, Paris, Belles Lettres, 2012, p. 13.

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qu’un coup d’œil à l’intérieur de nous-mêmes »23. Donc, l’intelligence, par sa

seule fonction, nous détournerait de nous-même : ne voyant plus que l’image, ne pensant plus la dualité, et l’image n’étant plus pour l’être humain que la seule réalité dont il aurait conscience, l’être humain oublierait que l’image est une image, s’oubliant lui-même en même temps. Ce serait là sa « métaphysique naturelle », telle que Bergson l’entendait24.

46. Prendre conscience de l’image en tant qu’image, ce serait donc d’abord prendre conscience du fait qu’elle n’est point l’être même. On deviendrait par là sensible à une distinction entre un être apparent et un être réel. Par ailleurs, d’une part, la critique de l’image en révélera la pauvreté intrinsèque. Toute la critique de la connaissance, repensée à nouveau, peut évidemment trouver ici sa place. L’image n’est pas l’être réel, et elle est pauvre. Mais, de plus, cette critique de la connaissance nous révélerait, d’autre part, à quel point la métaphore retenue par Plotin s’avère bien choisie. Car l’image objective du monde qui absorbe le regard de l’homme ne peut être avant tout qu’un reflet des catégories de cet esprit qui se charge de reproduire le réel. Que l’être humain examine de près l’image objective qu’il détient du monde : il y trouvera beaucoup plus de lui-même qu’il y soupçonnait au départ.

47. L’image se fait donc miroir. Mais, toute image est, par définition, pauvre. Elle se fera donc miroir déformant. L’image sera, pour tout dire en un mot,

désenchantante. Pis encore, voir objectivement signifierait voir en retirant autant

que cela se peut tout contenu subjectif de la représentation. Quand l’être humain se voit dans les catégories qui lui permettent de saisir objectivement le monde, il voit donc un être épuré de tout contenu subjectif, où il ne reste de lui-même qu’une ombre squelettique, qu’un spectre duquel il veut alors se distancer : « Non, cela n’est pas moi ! », veut-il crier. Et, s’il n’a pas tort de résister à cette assimilation, c’est d’abord pour deux raisons : de un, l’image objective étant épurée du contenu subjectif, l’être humain n’y retrouve plus son

23 La pensée et le mouvant, op. cit. (supra, n. 21), p. 41 (Œuvres, p. 1284).

24 L’évolution créatrice, Paris, Puf, 142e éd., 1907/1969, p. 20 ; 325 (Œuvres, Paris, Puf, 3e éd., 1959/1970, p. 511 ; 770).

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