• Aucun résultat trouvé

Le dualisme épistémique écarté en tant que facteur explicatif

58. McGinn s’interroge en effet à nouveau à propos du dualisme épistémique. Il l’a déjà évoqué implicitement en indiquant que, si on ne peut faire le pont entre le physique et le mental à partir d’études physiques, on ne pourrait davantage découvrir le rapport qui les lie en se basant sur l’étude de notre expérience phénoménologique (supra, 108-110). Il évoque maintenant explicitement ce

dualisme comme facteur pouvant potentiellement expliquer la nature énigma- tique de la relation psychophysique, mais que brièvement et que pour écarter définitivement une telle explication. Ce rejet repose pourtant, comme nous le verrons à l’instant, sur des raisons qui semblent plutôt artificieuses. Chemin faisant, c’est le dualisme épistémique lui-même qui s’en trouve mal caractérisé et donc mal jugé. Ce rejet précipité est suspect. Il nous faudra rester alertes.

serait pas la sienne —, que le sentiment de mystère qui marque le rapport psychophysique n’ait rien à voir avec la nature d’une quelconque propriété inconnue de nous. Car, ce sentiment pourrait dépendre du fait que nous ne prenons pas connaissance du cerveau et de la conscience par la voie de la même « faculté cognitive ». Ce serait l’introspection qui nous permettrait d’avoir accès à la conscience, tandis que, par la perception, nous prendrions connaissance du cerveau. Nous pourrions alors avoir droit à une « dualité épistémologique » (CWS, p. 359-360).

60. Ce recours à la notion de dualisme « épistémologique » ne paraît pas acceptable pour l’auteur. Cette explication de l’ « illusion de mystère » reposerait, selon lui, sur une hypothèse insoutenable selon laquelle ce qui est perçu par une faculté ne pourrait être intelligible qu’en des termes propres à cette faculté. Des

transpositions interfacultaires (ou intermodales) existent déjà, tient-il à souligner,

par exemple entre la vue et le tact. L’écart intermodal ne pourrait donc pas expliquer l’incommensurabilité reconnue entre ce que l’introspection et la perception « appréhendent » (CWS, p. 360). Le dualisme épistémique, pour autant

qu’il ne serait que le reflet d’une dualité de voies d’accès aux choses, ne pourrait donc pas expliquer le caractère mystérieux du lien âme-corps (idem).

61. Ce contre-argument de McGinn repose toutefois sur un faux rapprochement entre la perception et l’introspection. Car, il n’y a d’emblée qu’entre des expériences perceptuelles proprement dites que nous pouvons parfois retrouver des recoupements intermodaux. Ne tenant point compte de ce fait, et négligeant de même le fait que des recoupements intermodaux ne sont pas toujours possibles entre les expériences sensibles (quel rapport établir, en effet, entre le goût du sel et son apparence tactile ou visuelle ?), McGinn doit au contraire étendre l’ensemble des modes entre lesquels il serait légitime de s’attendre à des recoupements de manière à ce que cet ensemble inclue l’introspection comme étant elle-même un mode d’ « appréhension ». Pour y arriver, il inscrit la perception et l’introspection sous un titre plus général, soit celui de « facultés cognitives » qui « appréhendent » (CWS, p. 359-360). Ainsi peut-il

(qu’il ne nomme pas), suivant lequel notre connaissance — McGinn emploie le mot « acquaintance » — du cerveau et de la conscience « est nécessairement médiatisée par des facultés cognitives différentes, nommément la perception et l’introspection. » (CWS, p. 359)

62. Cependant, notre connaissance de la conscience ne peut pas vraiment être dite « médiatisée ». McGinn lui-même décrivait l’introspection, quelques pages auparavant, comme étant une « faculté cognitive » qui nous donne un « accès immédiat » (CWS, p. 354) (donc, non médiatisé, peut-on supposer) à la conscience :

« Notre connaissance de la conscience », écrit-il alors, « ne pourrait guère être plus directe ; [...]. » (CWS, p. 354)

63. Pour mettre en lumière la limite du raisonnement de McGinn concernant le dualisme épistémique et les recoupements intermodaux, considérons divers cas. Le principe des recoupements interfacultaires repose sur l’idée d’une ressemblance entre ce que deux facultés peuvent révéler. Dans le cas du tact et de la vue, par exemple, nous pouvons faire un rapprochement entre une forme palpée et une forme vue. C’est sur cette base que McGinn prétend que des recoupements interfacultaires ne sont pas interdits. Cependant, pourquoi donc y aurait-il entre nos facultés parfois des recoupements, et d’autres fois des écarts qui semblent défier toute analyse, comme, par exemple, entre le goût d’une matière et son apparence visuelle ?

64. Si on se penche de plus près sur cette question, on se rend compte que, par exemple dans le cas du tact et de la vue, c’est à l’égard de l’objet intentionnel visé par les deux sensations que des recoupements semblent possibles. Nous touchons une forme et croyons reconnaître la même forme en la voyant.

65. Dans le cas du goût et de la vue d’une substance, comment se fait-il qu’un tel recoupement ne semble pas opérable ? Ne serait-ce pas parce qu’il n’est pas dans la nature du goût de viser véritablement une représentation de l’objet en tant que tel200 ? Le goût n’est-il pas essentiellement révélateur de ce que diverses

matières représentent pour nous ? Tout ce que nous savons de ces matières, y ayant goûté, serait si nous les désirions ou non. À part cela, à y goûter, nous n’apprendrions à peu près rien d’elles. Nous ne connaissons d’elles que les effets qu’elles ont sur nous et ce serait d’ailleurs, en de tels cas, tout ce que nous souhaiterions connaître. Les sensations telles que celles qui relèvent du goût seraient axées, pourrions-nous dire, sur la connaissance de l’effet subjectif en lui-même, sans égard pour la connaissance de l’objet qui s’y rattache.

66. Cependant, ce n’est pas comme si certaines sensations pointaient uniquement vers l’objet et d’autres vers le sujet. Toutes nos sensations, y inclus nos sensations internes, selon l’analyse qui en est faite dans la présente étude, auraient un volet objectif et un volet subjectif, même si, comme dans l’exemple du sel, le volet objectif peut être si limité qu’il ne permette pas vraiment des recoupements interfacultaires. Dans ce cas, il y a certes encore un volet objectif, et donc une valeur objective, car le goût peut nous permettre, par exemple, de distinguer un baril de sel d’un baril de sucre. Mais, dans tous les cas, de la vue, du goût comme de tous les sens, il y aurait toujours un volet subjectif à la sensation. Or, ce serait ce volet qui ne permettrait pas d’effectuer des

recoupements avec les données subjectives ou même objectives indiquées par d’autres sens.

67. On peut prendre pour preuve le cas de la vision, sur lequel McGinn croit justement pouvoir faire reposer son hypothèse concernant les recoupements. On tâtera autant qu’on voudra un cube, on n’en découvrira pas pour autant le moindre recoupement entre ces sensations tactiles et la couleur de ce cube. Ce serait parce que la couleur serait surtout un effet sur nous, bien plus que le signe d’un fait objectif.

68. Il y a donc, dans chaque expérience, un volet objectif et un volet subjectif. Le volet objectif correspond à ce que l’épreuve semble révéler de la chose sentie. Le volet subjectif ne nous intéresse ici qu’en tant qu’il ne se rapporte à rien.

l’intuition objective : le toucher et la vue. » De la quadruple racine du principe de

Seule l’expérience immédiate, l’épreuve en elle-même nous intéresse201. Le volet

subjectif renvoie lui aussi, sans le moindre doute, à un être qui, tout en étant notre être — donc, tout en étant le sujet plutôt que l’objet, tout en étant l’ipséité plutôt que l’altérité — déborde néanmoins cette présence immédiatement « visible » ou accessible que constitue l’expérience vécue en elle-même. Cette connaissance indirecte, mais subjective, reste en dehors de l’optique de la présente enquête. En ce qui nous concerne ici, l’important est que certaines expériences peuvent être plus révélatrices soit de l’objet, soit du sujet. Certes, nous dira Henry, il y a le bleu du ciel202. Si le bleu indique le ciel, il reste que

cette couleur n’est qu’indirectement révélatrice de l’objet. La distinction lockéenne opposant des qualités primaires et secondaires trouve ici son sens. La couleur n’est pas une propriété intrinsèque de l’objet. Lorsque nous tâtons des formes, c’est l’ « esprit », ou l’intellect, plus que les sens qui « tâtent ». L’esprit cherche l’objet, et non le sujet. Rappelons-nous Bergson : l’intelligence est « la vie regardant au dehors, s'extériorisant par rapport à elle-même, adoptant en principe, pour les diriger en fait, les démarches de la nature inorganisée. »203 La

perspective bergsonienne ne permet pas de concevoir l’aspect « mort » ou « inorganisé » du monde extérieur comme étant en soi le reflet du regard qui est porté sur lui, mais, peu importe : il reste que l’esprit ne s’intéresse en principe qu’à l’objet, lequel ne se découvre qu’indirectement, par inférence. La sensibilité, pour sa part, serait plus révélatrice du sujet.

69. De façon générale, nous pouvons dire que ce qui se rapporte à l’objet est une vue de l’esprit, et que ce sont les renseignements objectifs — qu’une faculté sensible permet à l’esprit d’inférer — qui sont susceptibles de recoupements avec ce que nos autres sens nous permettent d’inférer. Le bleu du ciel n’est pas dans le ciel, et à écouter le ciel, on ne saurait jamais qu’il paraît bleu. Mais le bleu du ciel me parle du ciel, car il me dit « il fait jour et le soleil paraît », ce que la sensation de chaleur sur la peau peut me confirmer si je marche dans le pré. La

201 Augustin, déjà, fait implicitement référence à ces deux volets lorsqu’il écrit « Ainsi, le mot, en signifiant quelque chose, se signifie aussi lui-même », La Trinité, op. cit. (supra, n. 3, p. 1), VIII, viii, 12, p. 65.

202 Généalogie de la psychanalyse, Paris, Puf, 1985, p. 95 ; voir aussi infra, p. 297. 203 L'évolution créatrice, op. cit. (supra, n. 24, p. 19), p. 162 (Œuvres, p. 632).

réalité « tâtée » par ma peau ressemble alors à la réalité « tâtée » par mes yeux. La croyance « il fait beau soleil » s’appuie sur deux inférences (« il fait chaud, donc il fait soleil ; je vois le ciel bleu, donc le soleil doit paraître »), elles-mêmes fondées sur une longue expérience. Le cas de la forme sentie et vue peut paraître différent, mais il ne l’est point. À tâter, on finit par juger que nous tenons un cube. Pour ce qui est de la vision, nous savons depuis lors que la perception est active et que la vision d’un objet est déjà le résultat d’une analyse préréflexive. Un cube vu est toujours une hypothèse visuelle, même quand celle-ci se trouverait mille fois confirmée par les sens. Il y a recoupement « interfacultaires » quand les inférences au sujet des objets, fondées sur les impressions propres à une faculté sensible, corroborent des inférences fondées sur des impressions propres à une autre faculté sensible.

70. Revenons maintenant au volet subjectif de l’expérience vécue. On ne retrouvera point de recoupements entre un goût, une couleur ou une sensation de chaleur. Mais un goût, une couleur, une sensation de chaleur ne sont point des inférences. Ce sont ce qu’on appelle des connaissances immédiates.

71. On pourrait être tenté d’opposer à cet énoncé l’idée que même les connaissances dites immédiates ne sont point immédiates, qu’elles sont elles- mêmes aussi constituées, résultant d’une inférence. Et on pourrait vouloir donner pour exemple, parmi d’autres, le cas de sensations qui peuvent passer soit pour une sensation de plaisir, soit pour une sensation de douleur. Mais, si un jour le goût du sel nous plaît, et s’il nous laisse indifférent le surlendemain, nous n’irons pas en conclure que le goût du sel a changé pour nous. Le plus souvent, ce ne sera que nos désirs et nos attentes qui auront changé. Au reste, si le volet subjectif et immédiat était en quelque sorte constitué, il n’en serait pas moins immédiat par opposition à un contenu objectif indiqué, médiatisé par ce « contenu » immédiat. La dualité épistémique demeure, quoi qu’il en soit du caractère constitué ou pas du volet subjectif de l’expérience.

72. D’autre part, parce que le contenu immédiat de la connaissance ne se constitue point d’inférences, on voudra peut-être lui refuser le titre de

connaissance. C’est ce qui semble ressortir par exemple d’un passage où Churchland caractérise le savoir immédiat comme étant « quelque chose de non propositionnel, d’inarticulable, quelque chose sans valeur de vérité [non-truth-

valuable] »204. Ce qu’on peut vouloir laisser entendre par là est que le savoir

immédiat est infalsifiable. Il serait sans valeur de vérité, parce que nous ne pourrions pas dire de lui qu’il est faux. Mais il ne faudrait pas confondre la notion de théories ou d’hypothèses qui, de par leur nature, ne peuvent être vérifiées ou falsifiées et celle d’une vérité « empirique », soit le fait de l’expérience en elle-même, dont on ne peut douter simplement parce qu’elle résiste à toute forme de remise en cause. Dans l’ensemble, on peut laisser sur cette question le dernier mot à Augustin : « Est-il quelque chose plus intimement connue, qui perçoive mieux sa propre existence, que ce par quoi nous percevons aussi tout le reste, je veux dire l’âme elle-même ? »205.

73. Ces connaissances n’étant pas des inférences, on voit mal comment on pourrait s’attendre à ce qu’il y ait entre elles des recoupements. C’est que, chaque propriété sensible est elle-même non seulement une donnée primitive, inanalysable, et par là d’ailleurs empreinte de mystère, mais unique et essentiellement incomparable à toute autre, toute comparaison — par exemple, entre une gamme musicale et un arc-en-ciel — ne pouvant au mieux qu’être métaphorique. Les présents travaux mettent l’accent sur l’écart incommen- surable opposant le discours objectif et toute réalité subjective. Nous pouvons cependant noter au passage l’incommensurabilité existant déjà entre les diverses expériences subjectives elles-mêmes.

74. Cela dit, nous pouvons maintenant considérer à neuf le rejet du dualisme épistémique comme facteur explicatif de l’écart psychophysique. Ce rejet est basé sur l’idée que la dualité des formes de connaissances procède censément de deux facultés cognitives d’appréhension, McGinn prétendant que le seul fait de percevoir par la voie de facultés différentes ne suffit pas pour expliquer cette incommensurabilité. Cette explication de l’écart psychophysique serait

204 KQ, p. 164. Voir aussi infra, chap. 3, Partie III, p. 173. 205 La Trinité, op. cit. (supra, n. 3, p. 1), VIII, vi, 9, p. 49.

insuffisante, selon lui, parce qu’il y a des cas qui montrent que des recoupements interfacultaires sont possibles. Cependant, nous sommes maintenant en mesure de voir l’erreur que recèle cette contre-objection.

75. Cette erreur consiste à penser l’introspection comme une forme d’appréhension comparable à d’autres. Tout dualisme épistémique qui s’appuierait sur une telle caractérisation de l’introspection serait aussi fautif, car, l’introspection dont il est question, quand il est question de dualisme épistémique, correspond au volet subjectif de toute connaissance, et non pas à une faculté particulière d’ « appréhension ». Concevoir l’introspection, laquelle constitue le volet immédiat de l’expérience, comme une faculté d’appréhension occulte donc la nature de l’écart que la thèse du dualisme épistémique met en lumière. Car, ce que cette thèse souligne est l’écart entre le volet subjectif et le volet objectif propre à toute représentation, donc à toute « appréhension ».

76. Le raisonnement de McGinn repose donc ici sur une caractérisation inacceptable du dualisme épistémique de même que de l’introspection. Correspondant au volet subjectif et intérieur propre à toute perception et à toute cognition, l’introspection ne peut être pensée comme une faculté parmi d’autres, à mettre sur un pied d’égalité avec la perception. Descartes la distingue nettement dans sa « Méditation Seconde », introduisant par là en philosophie le concept, avant la lettre, de l’épochè des phénoménologues, exercice permettant d’isoler le volet subjectif de l’expérience : « je me suis persuadé qu’il n’y avait rien du tout dans le monde [...] ; ne me suis-je donc pas aussi persuadé que je n’étais point ? Non certes ; [...]. »206 C’était assez pour établir la base de la dualité

épistémique :

Or, il est très certain que cette notion et connaissance de moi-même, ainsi précisément prise, ne dépend point des choses dont l’existence ne m’est pas encore connue ; ni par conséquent, et à plus forte raison, d’aucune de celles qui sont feintes et inventées par l’imagination207.

Et quand Descartes écrit « par l’imagination », on peut lire « par inférences ».

206 « Méditation seconde », in op. cit. (supra, n. 14, p. 15), p. 415. 207 Ibid., p. 419-420.