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L’étendue : dans le monde perçu ou dans le regard porté sur lui ?

50. McGinn nous a déjà expliqué que nous ne pouvons percevoir des propriétés sans étendue et que nous ne pouvons pour cette raison concevoir des relations en dehors de l’étendue. « [N]os sens », écrit-il d’abord, « sont arrimés de manière à représenter un monde étendu ; ils nous présentent les choses comme étant essentiellement dans l’étendue, avec des propriétés spatialement déterminées [spatially defined properties]. » (CWS, p. 357) Et il semble, selon

McGinn, qu’avec de telles propriétés, nous ne puissions justement jamais résoudre l’énigme de la relation âme-corps (CWS, p. 357).

51. Toutefois, lorsque McGinn nous dit que nos sens sont faits pour nous

197 « ... Thus we should not demand that what the physicist calls a space measurement or

a time measurement bear much relation to our psychologically conditioned senses of these concepts. » Principles of Relativity Physics (Academic Press, New York, 1967),

p. 137-8 ; cité par Gordon, art. cité (supra, n. 194), p. 127. 198 Allen, art. cité (supra, n. 178, p. 119), p. 76.

représenter un monde étendu, rien ne nous oblige à croire que le monde en soi doive être étendu. L’étendue pourrait n’être que notre manière de dépeindre une réalité qui pourrait être, en elle-même, tout autre. Nous pourrions dès lors (demeurer kantiens et) comprendre qu’il puisse y avoir une correspondance serrée entre le réel et la représentation et, dans le cas qui nous intéresse, entre le vécu conscient et le cerveau, sans que cette représentation (le cerveau perçu et le cerveau pensé par la science comme chose étendue) constitue une reproduction de ce réel, de cette chose en soi : dans ce cas-ci, du vécu conscient.

52. Naturellement, il ne faudrait pas comprendre cette « inexactitude », cet écart entre le réel et sa représentation, comme pouvant fonder un reproche. Cette inexactitude refléterait plutôt l’écart incontournable qu’il faudrait prévoir entre la représentation de toute chose et cette chose même. Or, McGinn ne semble pas vouloir comprendre l’étendue de cette façon. Car, quoiqu’il nous dise d’abord que nos sens sont faits d’une manière telle qu’ils nous représentent un monde étendu, il précise par la suite que « [n]os sens ne peuvent être atteints que par certaines sortes de propriétés, celles qui sont essentiellement liées à l’étendue. » (CWS, p. 357) Par là, l’étendue se trouve renvoyée dans le monde et

réifiée : « La conscience ne semble pas faite de petits processus spatiaux ; et il semble que la perception du cerveau ne puisse nous révéler que de tels processus. » (CWS, p. 357) Mais le regard révèle-t-il des propriétés du réel ou nous

présente-t-il ce réel sous un aspect, en lui donnant une forme représentative adéquate, fidèle en un sens à ce réel, mais « pigée » en premier lieu dans l’esprit lui-même, dans sa boîte à outils catégoriels ? L’étendue serait-elle une propriété, et une propriété du monde ? Ou ne serait-elle pas que la forme nécessaire sous laquelle nous nous représentons les propriétés du monde ? Il semble que la réflexion de McGinn ne tienne point compte des acquis les plus élémentaires de l’idéalisme : si le temps et l’étendue ne sont point des catégories sensibles, ils n’en sont pas moins, pour le dire comme Schopenhauer, des « fonctions du cerveau », et donc du sujet, et non de l’objet199.

199 « Esquisse d'une histoire de la doctrine de l'idéal et du réel », in Parerga et

53. Ceci nous contraint de tenir compte d’une distinction importante. C’est une chose que l’insurmontable écart entre la représentation du réel et ce réel même ; c’en est une autre que le fait de ne pouvoir se représenter que certaines propriétés de ce réel, et non d’autres.

54. Dans le premier cas, la cause de notre ignorance radicale serait l’écart inévitable entre le réel et son modèle (spatio-temporel ou autre). L’étendue n’est alors que la forme que nous employons pour nous représenter le réel, alors que le réel en tant que tel pourrait ne point être une chose étendue, tout comme les chimiques photosensibles et le papier sont utilisés en photographie pour représenter des visages, lesquels ne sont ni du papier, ni un chimique photosensible.

55. Dans le deuxième cas, la déformation du réel ne serait plus due au fait que l’étendue, n’étant qu’un mode de la représentation, traduirait le réel en un code qui, tout en étant fidèle à ce réel, ne lui ressemblerait peut-être pas le moindrement. Cette déformation serait due au contraire, dans ce deuxième cas, à l’idée que notre « code interprétatif » (l’étendue, de même que le temps) ne rejoindrait pas la totalité du réel. Nous pourrions dire, pour exemplifier cette deuxième idée, qu’il n’est pas possible de prendre une photographie d’un concerto. L’idée de McGinn correspondrait à cette deuxième manière d’expliquer notre ignorance radicale à propos de la conscience. Il semble important de reconnaître la différence entre ces deux fondements concevables de notre ignorance radicale. À noter, au demeurant, que ces deux facteurs pourraient être conjointement opérationnels, ainsi qu’il a été indiqué précédemment (supra, p. 117) : l’étendue, par exemple, si elle n’était qu’un « code », qu’une catégorie de

notre esprit offrant une manière de représenter le réel, pourrait encore ne traduire qu’une partie des propriétés du réel, les autres demeurant invisibles.

56. Pour résumer, il y aurait toujours un écart entre le modèle et le réel et, parfois, nous n’aurions tout simplement pas un modèle du réel, ce qui représenterait deux raisons formelles pour lesquelles nous ne pourrions jamais être en mesure d’expliquer le rapport psychophysique. Ce serait la deuxième de

ces raisons qui correspondrait à la raison proposée par McGinn. En optant pour cette réponse, McGinn situe l’explication du rapport psychophysique dans une propriété du monde — même s’il s’agit d’une propriété du cerveau. En expliquant, au contraire, l’écart psychophysique comme étant une propriété de tout modèle possible, l’explication de ce rapport est rapatriée en nous ; car alors on explique la dualité comme étant une propriété inhérente au regard que nous portons sur les choses.

57. Or, y aurait-il des raisons pour lesquelles il serait avantageux que l’énigme que pose le rapport psychophysique résulte du fait que nous n’aurions pas un modèle adéquat du monde, et non du fait qu’une dualité insurmontable serait inhérente à tout modèle, aussi adéquat qu’il puisse être ? Nous verrons qu’on peut répondre à cette question par l’affirmative. Mais auparavant, nous allons d’abord reprendre avec McGinn la thèse du dualisme épistémique, alors qu’il croit pouvoir l’écarter une fois pour toutes comme facteur explicatif de la figure énigmatique que présente la relation psychophysique.