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42. Dans la littérature anglophone, on hésite généralement plus à reconnaître un statut à la connaissance immédiate, même après lui avoir reconnu de

15 La Trinité, livre X, IX, 12, op. cit. (supra, n. 3, p. 1), p. 145. Voir aussi Emmanuel Housset, La vocation de la personne, Paris, Puf, 2007, p. 88.

16 « Méditation seconde », in op. cit., p. 419-427.

17 Théorie de la connaissance, le manuscrit de 1913, J.-M. Roy (trad.), Paris, Vrin, 2002. 18 « Trois conceptions de la connaissance littéraire : cognitive, affective, pratique »,

nombreuses caractéristiques. Sans tarder, on recouvrira de doutes chacune des caractéristiques qu’on lui reconnaîtra. Parlant de la certitude de l’expérience immédiate, par exemple, on nous dit que, « certains nient qu’une certitude absolue ne soit jamais possible », sur la base de quoi on se croit autorisé de conclure que cette certitude est loin d’être assurée19. Ou encore, concernant

l’introspection (à entendre, dans ce contexte, on le verra, comme synonyme de connaissance immédiate de soi), on affirme que :

peu de gens diraient que vous avez introspecté [introspected] si vous découvrez que vous êtes en colère en voyant votre visage dans le miroir. Cependant, on ne sait toujours pas ce qu’il faudrait de plus pour qu’un processus puisse être dit introspectif et la question reste donc en litige20.

43. Or, du point de vue de la présente étude, il n’y a rien là de litigieux et la question serait bien plutôt de savoir pourquoi ce serait une lutte incessante que les philosophes auraient à mener pour empêcher que cette connaissance immédiate passe inaperçue. Ceci n’est pas sans rappeler une réflexion de Bergson dans laquelle ce dernier notait comment, dans les débats, ceux qui prenaient la défense de la liberté devaient toujours suer « sang et eau » pendant que leurs adversaires déterministes, fussent-ils novices, semblaient avoir la victoire facile, tout dans l’intelligence non critique se prêtant aux arguments de ces adversaires21. Remplaçons les pôles auxquels faisait référence Bergson, soit

ceux de la liberté et du déterminisme, par les concepts de connaissance subjective et de connaissance objective et nous ferons alors face à la même problématique, soit au même (faux) problème qui consiste ou bien à vouloir se tailler une place dans le monde objectif en cherchant à y faire entrer notre être intime, ressentant une profonde aliénation dans le cas où nous ne saurions atteindre ce but, ou bien à résister à une telle assimilation, parce que,

19 Brie Gertler, « Self-Knowledge », section 1.1.1, The Stanford Encyclopedia of

Philosophy, printemps 2011, E.N. Zalta (Éd.),

http://plato.stanford.edu/archives/spr2011/entries/self-knowledge/.

20 Eric Schwitzgebel, Eric, « Introspection », section 1.1, The Stanford Encyclopedia of

Philosophy, hiver 2012, E.N. Zalta (Éd.),

http://plato.stanford.edu/archives/win2012/entries/introspection/.

21 La pensée et le mouvant, Paris, Puf, 91e éd., 1934/1975, p. 33 (Œuvres, Paris, Puf, 3e éd., 1959/1970, p. 1277).

inversement cette fois, nous ne saurions nous reconnaître dans une conception mondaine et objective de nous-même.

44. Une partie importante de la réponse à cette question — soit, pourquoi faudrait-il constamment lutter pour assurer, le plus souvent avec un succès mitigé, le statut de la connaissance subjective ? — se trouve, peut-on présumer, dans le fait même que l’être humain oublie qu’il n’a du monde qu’une image, sinon ne sait comment distinguer le réel et son image. Comme le Narcisse qu’évoquait Plotin — sans toutefois nommer cette figure légendaire —, qui se serait noyé dans l’étang en tentant d’y embrasser son propre reflet22, l’être

humain serait porté à s’oublier en se noyant dans l’image objective qu’il a du monde et de lui-même. En oubliant que l’image n’est qu’image, et non le réel même, l’humain oublierait le réel, en commençant par sa propre réalité, tout en méprenant l’image pour le réel. Il croit voir du réel, et s’il n’oubliait pas que « voir du réel » veut dire précisément connaître ce réel médiatement, à travers les effets que le réel a sur sa personne, tout irait pour le mieux. Mais, il l’oublie, comme nous l’oublions tous, jusqu’à un certain point, et comme nous devons même l’oublier, jusqu’à un certain point, pour bien vivre dans le monde : nous n’embarquons pas dans le train en disant : « Voilà la bonne image à saisir. » Nous devons oublier que l’image du monde est image, quand nous avons affaire au monde. Il ne faudrait pas l’oublier quand c’est à nous-même que nous avons affaire.

45. Nous sommes tout proches, par cette idée d’un oubli de soi, à une nuance près, du diagnostic que Bergson encore pose concernant la même difficulté. Il est naturel, prétend-il, que l’intelligence soit tournée vers le dehors, car ce ne serait là rien de moins que sa raison d’être. Par là, elle suivrait sa pente naturelle. Avec la matière, l’esprit « se sent chez lui » ; « une certaine ignorance de soi », écrit-il, « est peut-être utile à un être qui doit s’extérioriser pour agir ; elle répond à une nécessité de la vie », tandis que « la nature ne nous demande

22 Ennéades, 1 (I, 6), 8, 10 : De la beauté, J.-M. Narbonne (Introduction), M. Achard–J.- M. Narbonne (trad.), in Plotin, Œuvres complètes, t. 1, Paris, Belles Lettres, 2012, p. 13.

qu’un coup d’œil à l’intérieur de nous-mêmes »23. Donc, l’intelligence, par sa

seule fonction, nous détournerait de nous-même : ne voyant plus que l’image, ne pensant plus la dualité, et l’image n’étant plus pour l’être humain que la seule réalité dont il aurait conscience, l’être humain oublierait que l’image est une image, s’oubliant lui-même en même temps. Ce serait là sa « métaphysique naturelle », telle que Bergson l’entendait24.

46. Prendre conscience de l’image en tant qu’image, ce serait donc d’abord prendre conscience du fait qu’elle n’est point l’être même. On deviendrait par là sensible à une distinction entre un être apparent et un être réel. Par ailleurs, d’une part, la critique de l’image en révélera la pauvreté intrinsèque. Toute la critique de la connaissance, repensée à nouveau, peut évidemment trouver ici sa place. L’image n’est pas l’être réel, et elle est pauvre. Mais, de plus, cette critique de la connaissance nous révélerait, d’autre part, à quel point la métaphore retenue par Plotin s’avère bien choisie. Car l’image objective du monde qui absorbe le regard de l’homme ne peut être avant tout qu’un reflet des catégories de cet esprit qui se charge de reproduire le réel. Que l’être humain examine de près l’image objective qu’il détient du monde : il y trouvera beaucoup plus de lui-même qu’il y soupçonnait au départ.

47. L’image se fait donc miroir. Mais, toute image est, par définition, pauvre. Elle se fera donc miroir déformant. L’image sera, pour tout dire en un mot,

désenchantante. Pis encore, voir objectivement signifierait voir en retirant autant

que cela se peut tout contenu subjectif de la représentation. Quand l’être humain se voit dans les catégories qui lui permettent de saisir objectivement le monde, il voit donc un être épuré de tout contenu subjectif, où il ne reste de lui- même qu’une ombre squelettique, qu’un spectre duquel il veut alors se distancer : « Non, cela n’est pas moi ! », veut-il crier. Et, s’il n’a pas tort de résister à cette assimilation, c’est d’abord pour deux raisons : de un, l’image objective étant épurée du contenu subjectif, l’être humain n’y retrouve plus son

23 La pensée et le mouvant, op. cit. (supra, n. 21), p. 41 (Œuvres, p. 1284).

24 L’évolution créatrice, Paris, Puf, 142e éd., 1907/1969, p. 20 ; 325 (Œuvres, Paris, Puf, 3e éd., 1959/1970, p. 511 ; 770).

être réel et intime et, de deux, cette image étant par ailleurs un appauvrissement et même une déformation du réel, elle ne saurait, quoi qu’il en soit, lui rendre justice. Nous verrons qu’il existe une raison plus importante encore de se méfier du regard objectif : il serait essentiellement instrumental.

48. En se dessaisissant de l’image en tant qu’image objective, on se dispose donc à prendre conscience d’un être réel, et surtout d’un être réel en particulier : celui que nous sommes, celui-là même qui passe à l’oubli quand toute notre attention est encore portée sur l’objet dans l’image. On se dispose, plus encore, à renouer avec une richesse de la vie qui ne peut qu’échapper à l’emprise conceptuelle que toute intelligence est en mesure d’exercer. Nous retrouverions donc par là la base de toute éthique de même que d’une valorisation de soi, puisque — nous le verrons aussi — c’est dans la subjectivité que s’enracine toute finalité. Arrivera alors l’apparent paradoxe : cet être avec lequel nous renouons n’est autre que l’être même de l’image.

49. Le fait même que toute représentation implique deux dualités fondamentales explique peut-être pourquoi l’erreur à laquelle celles-ci semblent donner lieu peut paraître complexe. L’une et l’autre de ces dualités seront l’occasion de projets métaphysiques différents et difficiles à articuler simultanément.

50. Considérant la première de ces dualités, celle opposant le réel à son image, nous pourrons constater que nombreux seront les philosophies qui, nonobstant des différences essentielles entre elles, auront voulu néanmoins tous communément, et avec raison, nous éveiller à la conscience de cette altérité, à cette réalité qui serait autre que l’image que nous pouvons en avoir, à commencer par celle de Platon, jusqu’à celle de Lévinas.

51. Or, comme il y a déjà une dualité au sein même de l’image, une dualité opposant l’image en tant que telle à son objet intentionnel, une philosophie pourrait vouloir tout aussi bien nous ramener, non plus à une quelconque altérité par rapport à l’image, mais à l’image en elle-même, par opposition à son contenu objectif. Voilà donc que surgiront, encore avec raison semble-t-il, des

rappels au « monde de la vie », ou « aux choses mêmes », et on peut penser ici à Bergson (avec ses concepts de durée et d’intuition), à Husserl (monde de la vie) comme à bien d’autres. Les uns, donc, évoquent la transcendance, les autres l’immanence. Les uns nous incitent à penser au-delà de l’image, les autres veulent nous ramener à l’image même. Les uns et les autres n’ont-ils pas raison ?

52. Comment faire face simultanément à ces deux problèmesque sont, d’une part, l’appel à passer par-delà l’image et, d’autre part, le rappel à l’image même, à la vie concrète et subjective par opposition à son abstraction objective ? Il existe une « théorie » — en vérité un postulat métaphysique — qui peut répondre à ce défi. Il s’agit de la dite « théorie du double aspect ». Cette théorie affirme que l’esprit, soit, dans les circonstances, la conscience, le vécu expérientiel, et donc la représentation, est déjà en lui-même une réalité. Par suite, l’esprit étant déjà une réalité, il serait déjà une de ces réalités transcendant nécessairement toute image de la réalité. Contre toute apparence, il n’y aurait pas ici de paradoxe. La réalité de l’image doit, comme toute autre réalité, transcender le contenu de l’image. Il s’agit là d’une nécessité formelle que les propos de Searle mettront plus en évidence (infra, chap. 5). L’esprit serait de la matière réelle ou, plus

exactement, du réel, correspondant à une espèce de « dedans » métaphysique de la réalité, alors que ce que nous désignons habituellement par le mot ‘matière’ ne constituerait que l’apparence des choses. Cette théorie nous renvoie donc à la fois à l’altérité, en soulignant la nature « autre » de la réalité par rapport à sa représentation objective, et à l’ipséité, en nous rappelant à l’être même du vécu, la présence réelle de l’image même.

53. Nous nous attarderons au départ sur cette réponse, de même qu’au panpsychisme, avec lequel elle entretient un rapport privilégié25. Le

panpsychisme s’est donné plusieurs visages et il sera important d’expliciter le lien étroit, mais restreint, qu’il y a à établir entre le dualisme épistémique, la théorie du double aspect et une thèse panpsychiste.

54. Assez souvent, cette théorie a cependant aussi été avancée par une autre école de pensée, soit celle du naturalisme. Cela ne devrait pas surprendre, car un naturalisme rigoureux conduit de lui-même à cette théorie du double aspect

(infra, chap. 1). On devrait plutôt être surpris du fait que cette théorie attire si peu

l’attention et du fait que les naturalistes qui l’énoncent en tirent eux-mêmes si peu de conséquences. Or, c’est la voie d’un tel naturalisme rigoureux qui sera suivie ici, tout en accordant une importance particulière à la théorie du double aspect.