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46. Les exemples de C. & S. ne paraîtront peut-être pas si biscornus si nous essayons de comprendre autrement ce que ces auteurs ont pour ambition de démontrer. Considérons maintenant que « des états mentaux authentiques ont effectivement un contenu intentionnel qui est indépendant — et peut-être très différent — de leur contenu calibrationnel » (FQ, p. 141). Qu’est-ce à dire, au

juste ? Si le contenu « calibrationnel » peut différer de celui des états mentaux « authentiques », donc des états mentaux qui, pouvons-nous présumer, constituent censément l’objet des « sciences de l’esprit », c’est à se demander à quoi pourrait servir cette quête d’un contenu « calibré ».

47. Cette précision supplémentaire, offerte entre parenthèses, nous permettra de saisir le sens de cette assertion énigmatique :

([l]e lecteur notera que ceci implique qu’il est possible que toutes ou presque toutes nos croyances soient fausses — et que leur contenu traduit puisse être systématiquement en désaccord avec ce qui de fait est leur contenu calibrationnel. [...]) (FQ, p. 141)

C’est donc que, par là, les auteurs veulent maintenant laisser entendre que les « états mentaux authentiques », soit nos croyances, pourraient être « systématiquement » dans l’erreur. Mais, si nous avons bien compris ce que ces futurs présidente et président de l’American Philosophical Association (Pacific

Division)216 nous disent, la manière de connaître des états mentaux par la

« calibration » nous permettrait « d’assigner un contenu propositionnel aux états représentationnels » de quelqu’un, mais pas à ses croyances ? En d’autres mots, le contenu propositionnel ainsi assigné différerait des « états mentaux authentiques » des sujets observés ? Mais qu’est-ce qu’une croyance, dans ce jargon technique, sinon le contenu propositionnel d’un état représentationnel ? Notons l’incohérence apparente : comment nos croyances pourraient-elles être « presque toutes » fausses en raison simplement du fait que leur « contenu traduit » pourrait être « systématiquement en désaccord avec [...] leur contenu calibrationnel » ? Ce que les auteurs veulent sans doute laisser entendre serait plutôt que le « contenu traduit » de nos croyances, et non les croyances elles- mêmes, pourrait être systématiquement faux. Celles-ci pourraient encore être vraies ou fausses, peu importe, car l’idée serait que les calibreurs pourraient mieux connaître nos croyances que nous le pourrions nous-mêmes. Et si cela pouvait être sensé, ce qu’il faudrait donc entendre serait qu’il se peut que nous nous trompions quant à ce que nous croyons croire, là où la méthode calibrationnelle pourrait déterminer ce que nous pensons vraiment, mieux que nous le pourrions nous-mêmes. Bref, de nouveau, on ferait miroiter la promesse de découvrir des pensées secrètes, peut-être inavouées ou inavouables, même à soi.

48. Serait-ce donc maintenant sur ce pressentiment selon lequel nous ne nous avouons pas toujours la vérité que s’appuierait en partie l’intérêt que peuvent susciter les recherches en neurosciences ? Est-ce que, non peut-être sans ressentir une certaine angoisse, nous pressentirions que la science pourrait bientôt être en mesure de porter au grand jour nos pensées et sentiments refoulés ? Mais cette menace semble plus édentée qu’équipée. Car, les pensées et les croyances conscientes, illusoires ou pas, ne sont toujours pas visibles sur l’écran de la neuroscientifique, et il y a donc fort à parier que toute pensée inconsciente qui pourrait y transparaître sera plus le reflet de celle qui regarde cet écran qu’une propriété du cerveau observé, aussi longtemps que les croyances conscientes du sujet observé, elles, ne peuvent en principe s’y retrouver.

49. Pour répondre à la question posée précédemment — peut-on parer à un défaut de compréhension en faisant appel à la calibration ? (supra, p. 156) —, tout

indique donc qu’aucune science ne pourrait parer à un tel défaut, quand il s’agit d’ « assigner un contenu propositionnel aux états représentationnels d’un autre organisme ». Et nous pouvons conclure, une fois de plus, que cette défense du fonctionnalisme n’affaiblit en rien l’objection suivant laquelle l’analyse du mental qu’il propose en délaisse entièrement un aspect essentiel ou, du moins, l’aspect qui se trouve au cœur des difficultés, soit l’expérience consciente.

PARTIE II

LE SAVOIR SUBJECTIF COMME « THÉORIE » DÉSUÈTE

50. Résumons ce qui précède. Quand nous interprétons, nous assignons des sentiments et des pensées à autrui sur la foi de l’écho que ses gestes et paroles évoquent en nous, en nous qui partageons avec lui l’expérience immédiate de la vie. Lorsque nous calibrons, nous demandons plutôt aux sciences naturelles de nous révéler le contenu de sa pensée. Les auteurs caractérisent la première méthode comme baignant dans l’erreur, et la seconde comme promettant la vérité. C’est cette même approche, dévalorisant l’expérience immédiate et valorisant la connaissance objective, que nous retrouvons dans un article où Paul Churchland passe maintenant à la défense, non plus du fonctionnalisme, mais du réductionnisme217.

51. Dans cet article, Churchland a voulu s’en prendre à l’idée selon laquelle les aspects phénoménaux de l’expérience — les qualia — représenteraient un obstacle insurmontable aux aspirations réductionnistes de toute « neuroscience matérialiste » (RQ, p. 8). Sa stratégie se résumera, en un mot, à reconnaître le fait

de la connaissance subjective, mais en la caractérisant de nouveau comme n’étant qu’une forme de connaissance désuète, destinée à être remplacée par la connaissance scientifique. Cette fois, pour arriver à cette même fin, l’auteur caractérise la connaissance subjective comme étant non seulement une autre manière, moins efficace, de connaître, mais comme étant une vieille théorie, comme étant donc une vieille manière de conceptualiser le réel. Cette tactique

217 « Reduction, Qualia and the Direct Introspection of Brain States », The Journal of

Philosophy, vol. 82 (1985), p. 8-28. Repris dans Materialism and the Mind-Body Problem, D.M. Rosenthal (dir.), Indianapolis IN, Hackett, 2000 (2e éd.), p. 260-278. Dorénavant : RQ.

particulière consiste donc à assimiler le volet sensible de l’expérience subjective à une théorie conceptuelle primitive, à « un médium prélinguistique » (RQ, p. 24) que

nous aurions intérêt à délaisser. En outre, les deux manières de connaître étant placées de la sorte sur un pied d’égalité, en les comparant à deux langages, il deviendra aisé pour l’auteur d’expliquer qu’il est normal qu’on ne retrouve point dans le second langage — plus évolué — les termes propres au premier.

52. L’auteur sait donc très bien, et il avoue en partant, que la description scientifique ne peut saisir les faits propres à l’expérience subjective, et que, de la mécanique du mouvement moléculaire, on ne saura jamais déduire la couleur. De telles prémisses concernant l’irréductibilité seraient, selon lui, « entièrement vraies » (RQ, p. 12). Comment donc concilier un tel aveu avec l’idée que

l’expérience phénoménale ne présente pas un obstacle insurmontable à la réduction ? C’est que réduire n’est pas déduire. Le lecteur devra alors affronter tout un arsenal de tactiques, chacune visant un seul but : expliquer l’apparence d’irréductibilité de l’esprit comme n’étant précisément qu’une apparence, mais une apparence qui ne serait par ailleurs qu’une conséquence nécessaire et normale d’à peu près toute « réduction interthéorique ».