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68. Si nous sautions les étapes suivies par Strawson dans ses réponses à ses commentateurs, pour aller directement à sa conclusion, nous verrions qu’il aboutit à la simple idée d’un dualisme épistémique fondamental, un dualisme opposant un dedans expérientiel et un dehors apparent. Mais la route par laquelle il arrive à ce résultat, passant en revue 41 thèses, trace de longs méandres. Or, parmi ces thèses, il y aurait celle suivant laquelle les sujets, ayant une « ontologie à la première personne », seraient fermés les uns aux autres (PD, p. 258). Cela poserait une difficulté particulière, à laquelle Strawson

voudra maintenant répondre. On pourrait en effet prétendre que de tels sujets, étant « métaphysiquement entièrement fermés les uns aux autres, ne peuvent avoir un effet les uns sur les autres » (PD, p. 259). Le souci ici serait l’apparent

loin, avec la philosophie de Leibniz, « est que ses monades n’interagissent pas causalement de quelque manière que ce soit » (PD, p. 274). C’est donc la question

de la causalité réelle de l’être expérientiel qui semble retenir ici Strawson, et donc une question qui relèverait encore de l’ontologie. La question est classique : comment le mental cause-t-il des effets réels ? Ou encore : comment le mental s’insère-t-il dans le monde physique ?

69. Rappelons que, du point de vue de la théorie du double aspect, cette question ne se pose plus. Nous avons déjà vu certaines des raisons pour lesquelles la notion d’une relation causale entre le physique et le mental ne pourrait avoir de sens du point de vue de cette théorie158. Ce serait se demander,

au mieux, comment le noumène cause le phénomène, et nulle réponse à une telle question ne pourrait, même en principe, être concevable. Mais, si Strawson emprunte tant de méandres, c’est qu’il envisage autant de points de vue qui pourraient donner lieu à des objections. Or, d’un de ces points de vue, celui qui l’intéresse tout particulièrement, soit celui du matérialisme, on acceptera difficilement de reconnaître un statut ontologique pertinent à l’intériorité à moins qu’on ne sache aussi lui reconnaître une efficience causale. Pour répondre à ce besoin, Strawson associe l’expérientiel à de l’énergie, en introduisant son idée de « sesmets » — ‘sesmet’ étant un acronyme de « ‘subject of experience that is a

single mental thing’ »159. Un « sesmet » est un agent fondamental, nous dit

Strawson. Mais, comment un « sesmet », un sujet, devient-il agent ? Voilà la question à laquelle veut répondre Strawson.

70. Nous savons déjà que tout centre d’expérience « a nécessairement un ‘dedans’, un être-c’est-connaître dedans » (PD, p. 254). Mais ce centre « doit aussi,

dans sa nature essentielle, avoir un ‘dehors’ qui ne fait pas moins partie de sa nature essentielle » (PD, p. 256-257). Pourquoi faudrait-il que cet être ait un

dehors ? Parce que, faudrait-il comprendre, cet être doit avoir un effet sur son monde, agir sur lui. Mais le concept d’une telle entité théorique — comprenant un dehors et un dedans — serait inadéquat. Il serait inadéquat, parce que, tel

158 Supra, Introduction, p. 22-23 ; p. 53-53 ; p. 59-61. 159 PD, p. 247, n. 134.

que Seager et Coleman, aussi bien que Strawson, l’ont compris160, les propriétés

intrinsèques sont, une fois de plus, les seules propriétés essentielles des choses réelles :

ce n’est pas comme si nous introduisions un quelconque matériau non expérientiel [...]. Suivant ce point de vue, il y a un sens en lequel l’intérieur d’une expérience ou d’un ‘sesmet’ [un centre d’expérience]

e1, donc sa nature expérientielle, est toute sa nature essentielle. Le dehors de e1 ne constitue pas un surplus ontologique (PD, p. 257).

71. Rappelons-nous que nous sommes toujours à l’affût d’un moyen qui permettrait de penser une dualité fondamentale, existentielle, tout en préservant l’intégrité d’un monisme ontologique. Comment donc sortir de cette apparente tension entre un monisme et un dualisme fondamental ? Voici la difficulté, exprimée autrement. Il faudrait que tous les phénomènes relevant

d’une ontologie à la première personne [c’est-à-dire l’expérientiel] puissent exister d’une manière telle qu’ils soient aussi des phénomènes relevant d’une ontologie à la troisième personne [soit, dans le monde apparent de la spatio-temporalité physique], c’est-à- dire des phénomènes qui auraient une réalité causale dans une réalité ontologique à la troisième personne [in the third-person-ontology reality] [...] (PD, p. 259).

Or, pour rendre concevable une telle dualité opposant une ontologie « à la première personne » et une ontologie « à la troisième personne », il suffirait de penser les « sesmets » comme étant constitués d’énergie (PD, p. 260). Demandons-

nous en quoi cette solution pourrait résoudre la difficulté envisagée.

72. Pour Strawson, deux questions se présentent lorsqu'on cherche à comprendre la nature des propriétés intrinsèques (PD, p. 257). Celle de leur

constitution et celle de leur pouvoir causal. C’est la deuxième question qui le concerne ici. Celle-ci consiste à se demander comment ces propriétés peuvent exercer un pouvoir causal sur... écrit judicieusement Strawson... d’autres sujets d’expérience (PD, p. 257). La formulation est judicieuse parce que, du point de vue

160 Coleman, « Being Realistic », art. cité (supra, n. 150, p. 85) p. 52 ; W. Seager, « The ‘Intrinsic Nature’ Argument for Panpsychism », Journal of Consciousness Studies, vol. 13 (2006), no 10-11, p. 136-137 & sq.

du panpsychisme, si des fonds expérientiels peuvent avoir un effet en dehors d’eux-mêmes, ils ne peuvent avoir d’effet que sur d’autres fonds d’expérience, et non sur des faits « physiques », les faits physiques n’étant plus que des propriétés apparentes. Nous sommes ici dans un monisme psychique. Toute causalité réelle ne peut avoir lieu qu’entre des entités réelles, et toute entité réelle serait essentiellement psychique.

73. Pour rendre compte de ce pouvoir causal du mental, Strawson associe donc l’expérience à de l’énergie. Mais, dans cette idée, comme dans d’autres chez Strawson, on soupçonne un argument-étage dont les philosophes-lecteurs pourront se départir une fois sa mission accomplie. Car, dire que l’expérience est de l’énergie est beaucoup plus efficace rhétoriquement que dire de l’expérience qu’elle est matière. L’énergie est pensée ici comme puissance dynamique. Elle est efficience. La matière est pour nous, phénoménologiquement, nature morte, immobilité. Si la question est de savoir comment le mental peut être un pouvoir causal, et qu’on dit que le mental est la nature intrinsèque, non pas de la matière, mais de l’énergie, la question trouve par le fait même sa réponse (ou un semblant de réponse) : c’est que l’expérience est énergie, et elle contiendrait dès lors en elle-même la puissance requise pour faire « bouger » les choses. Mais tout cet exercice n’est qu’échafaudage qu’il faudra à la fin retirer. Et Strawson prend bien soin de préciser :

la nature intrinsèque de cette énergie est de l’expérientiel, soit quelque chose dont la nature essentielle nous est entièrement révélée, au moins en partie, du fait que nous l’ayons161.

74. L’important est, pour Strawson, que l’expérience ne soit pas pensée uniquement comme « contenu passif » : elle doit être pensée, dans un « panpsychisme plausible, comme substance active » (PD, p. 257). Mais, le but de

cette suggestion est pédagogique. « Je crois que cela aussi [soit l’association du mental avec une force] est une idée difficile pour nous » (idem). Strawson veut

nous habituer à penser une idée avec laquelle « on devient progressivement plus

161 « the intrinsic nature of that energy is experience, i.e. something whose essential nature is fully revealed to us, at least in part, just in our having it », PD, p. 257.

familiarisé en philosophie » (idem). L’important, pour nous, est bien que « la

nature intrinsèque de cette énergie est de l’expérientiel » (idem).

75. Nous aboutissons donc avec une position suivant laquelle l’intériorité serait une substance active, là où ce qui se présente à nous extérieurement ne serait que les effets apparents du point de vue « de la troisième personne » (supra, p. 99), les effets objectifs, mais bien réels et ressentis à la première personne par

les êtres expérientiels qui les subissent, et où il n’y aurait que des êtres expérientiels qui existeraient, qu’il s’agisse d’êtres vivants ou de particules ultimes. Par là, Strawson se donne les moyens de penser le mental, comme indiqué antérieurement, comme étant une « réalité causale dans une réalité ontologique à la troisième personne », c’est-à-dire comme réalité efficiente au sein d’une ontologie objective. Dire « une réalité efficiente au sein d’une ontologie », c’est dire trois fois « une réalité ». La réalité, c’est ce qui existe ; l’ontologique, c’est l’être ; l’efficience, c’est ce qui réellement fait tourner le monde. Nous pourrions comprendre par là simplement que l’empiriste cherche à donner au mental une ontologie qui a du « mordant », qui fait le poids. Mais rien de cela n’importe vraiment. Il importe peu de savoir si le mental est énergie ou matière. La matière, c’est déjà de l’énergie, et autant la matière que l’énergie ne sont que des concepts objectifs désignant l’apparence phénoménale que prend pour nous la réalité nouménale. Il suffit de penser que Strawson est pédagogue plus encore que métaphysicien. Strawson sait fort bien que la réalité physique — ou énergétique — n’est qu’une réalité apparente162 et que ce n’est pas en elle que

repose la causalité réelle. La causalité réelle sied dans la nature intrinsèque des choses et, du point de vue du panpsychisme, la nature intrinsèque de l’énergie, comme il vient de nous le dire, c’est de l’expérientiel. Et pour ce qui est du point de vue de la théorie du double aspect, la nature intrinsèque de toute chose n’est peut-être pas entièrement expérientielle, mais notre expérience subjective relève entièrement de, est entièrement une partie de, notre être réel, là où la matière,

162 Comme il le montre dans sa toute première note : « la ‘matière’ est aujourd’hui spécifiquement associée à la masse mais [le présent propos] concerne tout autant l’énergie, et de même d’ailleurs tout ce qui peut de même être dit physique » (RM, p. 3, n. 1).

pour sa part, ne serait jamais que l’image, tant abstraite que concrète, qu’il nous est possible de constituer de toute réalité.

76. En ce qui nous concerne, l’important, dans cet exercice, demeure le passage du dehors au dedans, avec la différence épistémique nécessaire qui doit s’insérer entre l’un et l’autre, différence incommensurable, dont seule la théorie du double aspect, semble-t-il, avec la notion de propriétés intrinsèques qu’elle comporte, peut rendre compte. Cette dualité opposant un dedans et un dehors démarquant une différence épistémique radicale, nous pourrions la désigner comme étant notre condition épistémique foncière ou existentielle.