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Troisième objection : les corps sans âme

18. Une troisième difficulté que présenterait le fonctionnalisme, le problème des corps sans âme, suscite de la part des auteurs une réponse qui, dans un premier temps seulement, semble comparable à celle qu’ils proposent au problème des qualités inversées (supra, p. 143) ; leur réponse se révèle cependant

comme étant d’un tout autre ordre.

19. Si, suivant en cela le programme fonctionnaliste, nous réduisons « l’essence de nos états psychiques » aux « rôles causaux abstraits qu’ils jouent dans une économie complexe d’états internes médiateurs entre des intrants environnementaux et des extrants comportementaux » (FQ, p. 121), rien

n’empêcherait ces rapports d’être des rapports essentiellement inconscients. Du point de vue des contestataires, le problème sera donc que l’analyse fonctionnaliste laisse entendre que sont concevables des êtres identiques à nous, fonctionnant comme nous, mais en lesquels néanmoins il ne se trouverait pas la moindre trace de conscience phénoménale, des êtres qui seraient des morts-

n’expliquerait alors rien de ce qu’elle serait censée expliquer, soit le fait mental.

20. C. & S. répondent cette fois que les sensations ont un rôle, qu’une perspective scientifique peut donc leur aménager une place, mais que la nature particulière de la sensation, ses propriétés intrinsèques, n’importe pas (FQ, p. 128).

Cette réponse semble donc nous ramener à la première tactique signalée, où l’on cherche à définir l’état mental d’une manière telle que l’expérientiel s’en trouve être une composante inessentielle. Mais il faut voir cependant ce que les auteurs entendent par « propriété intrinsèque ».

21. Dans le cas des qualités inversées, il était question, non pas de propriétés intrinsèques, ou plutôt de ce que les auteurs entendent par propriétés intrinsèques, mais d’une simple qualité sensible, laquelle pouvait varier d’un sujet à l’autre, tout en jouant le même rôle causal. Maintenant, pour écarter l’objection selon laquelle un être fonctionnel sans âme, sans sensations, serait concevable, on commence par répondre effectivement que « le fonctionnaliste doit être le premier à admettre que nos diverses sensations sont discernées introspectivement par nous sur la base de leur caractère qualitatif. » (FQ, p. 127- 128) Cependant, C. & S. cherchent ici à établir une distinction entre des

propriétés intrinsèques et « réelles » d’une sensation et une sensation vécue, connue psychologiquement, laquelle serait pour sa part, faudrait-il comprendre, illusoire. Cette distinction permettrait apparemment de poser cette question : comment rendre compte du fait que nos sensations puissent être discernées sur la base de leur caractère qualitatif (et donc apparent) ?

22. À cette question, laquelle semble être censée dans l’esprit des auteurs, on nous propose cette réponse : pour pouvoir discerner nos sensations sur la base de leur caractère qualitatif, il faut que

tout état fonctionnellement équivalent, par exemple, à une sensation de chaleur, ait une propriété intrinsèque quelconque détectable par (= est causalement suffisante pour affecter) nos mécanismes de discernement introspectifs d’une manière telle qu’il cause, dans des créatures conceptuellement compétentes, des états-croyance telle la croyance que ‘j’éprouve une sensation-de-chaleur’ (FQ, p. 128).

En décortiquant ce passage, on peut déceler à peu près cet énoncé : quand un état (physique) a une « présence détectable » — où « présence détectable » signifie « avoir un effet réel sur nos mécanismes (physiques) de détection » —, cet état ainsi détecté par nos mécanismes de détection doit aussi causer un état (mental) de croyance « j’éprouve telle ou telle sensation ». C’est là une manière alambiquée de dire : il y a du réel et des apparences et, pour chaque sensation, il y a par suite une sensation réelle (physique) — et ce serait là ses propriétés

intrinsèques — et une sensation apparente (mentale). Le réel se constituerait

donc, de ce point de vue, de faits physiques sous-jacents et, bien sûr, pour autant que nos sensations réelles auront un effet réel, elles pourront causer aussi une sensation de chaleur ou, en tout cas, « la croyance que j’ai une sensation-de-chaleur » (FQ, p. 128), autant dire une illusion. Notons que nous

retrouvons là une position diamétralement opposée à celle que propose de la théorie du double aspect, où la sensation est conçue comme une réalité et la présence physique comme une apparence.

23. En somme, la réponse des Churchland à l’objection des corps sans âme consiste à dire qu’un corps sans âme — donc sans sensation — est effectivement impensable, mais en définissant la sensation d’une manière telle qu’elle soit elle- même comprise comme un mécanisme sans âme : un état fonctionnel équivalent à une sensation de chaleur aura une propriété intrinsèque quelconque qui, elle, aura été détectée par « nos mécanismes de discernement ». Ce seront eux qui, corollairement, causeraient non plus la sensation, mais uniquement la croyance que j’éprouve telle ou telle sensation.

24. Ce que peut-être le rôle fonctionnel d’une telle croyance ne nous est guère expliqué, mais tout porte à croire que la croyance n’est ici qu’un épiphénomène inessentiel, toute fonction réelle étant exercée par des « mécanismes » autant de détection que d’effectuation. Il faut préciser que cette réplique de C. & S. constitue en réalité un double saut, nous faisant passer de la sensation à sa fonction, puis de cette fonction à des faits physiologiques, tels « la fréquence d’un signal sur une voie neuronale » ou « le voltage à travers une membrane polarisée » (FQ, p. 128). C. & S. sont parfaitement conscients de la réponse qu’on

voudra alors leur faire : « ‘Mais ce ne sont pas là des qualia !’ » (FQ, p. 128).

Comment donc les auteurs peuvent-ils s’autoriser un tel saut, tout en croyant parer à cette objection ? En répondant que « [d]e toute façon, nos sensations sont identiques [token-identical] avec les états physiques qui les réalisent » (FQ, p. 128). C’est donc la thèse de l’identité qui, croient-ils, autorise un tel passage.

Nos sensations sont identiques à des états physiques (elles sont des états physiques) ; donc, nous n’avons qu’à parler des états physiques, et non de ces qualia, lesquels, pour leur part, ne correspondraient qu’à la perception obscure de ces états physiques (FQ, p. 128-129).

25. Cette réplique de C. & S., laquelle nous incite à ne plus parler que de faits physiologiques, ne peut donc guère servir à écarter l’objection des corps sans âme, puisque, au contraire, elle nous dirige vers une conception qui exclut toute référence aux sensations vécues, à « l’âme ».

26. C’est aussi comprendre bien mal la thèse de l’identité que de croire qu’elle nous autorise à taire le discours sur les qualia et à ne plus parler que de faits physiques. Rappelons à cet égard le « une théorie de l’identité, c’est une théorie de l’identité » de Strawson213. Penser l’identité du mental et de l’expérientiel ne

nous autorise pas à évacuer le discours sur l’expérientiel pour lui substituer un discours physicaliste ; cela nous contraint au contraire à penser la dualité, ce que le parcours de Strawson nous a permis d’ailleurs d’accomplir.

27. Pour légitimer cette substitution du phénoménal par le physique, on tentera de présenter le discours physicaliste comme étant celui d’une connaissance plus évoluée. On dépeindra alors la sensation comme une connaissance primitive concernant des faits sur lesquels la science détiendrait une maîtrise de loin plus assurée. « Des créatures ayant une conception primitive de soi telle celle que nous avons de nous-mêmes » ne sauraient comprendre clairement que ce qu’ils perçoivent « obscurément [opaquely] » comme une qualité brûlante serait en vérité « des pointes de fréquence de 60 Hz caractérisant les impulsions sur une certaine voie neuronale » (FQ, p. 128). La

sensation serait une vision obscure, là où la science aurait une vision claire à nous offrir. À noter que l’objet obscurément perçu par les pauvres êtres que nous sommes n’est rien de moins que « des impulsions sur une certaine voie neuronale », donc, nous-mêmes, et non une réalité extérieure. Ce ne sera pas toujours le cas.

28. En effet, le goût de la limonade, par exemple, est maintenant connu comme étant « sa concentration élevée d’ions H+ », et la rougeur d’un objet

comme étant « un triplet de réflectance précis de trois longueurs d’onde déterminantes du spectre ÉM. » (FQ, p. 129) Dans les faits,

[c]es propriétés chimiques, électromagnétiques et micromécaniques ont toutes été vivement discernées par nous depuis des millénaires, mais seulement obscurément. La raison en est que nous ne possédions pas les concepts nécessaires pouvant permettre d’effectuer des jugements plus pénétrants. La résolution de nos mécanismes de discernement sensoriels est insuffisante et ceux-ci ne peuvent révéler d’eux-mêmes les subtilités [intricacies] dévoilées par d’autres moyens

(FQ, p. 129).

C’est allégrement qu’on effectuera ensuite le passage de l’identification d’une qualité caractérisée comme connaissance obscure d’une réalité extérieure à une même qualité caractérisée comme connaissance obscure d’une réalité intérieure : « Il n’y a pas de raison pour laquelle le récit épistémologique de la faculté du sens interne devrait être significativement différent du récit concernant le sens externe. » (FQ, p. 129) Sur quoi on peut conclure que « les qualia ne sont pas un

mystère ineffable » (idem). Les qualia, en fin de compte, ne seraient que « les

caractéristiques physiques de nos états psychologiques » (idem). Curieux

revirement, puisque le mot ‘quale’ n’est qu’une expression technique désignant précisément le vécu intérieur, soit le volet « psychique » de la dualité psychophysique. Il n’y a donc rien de plus mystifiant que de dire que les qualia sont les caractéristiques physiques de nos états psychologiques.

29. Nous avons donc un argument qui, dans un premier temps et dans le but d’écarter une objection contre le fonctionnalisme, redéfinit le concept de fait mental de sorte que ce concept ne fasse point référence à rien qui soit

phénoménal. L’argument fait ensuite demi-tour, revenant aux qualia, donc au vécu phénoménal et aux faits mentaux qui sont réellement concernés, pour caractériser ces faits comme forme primitive de connaissance. C’est là la manière des Churchland de caractériser, par le fait même, la dualité épistémique : il y a bien deux manières de connaître, mais l’une serait primitive, « préscientifique », alors que l’autre serait « hautement abstraite » (FQ, p. 131). Ce

sont là les prémices de l’argument qui sera élaboré plus longuement dans le prochain article à l’étude : le sensible serait une théorie primitive à propos du réel, théorie qu’une science plus fine serait appelée à remplacer.

30. Toutefois, même en admettant cette idée burlesque selon laquelle le sensible serait appelé à disparaître, on ne répond toujours pas, avec cette hypothèse, à l’objection contre le fonctionnalisme. Celle-ci, du reste, paraît décisive : le fonctionnalisme ne rend pas compte du volet sensible de l’expérience.