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45. Ce raisonnement de Strawson se défend-il ? Certains de ses commentateurs ont suggéré que la présence de l’esprit n’est pas moins gratuite lorsqu’on l’inscrit dans les éléments fondamentaux de la matière que lorsqu’on la conçoit comme survenance150. Coleman et McGinn, pour leur part, soutiennent

que ceux qui adhèrent à l’hypothèse de la survenance n’ont justement pas à expliquer un phénomène d’émergence, car ils n’adhéreraient pas à une thèse métaphysique du déterminisme par le bas, du grand par le petit151. Mais, comme

le remarque déjà Coleman, la thèse de la survenance, laquelle pose divers niveaux de déterminations qui seraient, au moins dans une certaine mesure, indépendants les uns des autres, a tous les airs d’un dualisme inavoué152. Cela

ferait de la survenance un concept incompatible avec toute doctrine naturaliste. Et Strawson a déjà assez bien répondu à la première objection en prétendant que, s’il faut admettre que la nature première est en elle-même une gratuité (RM, p. 18), cette gratuité, aussi étrange qu’elle puisse paraître, n’est pour nous qu’une

chose incompréhensible. Au contraire, la gratuité de l’émergence de l’expérientiel

150 F. Macpherson, « Property Dualism and the Merits of Solutions to the Mind-Body Problem », Journal of Consciousness Studies, vol. 13 (2006), no 10-11, p. 87 et, même numéro, S. Coleman, « Being Realistic. Why Physicalism May Entail Pan- experientialism », p. 43.

151 Coleman, ibid., p. 41 et, même numéro, C. McGinn, « Hard Questions. Comments on Galen Strawson », p. 94.

à partir du non-expérientiel représenterait une contradiction dans les faits, comme si on tirait A de non-A ; bref, elle serait une chose impossible (RM, p. 24).

46. Cependant, nous n’avons pas intérêt ici à mettre nous-mêmes à l’épreuve le raisonnement de Strawson. La valeur de ces diverses positions aura moins d’importance par rapport à l’objet de la présente recherche, non pas seulement parce que ce qui intéresse cette recherche est seulement le sort qui est fait de part et d’autre au dualisme épistémique, mais bien pour une raison inhérente au débat lui-même. Car, des questions comme celle de savoir s’il y a ou non du psychique « partout » dans la matière ou celle de savoir si vraiment le psychique apparaît ou non en vertu de l’organisation particulière d’un ensemble organique n’ont en fin compte aucune importance. L’énoncé peut surprendre, mais l’explication n’en est pas difficile à comprendre.

47. En effet, en faisant valoir l’idée que l’expérientiel correspond aux propriétés intrinsèques des choses, on ne fait pas valoir l’idée que l’esprit est quelque chose qui s’explique par l’organisation particulière d’un tout (= survenance). Mais, on ne fait pas valoir non plus l’idée suivant laquelle on pourrait expliquer l’esprit par la présence de propriétés expérientielles qui se retrouveraient dans les parties (= micropsychisme). On fait valoir au contraire une tout autre idée, soit que l’esprit correspond à certaines des propriétés intrinsèques de la matière, que l’esprit est, en ce sens, un « dedans » de la matière, ou est de la matière, de la matière réelle, là où, à l’inverse, tout ce que nous pouvons décrire comme fait physique, dans le sens habituel du terme, ne correspondrait alors qu’à des propriétés, d’une part, apparentes et, d’autre part, extrinsèques et relationnelles de la substance réelle constitutive du monde. Dès lors, la dispute opposant la survenance au panpsychisme perd toute sa pertinence.

48. Car, pour expliquer le fait de l’expérience, pour répondre à la vraie question qu’elle pose, il ne s’agirait pas d’isoler la zone ou la configuration neuronale impliquée, ou de trouver la série causale pertinente, ou la thèse épistémique appropriée (le déterminisme du haut par le bas, ou du bas par le haut, ou la survenance). Même si, pour que l’expérientiel apparaisse, il fallait

une organisation (« matérielle ») particulière, ce qui fascinerait et resterait principalement pertinent dans la question du rapport psychophysique, ce serait encore cette différence entre les propriétés intrinsèques (connaissances qualitatives) et les propriétés extrinsèques (connaissances quantitatives), et non pas l’organisation particulière qui semblerait donner lieu à cette expérience. Or, la théorie du double aspect suffit pour rendre compte de cette différence entre des propriétés intrinsèques et extrinsèques. Étant donné que Strawson lui- même avance cette théorie, du moins en évoquant le schisme entre les propriétés intrinsèques et relationnelles, nous pourrions nous demander quel besoin il pouvait avoir de faire appel au reste de son arsenal argumentatif concernant la non-émergence de l’expérientiel.

49. C’est qu’il faudrait distinguer deux questions, fort différentes, mais que, le plus souvent, on ne semble pas distinguer nettement. Ce sont les deux questions qui ont été évoquées au tout début du présent texte. C’est sans doute pour ne pas avoir bien distingué ces deux questions que la thèse de la survenance a pu voir le jour et susciter tant d’intérêt. Il y aurait, d’une part, la question du mental, ou de l’expérientiel, en général et, d’autre part, celle de la forme particulière de l’expérience humaine. Une thèse quelconque de la survenance, par laquelle on voudrait expliquer l’expérientiel en y voyant un effet dû à une configuration particulière de la matière dont se constitue le cerveau humain pourrait, à la limite, avoir un sens, si on cherchait à rendre concevable la forme particulière de la conscience humaine. Mais est-ce vraiment une telle question qu’on se pose quand c’est la nature du rapport psychophysique qui est interrogée ? Il semble que ce soit plutôt la différence entre l’esprit et la matière qui nous interpelle quand on envisage le caractère étonnant de ce rapport. Clark Butler distingue nettement ces deux questions, quoiqu’il parle de parallélisme, plutôt que de différence. S’interroger par rapport à un parallélisme, ou poser un parallélisme, c’est en effet s’interroger sur la différence, ou carrément en rendre compte à l’aide d’un tel parallélisme. Butler écrit :

Il semble qu’on ait confondu au moins deux problèmes très distincts sous le titre de « problème corps-esprit ». Le premier concerne la question d’une présumée interaction entre le mental et le physique

[mind-body interaction], alors que le second concerne l’apparent parallélisme entre ces deux termes153.

Or, la théorie du double aspect, répondant à la deuxième de ces questions, explique la différence entre le mental et le physique, sans qu’il lui soit nécessaire de faire référence à une thèse de l’émergence ou de la non-émergence de l’expérientiel. Tant et si bien qu’il nous faut conclure autant pour les thèses panpsychistes que pour celles de la survenance que, en ce qui concerne l’explication de l’écart psychophysique, elles n’apportent rien et c’est la théorie du double aspect qui fait tout le travail. Expliquer de cette façon la différence entre le psychique et le physique, par ailleurs, c’est expliquer pourquoi il n’y aurait pas entre eux d’interaction à expliquer.

50. C’est pourquoi, par rapport aux fins visées ici, le plus important semble être le rôle que joue la théorie du double aspect dans l’explication strawsonienne de l’énigme du rapport psychophysique, en constatant que c’est bien vers un dualisme épistémique que cette théorie nous oriente, puisqu’elle pose la dualité esprit/corps comme étant le reflet d’une dualité de mode d’accès, intrinsèque et extrinsèque, à un être un.

51. Le naturalisme de Strawson se présente donc comme une réflexion qui se veut ontologique, mais qui pourrait se défendre essentiellement sur une base épistémologique. Voyons ces deux points en détail : celui de la portée ontologique de la réflexion strawsonienne (sections 6 et 8) puis celui de l’argumentation épistémologique qu’elle recèle (sections 7 et 9).