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McGinn sceptique versus Strawson panpsychiste

28. Étant maintenant plus familiarisés avec la pensée de McGinn, il pourrait être intéressant de la comparer à celle de G. Strawson. Sur certains points, leurs positions peuvent paraître diamétralement opposées. Pour McGinn, « la meilleure explication de données purement physiques ne nous sort jamais du domaine physique » (CWS, p. 358), et la conscience lui semble alors « théoriquement

épiphénoménale » (CWS, p. 359). Pour Strawson, au contraire, tout ce qui existe,

tout ce qui est « réel » et « concret » est physique, et ce « concret » inclut le mental

(RM, p. 3).

29. Il ne faudrait pas cependant accorder trop d’importance à de telles différences. Nos deux auteurs s’accordent, sur le fond. Pour Strawson, il importe de souligner que, si tout est physique, le mental aussi doit en être, alors que, pour McGinn, il importe de souligner qu’on ne peut s’attendre à ce que l’entendement humain puisse saisir tout ce qui est réel et naturel. Ce n’est que par convention que McGinn désigne par physique que ce qui nous est perceptible, comme ce n’est que par convention que Strawson choisit de décrire

tout ce qui existe comme étant physique. Pour le reste, l’ensemble des propriétés du monde, qu’elles soient connaissables ou non, ou qu’elles soient dites physiques ou non, resteront pour l’un et l’autre imbriquées dans un seul ordre nomologique unifié, soit l’ordre naturel.

30. Nous avons vu, d’autre part, que McGinn rejette le panpsychisme de Strawson175, en le qualifiant, sur un ton de bonhomie, de rêve de drogué. C’est

parce qu’il préfère professer l’ignorance quant à la relation âme-corps plutôt que de s’aventurer à affirmer imprudemment que toute chose physique est chose mentale. Mais Strawson ne nie pas notre ignorance radicale. Il l’affirme, au contraire, et avec insistance, reconnaissant que le rapport entre l’esprit et la matière demeure aussi mystérieux dans le panpsychisme qu’il peut l’être dans une théorie de la survenance. Ainsi peut-il reprendre les paroles d’Eddington, lorsque ce dernier affirme que « [r]ien n’empêche l’assemblage d’atomes constituant un cerveau d’être par lui-même un objet pensant en vertu de cette nature que la physique laisse indéterminée et considère comme indéterminable »176. Mais le mystère du rapport âme-corps est pour lui le même

que celui qui marque l’ensemble de l’existence177. Ce qui importe, pour McGinn

autant que pour Strawson, est que cette nature, quelle qu’elle soit, demeure réglée par un seul régime unifié de lois naturelles. Pour Strawson, cela signifie qu’elle ne pourrait être le lieu d’apparitions ou d’émergences miraculeuses. L’esprit ne pourrait pas davantage apparaître là où il ne se trouvait pas auparavant que la matière ne peut se matérialiser, sortir du néant, et combler un vide quelconque. C’est donc le rapprochement avec une pensée magique, suggéré par les thèses de la survenance ou de l’émergence, que Strawson cherche à éviter en soutenant une thèse panpsychiste suivant laquelle la matière comporte en tout temps un volet mental, alors que, pour McGinn, ce panpsychisme évoque déjà les aventures d’Ali Baba.

175 Supra, chap. 1, p. 90.

176 La nature du monde physique, op. cit. (supra, n. 69, p. 42), p. 262 (p. 260 dans l’édition originale anglaise). Cité par Strawson, p. 11.

177 « toutes nos explications de phénomènes concrets s’arrêtent à des choses qui sont simplement données, contingentes et ne pouvant souffrir à leur tour une explication [...]. » RM, p. 15 ; supra, chap. 1, p. 85.

31. Il y a cependant à la position de Strawson un mérite dont une telle critique ne tient pas compte : c’est que son panpsychisme, sans « expliquer » l’esprit, permet d’expliquer du moins la différence entre l’esprit et la matière, en associant l’esprit aux propriétés intrinsèques du réel et la matière aux apparences sous lesquelles se présentent les propriétés extrinsèques et relationnelles des choses, c’est-à-dire à l’apparence sous laquelle le réel se présente à nous à titre d’objet.

32. Nous pouvons donc reconnaître plus de force à la position de Strawson que McGinn semble disposé à lui en reconnaître. Mais ceci n’affaiblit en rien celle de McGinn, puisque ces deux positions se défendent indépendamment l’une de l’autre. Mais si l’une et l’autre procèdent d’une pensée naturaliste et si l’une et l’autre pointent vers une explication épistémique pour rendre compte de la nature énigmatique du rapport psychophysique, on ne saurait les confondre. La différence entre ces deux approches demeure donc importante, du moment que McGinn, au lieu de considérer nos limites épistémiques comme découlant de propriétés inhérentes à toute forme de conscience, les considère comme un fait contingent propre à l’esprit humain.

33. Il existe une autre différence, déjà plus importante, entre ces deux approches. Pour l’une, le dualisme épistémique est ce qui explique ; pour l’autre, celle de McGinn, il est ce qu’il faut expliquer. Pour McGinn, nous avons une dualité épistémique parce qu’il existe une propriété quelconque que nous ne pouvons percevoir. Pour Strawson, il y a du mystère parce qu’il y a dualité épistémique, dualité de modes d’accès à l’être.

34. La différence la plus importante qui distingue les positions de Strawson et de McGinn repose cependant sur le fait que McGinn situe toujours la réponse à l’énigme, quoique nous ne puissions la connaître, dans la réalité objective — soit dans le cerveau —, tandis que Strawson la situe dans le sujet. Il y a bien, pour McGinn, une propriété inobservable dans le monde apparent — une propriété du cerveau — qui, pourrions-nous la percevoir, nous rendrait compréhensible le rapport psychophysique. À l’inverse, et indépendamment de son panpsychisme, en caractérisant la différence entre le mental et le physique comme étant la

différence entre deux modes d’accès à l’être, Strawson ramène résolument l’explication de l’écart psychophysique dans la structure même de l’expérience, et donc du sujet.

35. Retenons toutefois, pour conclure, que la position de McGinn n’est pas foncièrement incompatible avec celle de Strawson, en ce sens que les deux explications, qui n’ont pourtant rien en commun, peuvent être valables en même temps. Les deux thèses semblent conjointement admissibles : il doit y avoir du mystère dans notre existence parce que notre esprit, de petit qu’il était, n’est pas encore aussi grand qu’il pourrait l’être et ne peut, par conséquent, tout percevoir et concevoir. Ce serait la position de McGinn. Et il devrait toujours y avoir, dans l’expérience de tout être pensant, un aspect mystérieux en raison de nécessités formelles absolues inhérentes à l’acte même de penser. Ce serait la position de Strawson, sinon celle à laquelle nous contraint son analyse. La question délicate serait alors de pouvoir départir deux ordres de mystères, celui relevant d’une nécessité formelle absolue et celui relevant d’une nécessité formelle relative, ou contingente.

36. Il ne nous appartient pas ici de trancher cette question de manière définitive. Certains points pourraient cependant indiquer pourquoi ce serait aux limites cognitives absolues liées à la forme même de l’acte de penser, et non aux limites de la puissance cognitive humaine en particulier, qu’il faudrait rattacher le mystère que présente le rapport psychophysique. Le point essentiel qui milite en faveur des propos de Strawson, ou du moins de la théorie du double aspect en tant que facteur expliquant le caractère énigmatique de ce rapport, serait que, dans le cas de cette énigme en particulier, ce qui échappe à nos cadres conceptuels n’est pas un fait particulier, ou un ensemble de faits localisés diversement dans l’univers. Au contraire, ce qui nous échappe est le volet subjectif de l’expérience, un volet de nous-mêmes. Si le mystère suit l’œil partout où il regarde, ne serait-ce pas une raison de plus de soupçonner que le mystère est dans l’œil, et non dans l’univers observé, dans le sujet, et non dans l’objet ?