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77. L’essentiel, pour McGinn, semble être d’abord la consolidation d’une position naturaliste pour laquelle il importerait simplement de reconnaître que lorsque nous « croyons voir quelque chose d’objectivement surnaturel », c’est « que nous nous heurtons simplement à nos limites cognitives »(CWS, p. 362).

78. Demandons-nous maintenant s’il ne pourrait pas y avoir un intérêt particulier que pourrait présenter cette thèse et que ne présenterait pas celle reposant sur la dualité existentielle de modes d’accès épistémiques. Pour répondre à cette question, il faut penser qu’une explication transcendantale (telle celle de G. Strawson), reposant sur le concept de dualisme épistémique inhérent à toute conscience, inscrit la cause de notre ignorance radicale davantage en

nous que le fait l’explication de McGinn. Or, en adoptant cette solution

transcendantale, nous pourrions être portés à croire qu’il n’y aurait plus d’énigme réelle, la cause de celle-ci ne correspondant plus à un fait objectif. L’énigme du rapport psychophysique ne serait plus qu’une illusion (infra, chap. 4),

un effet d’optique, et nous pourrions résolument ne plus y songer et aller de l’avant, pour de bon, dans le développement de notre connaissance objective. L’explication de McGinn, au contraire, nous contraint de dire qu’il reste une partie du réel que nous ne pourrons jamais saisir. Elle place le mystère dans l’objet, c’est-à-dire dans le cerveau, malgré tout, en ce sens qu’elle y suppose une propriété inconnaissable, délimitant par là une zone interdite là où le naturaliste ne voyait pas de bornes à ses droits, ce que, à première vue, l’explication de l’énigme qui repose sur le dualisme épistémique ne semble pas faire.

79. Cependant, ce n’est qu’en apparence que la réponse transcendantale semble plus accommodante pour le naturalisme non critique. Car admettre que la dualité psychophysique résulte d’une telle dualité de formes d’accès au réel, c’est admettre deux ordres de connaissance. S’il y a deux ordres de connaissance, quelle raison y aurait-il d’accorder à l’une plus de considération qu’à l’autre ? Cette dualité paraît donc incompatible avec un naturalisme

orthodoxe et on tentera d’ailleurs de résoudre la tension qui en résulte avec des solutions qui accorderont le plus souvent l’avantage à la connaissance objective.

80. En effet, comme nous le verrons dans le chapitre suivant, on sera porté à minimiser la crédibilité de la connaissance subjective, sentant peut-être en elle une menace pour une hégémonie du savoir scientifique. On pourra alors caractériser cette connaissance comme plus rudimentaire ou moins précise que le serait le savoir objectif. Ainsi, l’approche qui « réduit » la dualité esprit/cerveau à un reflet de notre condition épistémique existentielle pourrait, en banalisant la dualité, servir d’antichambre à une rationalisation ultérieure qui repousserait dans des retranchements reculés le statut de la connaissance subjective.

81. C’est ici que la stratégie — s’il s’agit bien d’une stratégie — de McGinn pourrait se révéler astucieuse. S’il existait une propriété ou une dimension du réel qui nous serait absolument imperceptible et inconcevable, mais qui serait néanmoins nécessaire à l’explication du rapport psychophysique, alors l’ambition naturaliste orthodoxe se verrait endiguée par la finitude humaine. Car il resterait alors en effet à notre existence un domaine de propriétés qui, tout en étant agissantes en nous, ne nous offriraient aucune prise. Ce pourrait être là la cause d’un sentiment d’impuissance que seuls des esprits forts sauraient supporter : ce genre « de réalisme, lequel ramène la fermeture cognitive si près de soi, peut à la fois être senti comme un affront à notre intelligence et paraître impossible à comprendre » (CWS, p. 365).

82. En réalité, cependant, et par comparaison à la thèse de McGinn, on ne voit pas pourquoi la thèse de l’ignorance radicale reposant sur le dualisme épistémique n’aurait pas des conséquences aussi « troublantes », sinon plus encore. Car celle-ci rend tout aussi impensable une explication scientifique du rapport psychophysique. Plus encore, McGinn ne fait qu’affirmer que les faits phénoménologiques demeurent inaccessibles au regard objectif. Il ne reconnaît dans la dualité qu’un accident de parcours. La réponse transcendantale au contraire pose le dualisme comme une nécessité formelle. Cette réponse établit

par là les bases d’une égalité de statut entre les deux volets de la connaissance.

83. Par ailleurs, l’explication de McGinn demeure ad hoc, puisqu’elle repose sur l’introduction d’une propriété inconnue, et on ne voit pas dès lors pourquoi ce serait spécifiquement le mystère de la conscience que cette propriété permettrait d’expliquer, nous était-il possible de connaître cette propriété. Pour sa part, en rendant compte spécifiquement du caractère énigmatique du volet subjectif de l’expérience, et que de cette énigme en particulier, alors que c’est spécifiquement ce volet qui donne lieu à la difficulté que présente le rapport psychophysique, la théorie du double aspect présente une explication plus solide de l’incommensurabilité psychophysique.

84. Au chapitre 3, nous considérerons les positions contre lesquelles l’approche de McGinn semble nous prémunir en repoussant, tel qu’il l’a fait, l’explication de l’écart psychophysique qui repose sur la seule notion d’une dualité de modes d’accès à l’être.

CHAPITRE 3

Le dualisme épistémique en exil : asservi aux fins matérialistes

One of the basic skills we teach logic students is how to recognize and diagnose the range of nonformal fallacies that can undermine an ostensibly appealing argument: what it is to beg the question, what a non sequitur is, and so on.

Patricia Smith Churchland208

Introduction

1. Dans le présent chapitre, l’attention sera portée sur les propos d’un auteur en particulier, ceux de Paul Churchland et — dans le cas du premier article à l’étude — de lui et de son épouse, Patricia Smith Churchland. C’est en gardant à l’esprit un but bien précis que nous le ferons, qui est de libérer le dualisme épistémique des lieux déshonorables où il semble avoir été relégué. Il ne faudra donc pas s’étonner du ton polémique que prendra ce chapitre.

2. Le contexte du discours des Churchland est celui de la philosophie de l’esprit, où l’on affronte généralement des difficultés liées au problème de la

208 « What Should We Expect from a Theory of Consciousness? », Advances in Neurology, vol. 77 (1998), p. 26.

naturalisation de l’esprit. Si, en général, on ne sentait pas comme problématique la tâche qui consiste à penser l’esprit au sein d’un monde naturel, il n’y aurait sans doute pas de philosophie de l’esprit, dans le sens où on l’entend dans la littérature vers laquelle notre attention se porte ici.

3. En philosophie de l’esprit, un certain nombre d’auteurs, à la suite de Thomas Nagel, ont voulu faire face au « problème dur »209 que pose l’esprit, celui

de l’expérience immédiate et de son aspect qualitatif, que la littérature désignera souvent par le mot de « quale » (« qualia » au pluriel). Un quale est toute sensation en elle-même, comme le rouge en tant que rouge ou la douleur en tant que douleur. Certains, tels Jackson notamment (1982) et Kripke (1980), en

s’appuyant sur leur analyse de ce problème « dur », iront jusqu’à contester le monisme ontologique. D’autres, tels, McGinn (1989), Chalmers (1995) et Levine (2003), s’en tiendront à souligner l’insuffisance des moyens cognitifs humains

devant la difficulté. Le travail consiste alors, dans ce dernier cas, à démontrer en quoi la nature de la difficulté interdit tout espoir quant à la possibilité de la surmonter. Toutefois, en posant le rapport psychophysique comme étant nécessairement inexplicable en des termes que sont ceux de notre trop humaine science, certains ont pu sentir qu’on retirait son sens même à l’entreprise qui consiste à naturaliser l’esprit.

4. Parmi ces derniers, nous retrouvons donc Paul Churchland et Patricia Smith Churchland. Sentant les assises de la philosophie de l’esprit ébranlées par le défi que présentent les qualia, ces derniers affrontent tout particulièrement les auteurs dont nous examinerons les thèses aux chapitres 4 et 5, soit Jackson et Searle, sans ménager non plus McGinn210, de même que Howard Robinson211.

Ce sont là, à l’exception de Robinson, tous des auteurs qui, tout en restant essentiellement attachés à une position naturaliste, se sont opposés aux discours réducteurs.

209 David Chalmers, « Facing Up to the Problem of Consciousness », Journal of

Consciousness Studies, vol. 2 (1995), no 3, p. 201.

210 Par exemple, dans P. Smith Churchland, art. cité (supra, n. 208), p. 19, 26 & 29. 211 Matter and Sense. A Critique of Modern Materialism, Cambridge, Cambridge

PARTIE I

FONCTIONNALISME ET SAVOIR SUBJECTIF

5. Dans « Functionalism, Qualia, and Intentionality »212, l’unique but de Churchland et Smith (C. & S.) est de répondre à une série d’objections communément dirigées contre le fonctionnalisme (FQ, p. 121). Essentiellement, ces

objections portent sur le fait qu’une description fonctionnaliste de ce qui constitue le mental exclut toute référence à nos états intimes. Nous n’avons pas à examiner dans le détail ces objections auxquelles ils répondent, ni non plus à jeter plus qu’un coup d’œil, d’une part sur le fonctionnalisme et, d’autre part, sur la position générale que les auteurs veulent soutenir dans cet article. Dans le cadre de la présente étude, il est surtout intéressant d’examiner la nature des réponses que C. & S. réservent à ces objections que suscite la thèse dont ils veulent se faire ici les défenseurs, soit le fonctionnalisme. Ceci devrait nous permettre d’apprécier en quoi leur approche repose sur une mauvaise conception de la dualité épistémique. Nous pourrons juger, à la lumière de cette conception, du sort qui est habituellement réservé à cette dualité dans la pensée matérialiste.

6. Selon le fonctionnalisme, nous disent C. & S., « l’essence de nos états psychiques repose dans les rôles causaux qu’ils jouent dans une économie complexe d’états internes, assurant une médiation entre des intrants environnementaux et des extrants comportementaux » (FQ, p. 121). Cette thèse

serait, de façon générale, au-delà de tout reproche (FQ, p. 121). Et C. & S.

définiront le mental, en conformité avec cette définition fonctionnaliste du mental, comme étant « un centre très développé [sophisticated] de contrôle de comportements complexes. » (FQ, p. 137) Or, une des conclusions à laquelle il

faudrait souscrire, en adoptant un tel point de vue, serait que « l’explication de la nature des qualia ne repose pas dans le domaine de la psychologie », et que « la nature de qualia déterminés sera révélée par la neurophysiologie, la neurochimie et la neurophysique. » (FQ, p. 130)

7. Ce qui constitue un système de fonctionnalités ne se prête pourtant pas nécessairement d’emblée à une analyse physiologique, physique ou chimique. Le mental et le psychique étant conçus comme centre de contrôle et centre médiateur, les auteurs reconnaissent, par exemple, que l’analyse fonctionnaliste s’accommode bien de la thèse de la réalisation multiple. « Étant donné », nous est-il expliqué, « que l’essence de nos états psychiques repose dans l’ensemble des relations causales qui les lient les uns aux autres, etc., [...] cette organisation fonctionnelle abstraite peut être réalisée dans une variété de substrats nomologiquement [nomically] hétérogènes » (FQ, p. 143). C’est pourquoi, comme le

reconnaissent aussi les auteurs, il n’y aurait rien de surprenant à ce que l’analyse fonctionnaliste « soit plus intéressée par cette organisation abstraite que par la machinerie qui en assure la concrétisation. » (idem) Mais, si l’analyse

physiologique a encore son sens, suivant C. & S., c’est parce que nous demeurons « profondément ignorants de notre organisation fonctionnelle » (idem).

L’analyse du système physique qui « exécute » cette organisation fonctionnelle, laquelle serait comparable à un logiciel, se présenterait alors, toujours suivant les auteurs, comme une façon évidente de pénétrer les secrets de ce domaine qui autrement reste pour nous obscur (idem).

8. Examinons donc trois de ces objectionshabituellement dirigées contre le fonctionnalisme, en considérant les répliques de C. & S. Ces objections concernent trois problèmes : celui des qualités inversées, celui d’une pensée sans qualités et celui des corps sans âme. Les répliques des auteurs s’inspireront toutes d’un point de vue qui sera physicaliste, bien avant d’être fonctionnaliste, ce qui ne deviendra évident que dans la réplique à la troisième objection retenue. Nous chercherons ensuite à comprendre le sens d’une distinction qu’introduisent les auteurs entre la ‘calibration’ et la ‘traduction’.