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77. Pour rendre compte du caractère énigmatique de l’écart psychophysique, et non pas pour le surmonter, Strawson introduit donc une dualité épistémique existentielle correspondant au « dedans » et au « dehors » du réel, et ce dualisme nous porte devant une deuxième manière de connaître, un point dont nous retrouverons un écho retentissant dans les dernières sections de ses réponses.

78. « Je ne peux pas entièrement éviter [les questions épistémologiques] », écrit-il en effet, non seulement

parce que je crois que la matière même de l’être — l’expérience — implique la connaissance ou l’acquaintance163, mais aussi parce que

[...] « nous connaissons la réalité telle qu’elle est en elle-même, à certains égards, en ayant l’expérientiel en tant que tel... la possession est connaissance [the having is the knowing]. »164 (PD, p. 250)

Cette connaissance, ajoute-t-il, n’est pas une connaissance « de second ordre »,

163 Terme technique introduit par Russell pour désigner la connaissance immédiate (Bertrand Russell, Théorie de la connaissance, op. cit. [n. 17, p. 16], Partie I, « De l’accointance », p. 13-136).

164 Strawson se citant lui-même (« Real Materialism », in Chomsky and his Critics, L.M. Antony–N. Hornstein [dir.], Malden Mass., Blackwell, 2003, p. 54) pour répondre à un commentateur qui relevait le même passage.

comme le serait l’introspection (PD, p. 251)165. Cette connaissance serait

« résolument de premier ordre » (PD, p. 250). L’acquaintance, la « révélation », est

directe (PD, p. 251-252). Elle correspondrait à une connaissance de type « être-c’est-

connaître », par opposition à ce que serait la connaissance que nous pourrions avoir en voyant, sentant ou pensant une chose (PD, p. 254). Cette connaissance

directe « de la nature essentielle de notre expérience » peut n’être que partielle

(PD, p. 252). Elle ne peut même qu’être partielle, considérant la profondeur infinie

qui peut être constitutive de tout être (PD, p. 252-255). L’essentiel, cependant —

que Strawson ne souligne pas —, ne serait pas que « être, c’est connaître », mais que la connaissance dont il est maintenant question, n’étant pas une connaissance « de second ordre », est une connaissance d’un autre ordre et, finalement, qu’il y a deux ordres de connaissance.

79. Or, cette distinction vaut indépendamment de tout panpsychisme. Comment être si sûrs que ce n’est pas en vertu du fait que nous sommes un cerveau, et non pas, par exemple, une « simple » plante, que nous sommes conscients ? Admettons que ce soit le cas, et que l’avènement du mental émerge effectivement « comme par miracle », à partir d’une matière initialement dépourvue d’esprit : qu’adviendrait-il ? Le panpsychisme de Strawson pourrait tomber, mais nous aurions droit au même épilogue :

Je crois m’y être rendu. Cela fait déjà un certain temps que j’ai cessé de ressentir des difficultés intuitives avec l’idée que cette expérience de rougeur, cette chose dont la nature essentielle m’est entièrement connue, à certains égards, du seul fait que je l’aie, est justement (et n’est que [just is]) ce lopin d’activité neuronale complexe [...] (PD, p. 250).

80. Pas plus le panpsychisme que la thèse de la survenance ne répondent à la question qui se pose lorsqu’on s’étonne devant l’incommensurabilité entre le physique et le mental. C’est cette incommensurabilité qui frappe et c’est elle qui suscite nos interrogations, une incommensurabilité dont ni le panpsychisme, ni la survenance ne rendent compte. Même en admettant l’une ou l’autre de ces

165 La question de l’introspection reviendra à deux reprises au chapitre 2, p. 108-110 ; p. 128-136.

thèses, l’asymétrie entre le physique et le psychique demeure inexpliquée. Mais là où ces deux réponses nous détournent de la véritable question qui est celle de cet écart, la théorie du double aspect apporte une réponse qui, en posant la nécessité d’un écart entre des propriétés intrinsèques et des propriétés relationnelles, rend compte de la dissemblance entre ces deux termes, une fois pour toutes. Et, on le voit, il n’y a qu’elle à la fin que Strawson retient pour répondre à la question qu’il a lui-même reconnue comme centrale.

81. Cette question était de savoir comment s’y prendre pour arriver à une position qui admette une sorte de « dualité fondamentale » tout en conservant le monisme ontologique (PD, p. 234 sq.). C’est en juxtaposant les propriétés

intrinsèques (seules réelles) et les propriétés extrinsèques (et seulement apparentes) que Strawson a pu relever ce défi. Cette juxtaposition, cependant, ne fait que reprendre la théorie du double aspect, déjà soutenue depuis plus d’un siècle par l’école des panpsychistes. Or, si la portée ontologique de cette théorie est indéniable, ses incidences épistémiques n’en sont pas moins percutantes. Expliquant la différence entre le psychique et le physique comme étant une différence entre un dedans réel et un dehors apparent, cette théorie ramène la dualité à une dualité épistémique opposant deux modes d’accès au réel et, par suite, deux manières de le connaître. C’est pourquoi il semble que la voie que suit Strawson, alors que nous le laissons, soit bel et bien, quoiqu’il s’en défende vivement, celle d’un tournant épistémologique.

82. Nous prendrons nous-mêmes un tel tournant dans le chapitre qui suit. Strawson nous y a suffisamment préparés. Le chasseur d’étoiles qu’est l’être humain n’a jamais rien perdu, sauf des rêves irréalisables, à mesurer la portée de son arc plutôt que l’objet visé. C’est à un tel exercice que nous nous livrerons maintenant. En déplaçant l’ensemble de la problématique vers l’ordre de l’épistémique, les particularités de la problématique que présente la relation psychophysique seront conçues comme ayant leur fondement dans le regard que nous portons sur les choses plutôt que dans les choses telles qu’elles existent. Le point de vue de McGinn, cependant, auquel nous allons maintenant prêter attention, se présente encore comme une sorte d’entre-deux.

CHAPITRE 2

Chercher en soi la raison de l’énigme

1. Trois réponses suscitées par le caractère énigmatique de l’écart psychophysique

1. Chercher à comprendre la dualité des termes qui constituent le rapport psychophysique comme étant le reflet de notre condition épistémique foncière et non le reflet d’une dualité ontologique, ce serait, a-t-il été suggéré, chercher en nous-mêmes, et non dans les choses, le fondement de la difficulté que semble présenter l’explication de ce rapport. Or, même si cette dualité n’avait qu’un fondement épistémique, il y aurait encore deux manières de comprendre la cause de cette dualité. Ou bien il ne pourrait y avoir de pensée sans dualité, et la dualité esprit-matière serait précisément la conséquence de cette nécessité : ou bien les capacités cognitives de l’être humain, étant un être fini, seraient nécessairement limitées, et il irait de soi en ce cas que l’esprit doive buter tôt ou tard contre ses propres limites, le schisme psychophysique étant un cas singulier où de telles limites seraient manifestes. Bref, ou la dualité épistémique serait la forme nécessaire de toute conscience représentationnelle, ou elle ne serait que le reflet de la limite relative de nos propres capacités cognitives.

comme un fait dont nous ne pourrions jamais espérer obtenir une explication. Dans le premier cas, cependant, celui où le dualisme serait conçu comme un aspect incontournable de toute conscience, l’obstacle à l’explication de l’esprit serait absolu, tandis que, dans le second, aussi insurmontable que cet obstacle puisse être pour nous, il n’en serait pas moins un fait contingent et donc relatif.

3. Il existe une troisième position en philosophie de l’esprit, d’ailleurs beaucoup plus répandue, pour laquelle rien n’interdirait d’espérer que nous puissions un jour refermer l’écart qui reste encore infranchissable aujourd’hui entre le physique et le psychique. On ne cherche plus alors à expliquer la nécessité de la nature énigmatique du rapport psychophysique. On cherche au contraire à chasser cette rupture apparente dans l’être — une rupture dont Jean Brun a su tracer les linéaments166 — tout en reconduisant les recherches vers

une quête objective, espérant trouver des réponses en interrogeant les choses, et non plus le regard qu’on porte sur elles. Nous aurons l’occasion de voir ce qu’il faut retrancher des faits pour rendre à un tel espoir une apparence de légitimité.

4. Ces trois réponses seront en effet celles qui seront examinées dans le présent chapitre et dans les deux suivants, portant d’abord notre attention sur la deuxième et la troisième, avant de faire nôtre la première, à partir du chapitre 4.

5. Nous poursuivons donc avec un texte de Colin McGinn, un texte qui, comme un certain nombre d’autres textes en philosophie de l’esprit contemporaine, en est venu à être tenu pour l’emblème d’une certaine position167. Dans ce cas-ci, la position de l’auteur nous intéresse parce que

l’hypothèse qu’il avance est justement celle selon laquelle la science ne pourrait jamais expliquer l’esprit et sa relation à la matière en raison des limites particulières, donc contingentes, attribuables à l’esprit humain. Il s’agit donc de

166 Les conquêtes de l’homme et la séparation ontologique, Paris, Puf, 1961.

167 « Can We Solve the Mind-Body Problem? », Mind, vol. 98 (1989), p. 349-366. Repris dans McGinn, The Problem of Consciousness (Oxford, Basil Blackwell, 1991), chap. 1 ; The Nature of Consciousness: Philosophical Debates (N. Block et al. [dir.], Cambridge Mass., MIT, 1997), p. 528-542 ; Philosophy of Mind. Classical and

Contemporary Readings (D. Chalmers [dir.], Oxford, Oxford University Press, 2002),

p. 394-405 ; Philosophy of Mind: A Guide and Anthology (John Heil [dir.], Oxford, Oxford University Press, 2004), p. 781-797. Dorénavant : CWS.

la deuxième manière d’expliquer pourquoi le rapport psychophysique ne pourrait demeurer pour nous qu’énigmatique : la dualité est dans le regard, mais en raison de la constitution spécifiquement humaine, donc contingente, de ce regard et de l’intelligence qui l’informe.