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55. Le naturalisme, retrouve-t-on dans un dictionnaire philosophique qui date, serait, en métaphysique, une « Doctrine qui nie l’existence du surnaturel », et, en morale, une « Doctrine selon laquelle la vie psychique n’est que le prolongement de la vie organique »26.

56. Or, si le refus du « surnaturel » est caractéristique du « naturalisme », et si on peut en dire autant de la deuxième idée, celle suivant laquelle le psychique ne serait que le prolongement de la vie organique, il n’est pas sûr qu’on puisse dire de cette dernière idée qu’elle relève intrinsèquement de la pensée naturaliste, comme on le peut de la première. Dire que le psychique est le prolongement de l’organique, c’est dire, peut-être maladroitement, que le mental dépend du physique. Or, c’est là une idée inconsistante que le naturalisme porte apparemment en lui depuis sa première heure et qui pourtant ne découle nullement de la seule idée que tout est naturel.

57. Rien, en effet, dans la seule idée que tout serait naturel ne semble impliquer l’idée que le mental doive dépendre du physique. Nous verrons à plusieurs reprises en quoi le concept même d’un rapport causal entre le physique et le mental relève de ce qu’on pourrait appeler une erreur de catégorie. Pensons

26 A. Cuvillier, Petit vocabulaire de la langue philosophique, Paris, Armand Colin, 15e éd., 1955 (1re éd., 1925), p. 75.

seulement que, s’il est vrai, comme un naturalisme cohérent doit le prétendre, que l’esprit est le cerveau, aucun de ces deux termes ne peut être la cause de l’autre, puisque la relation qui les unit en est alors une d’identité : si A cause B, A ≠ B.

58. Il y a une autre présupposition inconsistante qu’on retrouve dans d’autres définitions du naturalisme, et qui, une fois de plus, n’aurait pas à s’y retrouver si on s’en tenait à la toute première partie de la définition précitée. C’est ce qui ressort d’une définition plus récente, datant de 1975 :

NATURALISME (Philo.). […] D’une façon tout à fait générale, le

naturalisme se définit comme une tendance à réduire l’homme à un élément de la nature. Le comportement spécifiquement humain doit être expliqué par le seul jeu des lois générales qui régissent les processus naturels27.

Dans la première partie de cette définition, on note l’intention d’inscrire l’homme dans la nature, à part entière. Cela serait conforme à l’idée essentielle du naturalisme qu’on retrouve dans la première partie des deux définitions précitées. Cette idée correspondrait simplement à un refus de penser l’humain comme une exception dans la nature, comme dépendant d’un ensemble de lois qui ne serait pas le même que celui régissant le reste de l’univers, ce qui est aussi l’idée de fond qui commande la deuxième partie de la dernière définition.

59. Cette deuxième partie reste cependant plus ambiguë, car elle suggère que le comportement humain « doit être expliqué » par des processus naturels et, dans ce seul énoncé, on ne sait plus si ce à quoi on fait allusion est notre seule solidarité avec les processus naturels ou si on ne fait pas plutôt allusion à une prétendue capacité de nous expliquer à nous-mêmes à partir des moyens qui sont les nôtres — ce qui correspondrait à une tout autre proposition.

60. Dans une dernière définition, il n’y a même plus d’ambiguïté :

Naturalisme : en général, point de vue suivant lequel tout est naturel,

c’est-à-dire que tout relève du monde de la nature et, par suite, que

27 Georges Thines et Agnès Lempereur, Dictionnaire général des sciences humaines, Paris, Éditions Universitaires, 1975, p. 639.

tout peut être objet d’étude au moyen de méthodes qui sont appropriées pour l’étude de ce monde, tant et si bien qu’il doive toujours exister un moyen quelconque d’expliquer ce qui peut apparaître comme une exception [and the apparent exceptions can be

somehow explained away]28.

Comment le seul fait qu’il puisse n’y avoir qu’un seul ordre nomologique dans le monde suffirait-il pour en éradiquer le mystère, de sorte qu’il devrait toujours y avoir « un moyen quelconque d’expliquer ce qui peut apparaître comme une exception » ? Admettre, disons, la théorie de l’identité entre l’esprit et la matière — thèse essentielle au matérialisme, si effectivement tout est matière —, n’est-ce pas simplement couler le mystère dans la matière, et non pas l’explication dans l’esprit ? Faire de l’humain un être naturel ne veut pas dire que nous devrions ou même pourrions en faire la science. Nous verrons, avant de voir pourquoi nous ne devrions pas en faire la science, pourquoi nous ne pourrions, de toute façon, en faire la science dans le sens où l’on croit souvent pouvoir en faire dans les dites « sciences de l’esprit ».

61. Tenons-nous en donc à une définition rigoureuse du naturalisme : le naturalisme serait, dans un premier temps, une volonté de voir les choses, non pas telles qu’elles sont, mais — plus précisément — telles que nous devons les voir, étant données les facultés qui sont les nôtres, et non telles que nous

souhaitons les voir. Cette définition nous permet de ne pas oublier que la réalité

de toute chose déborde nécessairement la mesure que nous pouvons en avoir. Si cela nous importe peu quand il s’agit de maîtriser les choses dans le but d’en tirer un profit, cela revêt une importance capitale, on le verra, quand il s’agit de penser qui nous sommes. Cependant, comme on pourrait demander — et pour cause — qui ne voudrait pas voir les choses telles qu’elles sont, quelques précisions supplémentaires semblent être de mise quant à cette définition d’un naturalisme rigoureux.

62. En vue de répondre à ce besoin, arrêtons-nous d’abord à l’idée que le naturalisme correspondrait à l’intention de concevoir les choses telles qu’elles

28 Oxford Companion to Philosophy, Ted Honderich (dir.), Oxford, Oxford University Press, 1995, p. 604.

doivent être conçues, et non telles que nous souhaiterions les concevoir, selon nos caprices. Cette intention correspondrait à un désir de se défaire de toute illusion complaisante, par quoi on pourra entendre par exemple la croyance en Dieu, à la vie après la mort, à la liberté (métaphysique), aux anges, bref, à tout ce qui, de près ou de loin, peut avoir une apparence chimérique. C’est que le naturalisme serait initialement une révolte. Il serait, en tandem avec les Lumières, une révolte tant contre les vérités révélées que contre les vérités imposées. En un mot, le naturalisme érigerait en autorité dernière l’intelligence même.

63. Un premier trait important, parmi d’autres, marquant ces philosophies qui se veulent naturalistes, pour ne retenir que l’expression la plus générale désignant ces divers discours, serait donc qu’elles répondent à une quête de vérité, mais à une quête où le seul critère de vérité jugé acceptable serait celui d’être vérifiable empiriquement ou rationnellement. Plus précisément, une enquête empirique en est une où les croyances concernant l’objet sont fixées par l’objet lui-même, et non par nos « biais » subjectifs. Le naturaliste tient à ce qu’on sache que le tonnerre est une décharge électrique, et non un dieu qui gronde.

64. Un deuxième trait important de ces approches serait qu’elles se pensent par opposition à des courants de pensée qui seront alors désignés comme ‘surnaturalistes’ — que ces courants correspondent plus à des réalités ou plus à épouvantails. Mais que signifie « être naturel » ? Être naturel, ce serait être déterminé selon des lois déterminées. Les philosophies naturalistes s’appuient sur un postulat suivant lequel il n’existerait, dans la nature, non pas trois, non pas deux, mais un seul régime de lois immuables. En ce sens, le naturalisme est niveleur, puisqu’il met l’humain sur un pied d’égalité ontologique avec toute chose. Qu’on conçoive ces lois selon un modèle probabiliste, suivant en cela certaines théories en physique, ne changerait rien quant au postulat d’une détermination causale foncière du monde29. S’écarter de ce principe, comme il

peut arriver même à des naturalistes de le faire30, ce serait s’écarter du

naturalisme en tant que tel. S’il faut le préciser, par le mot ‘nature’ est entendu ici « tout ce qui existe ». D’un point de vue naturaliste, tout ce qui existe doit répondre à la nécessité, ce qui signifie qu’il ne peut exister une pluralité de régimes de lois indépendants les uns des autres. C’est pourquoi nous pourrions parler plus encore d’un monisme nomologique que d’un monisme ontologique.

65. Un monisme nomologique, et donc déterministe, forcément ontologique, et donc physicaliste ou matérialiste, et empiriste, érigeant l’intelligence en autorité dernière, tout en étant une révolte contre toute vérité révélée ou imposée, au nom de la liberté de penser, voilà le naturalisme. On notera au passage que dans cette définition du naturalisme, nous ne lui attribuons pas le postulat suivant lequel il n’y aurait qu’une seule sorte de connaissance (digne de ce nom).

66. Ce monisme nomologique semble toutefois menacé par le fait même de l’esprit. L’esprit, défiant toute analyse physicaliste, présente un problème qui ne cesse de provoquer, de la part des philosophes physicalistes, des réactions défensives d’une position qu’ils semblent eux-mêmes mal comprendre. Inversement, on a toujours cru que le statut de l’esprit ne pouvait qu’être menacé par une métaphysique naturaliste. En d’autres mots, sur le fond, un accord règne puisque, de part et d’autre, on juge le naturalisme incompatible avec la présence de l’esprit, sinon, à tout le moins, juge-t-on cette présence problématique, recevant une grande diversité de traitements qui jamais ne semblent répondre au besoin. Le fait de l’esprit laissant donc encore planer la possibilité d’un dualisme ontologique, c’est ce dernier que visent plus spécifiquement une très grande part des discours physicalistes encore aujourd’hui.

67. Nous avons donc droit à une confrontation opposant un système de pensée

Mind and Body », Proceedings of the American Philosophical Society, vol. 142, no 4, p. 583.

30 Par exemple : Arthur S. Eddington, La nature du monde physique, G. Cros (trad.), Paris, Payot, 1929, p. 272 ; 303-310 (The Nature of the Physical World, New York, Macmillan, 1928, p. 271 ; 305-313) ; Karl Popper, La quête inachevée, Paris, Calmann-Lévy, p. 187-189.

qui se croit bien intentionné, mais qui achoppe sur des faits qui semblent centraux pour l’existence humaine, soit ceux qui relèvent de la vie mentale, et des forces réactionnaires qu’on peut grossièrement diviser en deux camps, l’un et l’autre paraissant à court d’arguments. Il y aurait, d’une part, ceux faisant appel à la liberté métaphysique, véritable peau de chagrin dont il ne semble déjà rester que des miettes. D’autre part, il y aurait ceux, plus communs aujourd’hui, faisant valoir ces autres « miettes », ces « restes », ces brindilles d’expérience que le discours physicaliste ne peut toujours pas cerner : les qualia, les propriétés inchiffrables des données sensibles constitutives de l’expérience31. Ces

propriétés retiendront notre attention tout au long de cette étude.

68. Or, ce qui se joue dans cette intrigue que constitue la question du rapport âme-corps, comme indiqué précédemment, semble revêtir une importance capitale. Car tenir l’image objective du réel pour le réel même, ne plus reconnaître de statut à l’aspect subjectif de l’expérience, ce serait ne plus savoir reconnaître un statut à la vie intérieure, à notre vécu et, par suite, à l’être même que nous sommes.

69. Un tel réalisme objectivant est effectivement choquant, et on a eu raison de s’y opposer. Mais — et voici la question qui peut être posée —, l’erreur consisterait-elle à adhérer au naturalisme en tant que tel, ou se pourrait-il que l’erreur en soit simplement une qu’il serait facile de commettre en partant de prémisses naturalistes ? Pourrait-on partir de telles prémisses, mais arriver à d’autres conclusions, à des conclusions qui, elles, pourraient n’avoir rien de choquant ni rien qui nous contraigne à adhérer au réalisme objectivant ? On peut avoir raison de soutenir un énoncé, mais avoir tort dans les conclusions qu’on en tire. On aurait alors aussi tort de combattre les naturalistes qu’eux- mêmes pourraient généralement avoir tort dans les conclusions qu’ils croient défendre.

31 Comme le concédera à la fin tout discours physicaliste, après s’être évertué à montrer que le mental est physique. Cf. Jaegwon Kim, L’esprit dans un monde

physique, F. Athané & É. Guinet (trad.), Paris, Syllepse (The Mind in a Physical World, Cambridge Mass., MIT, 1998), p. 165-167.

70. C’est pourquoi il pourrait y avoir avantage à adopter — si ce n'était que provisoirement — la position métaphysique qui semble générer les difficultés, pour voir si l’erreur ne se cacherait pas, non dans les postulats propres à cette position, mais dans l’œuvre qu’on croit pouvoir en tirer. Il s’agirait alors de voir si nous ne pourrions pas adopter le credo fondamental du naturalisme, sans croire que les seuls faits qui puissent avoir un sens pour nous soient des faits objectifs.

71. Dans ce qui suit, nous emprunterons donc des rôles. Nous revêtirons les habits d’un déterminisme dur, d’un matérialisme invétéré, mais non pas incorrigible. Nous verrons, en nous arrêtant aux réflexions de cinq auteurs contemporains, tous d’esprit naturaliste, qu’on ne peut à la fin se faire naturaliste sans admettre en même temps un autre savoir, un savoir dont l’importance est incontestable, mais un savoir qui ne pourrait, pour des raisons formellement nécessaires, que rester insaisissable par le discours physicaliste auquel le naturalisme se croit le plus souvent astreint. Ce que nous observerons surtout, cependant, est un naturalisme érigeant de toute part des digues pour se protéger contre de telles conclusions, alors que ce sont des conclusions dont il serait lui-même porteur. Il faut maintenant, avant de s’engager dans ce parcours, se familiariser avec le cadre doctrinal guidant l’étude et avec la théorie du double aspect.