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14. Ce qui compte pour Strawson ne serait peut-être ni le physicalisme, ni le monisme, ni même le panpsychisme qu’il cherchera maintenant à défendre. Si cette suggestion semble étrange, il faut dire que Strawson lui-même concède qu’il serait disposé à nommer sa position « ?–isme » (plutôt que mon-isme, ou physical- isme, etc.) (RM, p. 7). Quelle que puisse être la nature de l’univers — dualiste,

pluraliste ou même « ?–iste » —, l’important, pour un naturaliste tel que Strawson, serait que soit maintenu un statut d’égalité entre notre être et les autres devant les lois qui régissent l’univers, ce qui correspond précisément à ce qui a été reconnu précédemment comme étant caractéristique du naturalisme entendu dans le meilleur sens du terme (supra, Introduction, p. 25). Qu’il n’y ait pas

de régime d’exception pour l’être humain, voilà le dogme de base du naturalisme, qu’on ne verra pas souvent articulé explicitement, mais que nous devons toujours avoir à l’esprit si nous tenons à voir un sens dans les divers propos naturalistes. En d’autres mots, l’idée centrale du naturalisme strawsonien serait qu’il ne pourrait y avoir, en un certain sens fondamental, qu’une seule sorte de lois qui gèrent l’univers, un seul régime nomologique, et ce serait à ce seul principe que Strawson chercherait à se tenir, coûte que coûte, de sorte que notre conception de nous-mêmes n’implique pas une quelconque composante magique telle que nous ne saurions en retrouver dans l’univers inanimé et réglé qui nous

entoure.

15. Pour nous en convaincre, nous n’avons qu’à compter le nombre de fois que Strawson évoque le concept de miracle ou de magie dans son article. La théorie de l’émergence, telle qu’elle est conçue habituellement par les physicalistes (survenance ou épiphénoménisme), serait incompatible avec le physicalisme parce qu’elle impliquerait quelque chose qui serait comparable à de la magie (RM, p. 20, 21 & 24), à un miracle (RM, p. 18 [2 x] & 25, n. 41) ou qui relèverait de la mystique (RM, p. 14). C’est la gratuité (« brutality ») de l’avènement de la conscience, tel que

cet avènement est expliqué par les théories de la survenance ou de l’émergence, qui ferait problème (RM, p. 18, 19, 20 & 24), et l’idée qu’on puisse vouloir « tirer

n’importe quoi de n’importe quoi » ou « A de non-A » (RM, p. 17 & 19). S’il fallait y

mettre foi, « il nous faudrait aussi accepter avec indifférence toute infraction contre les lois de la physique (non expérientielle) existante, que les scories se transforment fortuitement en or », etc. (RM, p. 19). Ce n’est pas un hasard si

Strawson commence par se formaliser du fait que les physicalistes, avec leur épiphénoménisme implicite ou explicite, semblent s’être rendus coupables d’une bêtise incommensurable (« the deepest woo-woo of the human mind ») telle que, par comparaison, « chaque croyance religieuse connue est à peine un peu moins raisonnable que la croyance selon laquelle l’herbe est verte. » (RM, p. 5-6) Cette

erreur serait « la chose la plus étrange qui ne se soit jamais produite au cours de l’histoire de la pensée humaine, et non pas seulement celle de la philosophie. »

(RM, p. 5) Le fait de caractériser de cette manière les écoles visées par ses propos a

bien sûr pour but de porter sur elles le pire opprobre que, d’un point de vue naturaliste, nous puissions avoir à porter. Mais son reproche est sincère et fondé. Voilà des penseurs qui ne veulent absolument plus le moindre contact avec ce qui peut ressembler à de la magie, des naturalistes, et les voilà affichant pourtant un refus des plus irrationnels devant l’évidence première, celle de l’expérience.

16. Ne pas croire à la magie serait, à l’inverse, croire, suivant en cela Hume, que les choses ne pourraient être autrement que ce qu’elles sont (RM, p. 25, n. 44).

qu’une nouvelle nature vienne s’y insérer (RM, p. 26, n. 48), et croire que cela serait

impossible. Ce serait vouloir éviter, à tout prix, dans l’être, toute transition « radicalement inintelligible [du point de vue de Dieu] » (RM, p. 28), ce qui

représentera la raison principale — nous le verrons sous peu (section 6) — pour

laquelle il s’opposera aux thèses de l’émergence radicale.

17. Nous pouvons donc conclure que ce serait l’exclusion hors de ce monde, et surtout hors de son ordre nomologique, conséquence immédiate d’un régime d’exception, qui, selon Strawson, devrait choquer ici les naturalistes. Et ce qui choquerait, dans cette exclusion, ne serait pas tant notre aliénation hors de ce monde que le dualisme ontologique (RM, p. 24, 25, 26), ou plutôt le dualisme

nomologique implicite qu’impliquerait une telle exclusion. Car, un tel dualisme constituerait une offense à la raison, à la sensibilité rationnelle de l’être humain. S’il peut y avoir des choses inintelligibles pour nous, il ne pourrait y avoir rien qui soit foncièrement inintelligible, et donc de foncièrement incohérent (RM, p. 15).

C’est pourquoi jamais, dans l’univers qui est le nôtre, ne saurions-nous tirer A de non-A. Nulle incohérence ne saurait exister dans le monde que nous connaissons.

18. Cependant, si tel est le cas, nous sommes en droit de demander au physicaliste lui-même d’être cohérent. C’est au naturalisme que Strawson demande des comptes, certes parce que c’est au naturalisme qu’il tient d’abord et avant tout, mais peut-être plus encore parce que c’est à eux, qu’en principe, on

peut demander des comptes. S’il s’oppose tant aux thèses éliminationnistes

qu’aux thèses de la survenance, c’est parce que ces thèses sont marquées au coin par une pensée magique. C’est son naturalisme de bon aloi qui conduit Strawson à remettre en cause les réponses naturalistes communes au problème explicatif que pose le rapport psychophysique. Si c’est la cohérence rationnelle qui prime dans l’esprit naturaliste, alors il faudra que cet esprit, pour être cohérent, trouve une manière cohérente d’inclure les faits de conscience dans l’ontologie physicaliste.

3. Deux types de connaissance

a) La connaissance de propriétés extrinsèques

19. Seulement, c’est là aussi que les difficultés s’annoncent. D’abord, si nous incluons le mental dans une ontologie moniste, nous nous retrouverons néanmoins encore avec deux types de faits (deux types de « choses », écrit Strawson) (RM, p. 9). Notons d’abord que, si Strawson ne dit pas deux types de

connaissance, il s’agit bien de deux types de faits que nous pouvons connaître et il paraît bien légitime de se demander si, en vérité, il ne s’agirait pas d’envisager la possibilité qu’il y ait pour nous deux types fondamentaux de connaissance. Mais quels sont d’abord ces deux types de faits ? Nous savons, d’une part, que la matière, réunie et organisée sous forme d’un corps humain, forme une expérience (RM, p. 9). Voilà un type de faits : les faits expérientiels. Et nous

savons par ailleurs un grand nombre de choses dont les sciences naturelles peuvent établir la preuve. Voilà un autre type de faits : les faits non expérientiels

(idem). Nous porterons notre attention plus loin sur le premier type de faits.

Examinons d’abord le deuxième.

20. Que pouvons-nous dire de ce deuxième type de faits ? Nous pouvons dire, écrit Strawson, reprenant ce point de Russell, que la connaissance que nous en avons ne constitue qu’un savoir purement formel (RM, p. 9-10). Par cette réponse,

il est donc clair en partant qu’il s’agit d’un type de connaissance et non seulement d’un type de faits. Que signifie au juste, pour un savoir, le fait d’être formel ? Cela signifie, explique Strawson, en rappelant Russell, que nous ne détenons alors du monde qu’une connaissance abstraite se rapportant essentiellement à sa structure (RM, p. 10). Mais les passages que cite Strawson de

Russell indiquent aussi que Russell semble comprendre les « propriétés mathématiques » dont se constitue notre connaissance abstraite comme étant des propriétés du monde (idem).

21. La description d’Eddington, que Strawson ajoute aux propos de Russell, semble plus révélatrice. Les connaissances abstraites seraient indicielles. « La

science n’a rien à dire sur la nature intrinsèque de l’atome », et l’atome ne serait, « comme toute chose en physique », qu’ « une série de lectures de graduations. »129 Notons ici l’apparition du concept de ‘nature intrinsèque’.

Cette série de lectures, pour Eddington, serait liée à un arrière-fond inconnu — une nature intrinsèque. Eddington, comme Strawson, aura tôt fait d’associer ce fond inconnu au mental. Pour le moment, ce choix métaphysique nous intéresse moins. Nous y reviendrons. Nous ne retenons ici que l’avis d’Eddington concernant la connaissance des faits qu’il désigne comme extrinsèques : cette connaissance serait abstraite, formelle et indicielle. Elle serait composée d’une série d’indices, ne constituant pas une reproduction du réel, mais plutôt un signe du réel, et non son image. En ce sens, la connaissance abstraite pourrait être trompeuse. Ce ne serait pas la nature intrinsèque de l’objet qu’elle nous révélerait, mais seulement ses relations potentielles aux autres choses.

22. Or, cette approche nous permet de concevoir la connaissance abstraite comme un code, et donc comme une traduction — en un sens qui ne serait pas que métaphorique — de faits extérieurs (entendons, de faits perçus) en un langage compréhensible par notre esprit, un langage qui serait propre à notre esprit. La connaissance scientifique, aussi fiable qu’elle puisse être, ne serait encore qu’un index de différenciations traduites par le chiffre et classifiées selon un ordre mathématique. Le réel et sa traduction pourraient être aussi différents l’un de l’autre que ne pourraient l’être une douleur et la lame de couteau qui la produit, comme le notait déjà John Locke130. Rappelons aussi à ce sujet Josiah

Royce :

Car tout ce qui relève de la causalité physique n’est que la traduction dans nos cadres descriptifs de la réalité intime [inner meaning] des choses en termes de relations entre des corps. [...] En tant qu’observateur qui interprète le monde réel à l’aide des formes humaines et des catégories des sciences théoriques, je ne peux faire

129 The Nature of the Physical World, New York, Macmillan, 1928, p. 259. Cité par Strawson, RM, p. 10. Je cite la traduction française : La nature du monde physique,

op. cit. (supra, n. 69, p. 42), p. 261.

130 Essai philosophique concernant l’entendement humain, Pierre Coste (trad. [1700]), Philippe Hamou (établissement du texte, présentation, dossier et notes), Paris, Le livre de poche, 2009, II, viii, § 13, p. 258.

autrement que de ne voir, dans un tel monde ainsi interprété, que des lois causales immuables131.

Naturellement, suivant le sillon kantien, Royce intégrera sur ce raisonnement dans un discours portant appui au concept de liberté métaphysique132. Cette

extension spéculative du raisonnement ne représente dans les circonstances aucun intérêt, et Strawson serait le dernier à y souscrire. Il reste néanmoins qu’entre l’ordre réel et l’ordre apparent que constitue pour nous la traduction de ce réel dans les catégories de la représentation humaine, il ne peut qu’y avoir un écart abyssal.

23. Voilà une caractérisation qui, sous une certaine lumière, paraît incontestable. Nous n’aurions du monde qu’une codification chiffrée, une représentation mathématique, laquelle, devrions-nous constater en y réfléchissant, nous révélerait fort peu quant aux propriétés extrinsèques des choses, et rien, suivant Eddington, quant à leurs propriétés intrinsèques. Strawson a raison de préciser, dans une note, qu’ « il faut du temps pour comprendre ce point. Il ne suffit pas de lire ces paroles pour en saisir le sens. »

(RM, p. 10, n. 19) Nous verrons, beaucoup plus loin, Searle faire une remarque

identique (infra, chap. 5, p. 237). Car, si l’idée n’est pas en elle-même tellement

profonde, il reste qu’il est difficile de la concevoir comme s’appliquant à notre expérience. En considérant l’aspect formel de cette connaissance, Strawson en souligne à tout le moins la limite. C’est parce que nous ne connaissons pas « le fond des choses », si on peut dire, que nous ne pouvons déterminer ni si l’esprit est matériel ou pas, ni ce que peut être la nature profonde de la matière (RM, p. 4).

Mais, de l’expérience elle-même, il tirera des conclusions qui lui permettront de réviser ce jugement.

131 « For all physical causation is only the describable translation of the inner meaning of

things into terms of relations amongst bodies. [...] I as an observer, intrepreting the true world in terms of human forms and the categories of theoretical science, am bound to see, in the world as thus interpreted, rigid laws of causation. » The Spirit of Modern Philosophy, op. cit. (supra, n. 32, p. 29), p. 419.

b) La connaissance de propriétés intrinsèques

24. En effet, Strawson soutiendra maintenant, avec Eddington et d’autres encore, que nous pouvons au contraire connaître la nature profonde de la matière. Nous le pourrions, grâce à l’expérience en elle-même. Selon Eddington, quoique nous ne puissions savoir si le mental est différent ou non de cet inconnu auquel notre image physique du monde renverrait, rien ne nous oblige à croire qu’il existe nécessairement une différence marquante entre l’un et l’autre, le mental et l’inconnu nouménal. Si, comme le prétend Eddington, la science ne nous dit jamais rien de la nature intrinsèque de la matière, pourquoi demander d’où vient la pensée et comment elle peut s’insérer dans la matière, puisque ce n’est qu’arbitrairement que nous l’en avons exclue au départ ? Puisque le savoir scientifique n’est qu’un savoir indiciel — un code —, et puisque les indices mathématiques dont ce savoir est constitué renvoient à un fond qui reste de nous inconnu, qu’est-ce qui nous interdirait, demande-t-il, de penser que cet inconnu puisse être de nature spirituelle133 ? Nous retrouvons donc ici la

position que Ruyer allait reprendre explicitement dix années plus tard134 et que

d’ailleurs Taine, Clifford et Royce rendaient déjà à la fin du XIXe siècle135. Pour

Eddington, il est faux de dire que nous n’avons pas accès à la nature intrinsèque de la matière. Car le fait d’être un cerveau nous assurerait un accès exceptionnel à l’être intime de notre substance propre. Ce serait en vertu de cet accès privilégié que nous serions autorisés à croire que l’expérience pourrait être, d’une manière ou d’une autre — c’est-à-dire, sans nécessairement posséder « les attributs de la conscience » —, une caractéristique intrinsèque de toute matière136.

25. Pour éviter toute confusion quant au concept de propriétés intrinsèques, il

133 La nature du monde physique, op. cit. (supra, n. 69, p. 42), p. 261 (p. 259 dans

l’édition originale anglaise). Cité par Strawson, RM, p. 11. 134 Supra, Introduction, p. 52-56.

135 Voir infra, Appendice, p. 342-344.

136 La nature du monde physique, op. cit. (supra, n. 69, p. 42), p. 262 (p. 259-260 dans l’édition originale anglaise). Cité par Strawson, p. 10-11.

paraît souhaitable de tenir compte d’une différence importante entre le sens contemporain et le sens lockéen que peuvent prendre les concepts de propriétés relationnelles, de propriétés intrinsèques et de propriétés extrinsèques. Entendues dans un sens lockéen, les propriétés relationnelles sont toutes des propriétés extrinsèques. Ces propriétés, relationnelles ou extrinsèques, seraient des propriétés qui ne seraient pas propres aux choses réelles, ce qu’elles seraient si elles étaient des propriétés « intrinsèques ». À noter que ces dernières, les propriétés intrinsèques lockéennes, sont toutes des propriétés quantifiables. Elles correspondent par exemple au poids, à la forme, à l’extension et aux mouvements des corps. Les propriétés extrinsèques ou relationnelles de l’objet, pour leur part, constituent pour Locke l’ensemble des effets que toute réalité peut produire sur toute autre réalité, incluant tout observateur137. Elles

correspondent aux qualités secondes que Locke dit « perceptibles immédiatement », quand il s’agit des effets que produit l’objet sur un observateur (il s’agit de l’ensemble des sensations) et « médiatement perceptibles » lorsqu’il s’agit des effets qu’un objet produit sur d’autres objets138.

26. À l’encontre de cela, les panpsychistes soutiendront plutôt que nous ne connaissons des choses réelles — des choses autres que nous — que des propriétés relationnelles ou extrinsèques, et ce serait sur la base de telles propriétés que se constitueraient nos perceptions d’objets ; nous ne connaîtrions jamais les propriétés intrinsèques des choses en soi. Ce qui serait connu des choses mêmes serait toujours les effets qu’elles peuvent avoir, soit sur nous, soit sur nos instruments et, à ce titre, même les propriétés objectives, c’est-à-dire spatio-temporelles et quantifiables, seraient des propriétés relationnelles. Donc, les propriétés que Locke oppose aux qualités secondaires et relationnelles, et qu’il désigne comme primaires, sont, pour les panpsychistes, elles-mêmes des qualités relationnelles et secondaires, et non pas primaires. Ils ne reconnaîtront en elles, comme le note Strawson lui-même, que des propriétés abstraites (supra, p. 72).

137 Essai philosophique..., op. cit. (supra, n. 130), II, viii, § 23, p. 264-265. 138 Ibid., § 26, p. 267.

27. En revanche, une partie des qualités relationnelles de Locke, qualités qu’il jugeait secondaires, soit l’ensemble des qualités constitué cette fois des effets que les réalités peuvent avoir sur nous, donc sur des observateurs, représente pour les panpsychistes un ensemble de qualités qui vraiment peuvent être décrites comme étant intrinsèques139. Mais il s’agit alors des propriétés intrinsèques du

sujet percevant, de l’observateur, et non de la chose perçue, telle qu’elle se présente objectivement.

28. En soulignant le caractère « intrinsèque » de ce sous-groupe de propriétés que Locke, lui, jugeait secondaires, les panpsychistes font valoir l’idée qu’il s’agit là de propriétés qui ne peuvent être connues qu’en étant un être quelconque. On ne parle plus alors de propriétés objectives dans nos représentations, mais de propriétés subjectives, de l’effet que cela peut « faire » d’être une réalité quelconque. Ainsi, Martina Fürst pourra-t-elle écrire, par exemple, qu’on ne peut détenir la « connaissance phénoménale » que nous livre « l’acquaintance » « qu’en étant dans l’état de conscience phénoménale visé. »140 Il serait simplement

plus juste peut-être d’écrire « qu’en étant l’état visé », et non « en étant dans » cet état.

29. Deux faits notables sont à retenir concernant la connaissance des propriétés intrinsèques, laquelle constitue la connaissance subjective. D’abord, elles se rapportent à l’observant, et non à l’observé. La connaissance subjective est une connaissance de soi — ou à tout le moins, pour rester sur un terrain absolument indubitable, une connaissance de la représentation en elle-même141.

Par ailleurs — fait tout aussi marquant —, ces propriétés restent inchiffrables, au contraire des propriétés extrinsèques ; une couleur, pas plus qu’un goût salé, ne saurait se traduire par un chiffre. C’est un fait reconnu même par les

139 Voir par exemple William Seager, « The ‘Intrinsic Nature’ Argument for Panpsychism », Journal of Consciousness Studies, vol. 13 (2006), no 10-11, p. 143- 144.

140 « Phenomenal knowledge [...] can be acquainted only via the experience of being in the relevant phenomenal, conscious state. » (« Qualia and Phenomenal Concepts as Basis of the Knowledge Argument », Acta Analytica, vol. 19 (2004), no 32, p. 144). Voir aussi, supra, note 12, p. 13.

logiciens, ces derniers rangeant ces propriétés sous le titre d’ « indéfinissables »142. Ce sera toujours bien une expérience, quelque chose

d’éprouvé, et donc de connu subjectivement.

30. C’est cette asymétrie entre les propriétés intrinsèques et les propriétés extrinsèques, les premières étant qualitatives et les secondes quantitatives, qu’il faut surtout souligner. Si le fait que les unes renvoient au sujet et les autres à l’objet constitue déjà une différence importante démarquant ces deux formes de connaissance, nous n’aurions pas là tant un accès à deux moitiés d’un monde, celle du moi et celle du non-moi, que deux accès fort différents l’un de l’autre au même monde, la connaissance qualitative étant apparemment riche et concrète, là où la connaissance quantitative semble au contraire foncièrement pauvre et abstraite. C’est là d’ailleurs un thème qui pourrait être exploré avec profit. C’est ce que Schopenhauer, par exemple, semble accomplir avec succès143. Nous

aurons l’occasion d’y revenir144.

31. Du reste, pour éviter encore tout malentendu, il ne s’agit surtout pas de suggérer un quelconque dédain pour la connaissance objective ou scientifique. Chaque ordre de savoir a son sens, sa raison d’être, son lieu. Il s’agit, simplement, de reconnaître un savoir autre, et d’en reconnaître le sens et