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107. Venons-en donc à la théorie du double aspect. Raymond Ruyer, dont les propos seront retenus plus bas67, voyait déjà cette théorie chez Leibniz68, et la

retrouve encore chez Eddington69 — dont le texte fondamental constituera

66 Quand ce seront les matérialistes qui la mettront en avant, ce sera avec une tout autre intention, comme on le verra (infra, p. 185).

67 Raymond Ruyer, La conscience et le corps, Paris, Puf, 1937. 68 Ibid., p. 3.

69 Arthur S. Eddington, La nature du monde physique, G. Cros (trad.), Paris, Payot, 1929 (The Nature of the Physical World, New York, Macmillan, 1928).

l’arrière-fond du premier chapitre de la présente étude —, chez un Russell « dernière manière »70 et chez C.A. Strong71. Elle trouve une formulation

particulièrement nette chez Hippolyte Taine (1870), puis chez le précité William Clifford (1879) (supra, p. 30) et chez Josiah Royce (1892)72. Assez récemment,

Michael Lockwood la faisait sienne, en l’attribuant lui aussi — ce qui reste discutable — à Russell73. Mais tout en l’adoptant, il souligne aussi l’impopularité

qui serait le lot de cette théorie s’il fallait que les philosophes la comprennent74. En

effet, rares sont ceux qui seraient disposés à aller crier sur tous les toits que, le mental, c’est du nouménal. Lockwood lui-même ose s’aventurer en ce sens. Connaître par introspection, c’est

connaître certains événements mentaux en vertu du fait qu’ils appartiennent à notre propre biographie consciente, c’est les connaître, en outre, en partie, tels qu’ils sont en eux-mêmes — les connaître ‘du dedans’, en les vivant, ou, comme nous pourrions presque dire, en les étant autoréflexivement75.

108. Pour appuyer Lockwood en ce qui concerne l’impopularité de cette théorie, on pourrait citer, à titre d’exemple paradigmatique, le cas de Karl Popper. Popper a su reconnaître dans la doctrine de Spinoza la théorie du double aspect, en son sens propre. Il la résume ainsi : « Selon Spinoza, la matière et l’âme correspondent aux aspects, ou attributs, extérieur et intérieur d’une seule et même chose en soi (ou choses en soi) »76. Il s’agit cependant de réfléchir à ce que

peut être un « aspect extérieur » et, surtout, à ce que peut être un « aspect intérieur » pour comprendre que le mental et le physique ne peuvent être mis sur un même pied et que l’un ne pourrait fournir le principe explicatif de l’autre.

70 Celui de L’analyse de la matière, (P. Devaux [trad.], Paris, Payot, 1965 [The Analysis

of Matter, Londres, Allen and Unwin, 1927]) ; Ruyer, op. cit., p. 29.

71 Essays on the Natural Origin of the Mind, Londres, Macmillan, 1930 ; Ruyer, op. cit., p. 7.

72 Voir, de ces trois auteurs, les passages retenus dans l’Appendice, infra, p. 341-346. 73 Mind, Brain and the Quantum. The Compound ‘I’, Oxford, B. Blackwell, 1989, p. 156-

160.

74 Ibid., p. 157.

75 Ibid., p. 159. La suite montre que, par « tels qu’ils sont en eux-mêmes », Lockwood entend des faits nouménaux (cf. p. 169-171).

76 Karl R. Popper–John C. Eccles, The Self and Its Brain, Springer International, 1977, p. 67.

« L’expression extérieure » ne peut correspondre qu’à l’apparence des choses, et non aux choses mêmes, alors que, pour sa part, « l’expression intérieure » doit au contraire correspondre à (une partie de) l’être même des choses. L’écart entre l’esprit et la matière correspondrait à l’écart entre le réel et l’irréel ; voilà ce que la thèse panpsychiste nous invite à constater et ce que la doctrine de Spinoza, rendue par Popper, propose elle aussi. Pourtant, Popper n’y voit aucune lumière. Pour Popper, le panpsychisme ne nous avance pas plus que le behaviorisme. Pour lui, ces deux approches se comparent en ce qu’elles « contournent la question de l’émergence de la conscience. »77 En d’autres mots, le panpsychisme

n’expliquerait rien, parce qu’il n’explique pas cette « émergence » ; mais ce que Popper et tant d’autres ne sont pas disposés à reconnaître, c’est ce que le panpsychisme explique et, ce que le panpsychisme explique, c’est pourquoi cette « émergence » ne peut être expliquée. L’idée même d’une telle explication serait un non-sens, une erreur de catégorie, le rapport entre ces deux aspects n’étant pas un rapport causal, du moins pas dans le sens usuel et propre du terme. 109. Vérification faite par ailleurs, il semble curieux que Ruyer et Lockwood

attribuent cette théorie à Russell. Le texte déterminant78 est certes marqué

d’une composante idéaliste et on y retrouve certes les éléments fondamentaux, propres à l’idéalisme, conduisant à la théorie du double aspect. Russell reconnaît, par exemple, que nous ne connaissons point « la nature intrinsèque » de la matière79. Mais d’autres éléments semblent indiquer qu’il n’assimile pas la

théorie du double aspect, tel qu’Eddington l’expose, quoiqu’il précise explicitement que, pour ce qui est des aspects philosophiques (de son analyse de la matière), il s’est surtout laissé guider par lui80. Par exemple — et il est

prématuré d’aller ici dans de tels détails —, il concède que nous ne pourrions « inférer les qualités des événements qui se déroulent dans notre tête à partir de leurs propriétés physiques », et c’est bien ce que la théorie du double aspect nous contraint d’affirmer. Cependant, il écrit aussi que :

77 Ibid., p. 29.

78 L’analyse de la matière, op. cit. (supra, n. 70), p. 250 ; 263 ; 298-306 ; 310-311 (dans le texte original anglais : p. 319-320 ; 335-336 ; 382-393 ; 400).

79 Ibid., p. 250 (p. 319-320 dans le texte original anglais). 80 Ibid., p. 308 (p. 395-396 dans le texte original anglais).

[l]a physique peut être incapable de nous dire ce que nous entendrons, verrons ou « penserons », mais elle peut, en prenant l’attitude défendue au cours de ces pages, nous dire ce que nous dirons ou ce que nous écrirons, où nous nous rendrons, si nous commettrons un crime ou un vol, et ainsi de suite81.

Or, si nous admettons que la physique ne peut prévoir ce que nous entendrons (donc, ce que nous expérimenterons), il semble aller de soi que, malgré des intuitions matérialistes qui pourraient nous suggérer le contraire, elle ne pourra pas plus prévoir ce que nous dirons.

110. L’intuition de Russell semble être la suivante. Il ne conteste pas que les événements physiques ne révèlent rien des événements mentaux : à suivre de près les flux neuronaux, on ne devinerait jamais ce que nous « entendrons, verrons où ‘penserons’ ». Entendre, voir ou penser sont des événements mentaux. Cependant, parler, écrire ou commettre un crime, voilà des mouvements physiques que, en principe, la science devrait être en mesure de prévoir.

111. Il faut, pour bien comprendre, dire que ce que la science peut prévoir, en principe, dans cet exercice de pensée qui ne peut qu’être fictif, ce ne sont pas des mots, mais des mouvements labiaux, soit des mouvements d’un corps. Ce point, fut-il admis, n’enlève pourtant rien à l’apparence de dilemme devant lequel Russell place ses lecteurs : connaître des mouvements labiaux, c’est encore entendre des sons auxquels on pourra reconnaître un sens. Il faut revenir à la théorie du double aspect pour trouver les moyens de chasser l’apparente contradiction.

112. Comprendre la théorie du double aspect, c’est comprendre qu’il doit exister des faits réels qui ne répondront jamais à la science physique humaine. C’est, plus précisément, comprendre qu’aucun fait réel ne répond à la science humaine. On le verra avec Eddington, la science ne connaît rien de la nature intrinsèque de l’atome et, donc, de quoi que ce soit. Nous connaissons des exemples flagrants de tels faits, puisque tout ce qui relève de l’expérience vécue relève de

cette catégorie de faits apparemment « surnaturels ». Ces faits, étant des faits réels, on doit bien pouvoir les compter, d’une quelconque façon, parmi les faits physiques. C’est donc dire qu’ils doivent bien détenir leur efficience causale propre et, sans être à l’ « origine » d’une série « causale », être néanmoins les composantes d’une telle série réelle. Il faudrait donc que ce qui relève de l’expérience — fait insaisissable par la science, mais pourtant bien réel — produise des effets réels dans le monde réel. Si tel est bien le cas, si nos actes mondains, par exemple, peuvent être déterminés par des facteurs insaisissables par la science, alors la science ne pourrait pas, à la fin, dire ce que nous dirons ou ferons. Deux raisons formelles en effet le lui interdisent.

113. La première de ces raisons est que, si jamais la science parvenait à prédire ce qu’un individu fera, cela représenterait un acte semblable au fait de pouvoir se soulever soi-même en se tirant par les cheveux. On peut parler d’un paradoxe autoréférentiel. Détenir en principe le pouvoir de prédire ce qu’un être humain dira, ce serait détenir le pouvoir de prédire ce que nous ferons nous-même, ce qui, à proprement parler, reste inconcevable.

114. La deuxième raison formelle nous renvoie au fait évoqué à l’instant : l’écart entre le réel déterminant dont la vie mentale est un élément constitutif et les lois propres à la science humaine, qui ne sont, il faut le redire, que les lois du réel telles qu’un être fini peut les concevoir. Considérons cependant une autre raison formelle qui, sans être essentielle, n’en demeure pas moins apparentée à la première raison formelle invoquée, celle du paradoxe autoréférentiel.

115. Quand les lèvres bougent, elles ne violent aucune des lois physiques connues, certes, mais la logique de leurs mouvements est déterminée par un réseautage non seulement si complexe, mais sans doute franchement si mystérieux, qu’un être humain, avec sa machine à calculer humaine, ne pourrait pas en venir à bout, en admettant même que la mécanique que cette machine lui permettait de concevoir soit effectivement celle qui soit en œuvre en son tréfonds. Pour prévoir comment les lèvres bougeront, il faudra comprendre les milliards de neurones desquels elles peuvent dépendre et savoir comment eux aussi

« bougeront » (nous voilà déjà dans un gouffre sans fond), sans compter tous les autres facteurs — leur nombre sera infini — dont il faudra à chaque fois tenir compte.

116. Le facteur qui est en jeu ici est celui de la complexité. Pour me prévoir, je dois tenir compte d’un nombre incalculable de facteurs. Le projet n’est pas seulement pratiquement impossible à réaliser, il l’est même principiellement. Car, il me faudrait être plus que moi pour être en mesure de me saisir. Or, il y a un sens où cette même impossibilité se révèle être d’un tout autre ordre, se faisant beaucoup plus marquante. Si je ne peux pas me comprendre, cela voudra dire « je ne peux pas comprendre les règles selon lesquelles je suis constitué, comme aussi les règles selon lesquelles je constitue le monde objectif. »

117. Hayek, nous rapporte Popper, tout en restant toutefois indifférent à l’argument, en affirme précisément autant, et l’analyse searlienne de notre condition épistémique existentielle (infra, chapitre 5) nous conduira à la même

conclusion :

F.A. von Hayek suggérait qu’il ne peut qu’être impossible pour nous d’expliquer le fonctionnement du cerveau humain dans le détail, puisque « tout appareil… requiert une structure dont le degré de complexité dépasse celui des objets » qu’il vise à expliquer82.

Ce n’est plus seulement la complexité des faits — un facteur en réalité très banal — qui explique l’impossibilité principielle de s’expliquer à soi-même. C’est le mécanisme lui-même par lequel nous expliquons les faits qui, pour nous, ne peut forcément que rester inexplicable en lui-même. Ce mécanisme, c’est notre être. Nous ne connaissons véritablement cet être que par l’expérience immédiate que nous en avons. Et, dans cette expérience, nous retrouvons justement des faits qui échappent entièrement à nos mécanismes de compréhension : c’est l’ensemble des propriétés qualitatives, les couleurs, le goût du vin et tout ce qui peut être ressenti. Rien dans ces expériences ne saurait être circonscrit à l’aide des catégories de notre entendement, à l’aide de notre « boîte à outils »

82 Popper (The Self and Its Brain, op. cit. [supra, n. 76, p. 43], p. 30), citant Hayek, The

catégoriale. Il n’y a rien dans la couleur, par exemple, qui réponde au chiffre, qui soit quantifiable. Ce qu’il faut voir ici, ce que nous pourrons mieux comprendre à mesure que nous avancerons, est que cet écart entre le vécu et l’apparence (matérielle) du réel n’est que le reflet de la première nécessité formelle, celle qui entre en jeu lorsqu’on dit qu’il est impossible de se soulever soi-même en tirant sur ses propres cheveux. Comme un contenant ne peut se contenir, un être ne peut se comprendre et, dès lors, les règles suivant lesquelles il agira (parlera, commettra des crimes) devront être des règles pour lui incompréhensibles. Il devra vivre sa propre loi comme un mystère. Plus l’humain sondera les arcanes des apparences pour tenter d’y fonder une science de lui-même, plus il ne fera que s’enfoncer dans un sable mouvant. Courir après sa règle constitutive, comme d’ailleurs courir après la règle du vivant, ce serait comme courir après l’horizon. Jamais il ne s’en approchera. Cela ne fait pas moins de lui un mécanisme. S’il est une mécanique, il est une mécanique nouménale, voilà tout.

118. Ayant explicitement reconnu puis jugé la théorie du double aspect, nous pourrions encore mentionner Renaud Barbaras. Barbaras reprend, en lui rendant justice, la présentation ruyerienne de cette théorie83. Mais Barbaras

rejette cette théorie du double aspect, et il la rejette pour la même raison que

l’idéalisme semble s’être vu rejeté au XXe siècle. Il la rejette parce que, tout

comme l’idéalisme transcendantal, et d’ailleurs comme toute thèse matérialiste cohérente, la théorie du double aspect prétend que nous ne détenons jamais qu’un accès indirect, par la voie de nos sens, aux choses autres que nous84.

Pour lui, la métaphysique ruyerienne a pour prix « la perte du rapport à l’extériorité »85. Barbaras veut penser le vivant d’une manière telle qu’il s’inscrive

dans une « authentique ouverture à l’extériorité »86. Chambon, auquel Barbaras

renvoie, rejette lui-même, et pour la même raison, la thèse ruyerienne87. Comme

83 Renaud Barbaras, Introduction à une phénoménologie de la vie, Paris, Vrin, 2008, p. 157-165. Pour Ruyer : infra, section 10.

84 Barbaras, Ibid., p. 170-181. 85 Ibid., p. 181.

86 Ibid., p. 209 ; Roger Chambon, Le monde comme perception et réalité, Paris, Vrin, 1974, p. 11-75, et spécialement p. 33, entre autres.

c’est là une critique contre l’idéalisme en général, et non contre la théorie du double aspect en particulier, nous pourrions ignorer une telle objection. Mais nous pouvons à tout le moins dire contre elle qu’elle ne semble pas bien saisir le sens de l’idéalisme transcendantal, ni encore le sens du réel et de l’accès direct au réel que la théorie du double aspect, du moins, pose. Le projet contre l’idéalisme en général ne semble insensé que d’une perspective où l’on s’installe dans une forme d’aliénation initiale dont on retracerait ensuite la source dans une forme d’idéalisme. L’idéalisme, cependant, ne semble problématique que si on entend par lui une doctrine qui prétend que nous n’avons point d’accès direct à la réalité, tout court ; or, ce n’est point à la réalité que nous n’aurions pas directement accès, suivant l’idéalisme transcendantal, mais seulement aux

autres réalités. Plus précisément, nous aurions à nous-même un accès privilégié

que nous n’aurions pas à l’égard de l’altérité, et c’est précisément ce que postule la théorie du double aspect. La théorie du double aspect stipule que nous avons directement accès à (au moins une partie de) l’être que nous sommes en vertu du fait que nous sommes cet être. Elle nous installe par là dans le réel, puisqu’elle reconnaît dans l’expérience une pleine réalité. Que nous n’ayons, par suite, qu’un accès indirect aux autres réalités par l’entremise des effets que ces réalités peuvent avoir sur nous n’aurait rien qui serait en soi choquant ou insensé. Nous n’aurions pas accès directement aux objets qui nous entourent, simplement parce que nous ne sommes pas ces objets.

119. Les propos de Chambon, d’ailleurs, semblent s’accorder avec cette analyse :

Depuis le XVIIe siècle, [...] la pensée européenne s’est ôté à elle-même

les moyens de concevoir l’existence d’un être naturel qui soit vraiment un être. [...] Avec les catégories condamnées par la représentation objectiviste de l’univers, c’est-à-dire les catégories d’unité, d’intériorité, de force immanente, de passage de la puissance à l’acte, [...] c’est l’existence physique elle-même qui s’est trouvée dissoute (en pensée seulement, bien sûr, dans l’idée que nous nous en faisons) [...]88.

reconnaissant chez Ruyer la seule philosophie « qui permette de comprendre l’existence naturelle de la conscience humaine » (ibid., p. 377).

On l’entrevoit, à tout le moins : sous cette quête d’une authentique relation à l’extériorité, sur la base de laquelle on rejette l’exposé ruyerien de la théorie du double aspect, c’est un authentique statut pour l’intériorité qu’on semble revendiquer. Or, c’est précisément le statut ontologique de l’intériorité qu’assure la théorie du double aspect.

120. Par ailleurs, il faut prendre garde de ne pas confondre cette théorie du double aspect avec le dualisme des propriétés89. Le dualisme des propriétés

concède simplement, sans plus, que nous connaissons deux sortes de propriétés, incommensurables entre elles, soit physiques et mentales. Assurément, quel que soit le mode — fondamental, secondaire ou émergent90 — sous lequel on conçoit

la présence de propriétés mentales, cette présence impliquera toujours nécessairement une dualité d’aspects dans notre expérience vécue. Mais la théorie du double aspect fait plus que simplement constater la dualité des aspects fondamentaux de l’existence ; elle offre une explication qui rend compréhensible le fait qu’il y ait un tel dualisme, intrinsèque à toute forme d’expérience et, plus encore, elle montre pourquoi cette dualité ne saurait jamais être surmontée. C’est pourquoi elle est plus adéquatement nommée « théorie du double accès », soit l’accès direct et l’accès indirect à l’être que nous sommes.

121. C’est donc en associant la différence entre la conscience et le cerveau à cette différence qui doit exister entre toute réalité et son image que la théorie du double aspect répond donc au défi que pose à la philosophie le rapport psychophysique. Cette théorie associe la dualité psychophysique à un écart entre deux formes de connaissance, écart qu’elle explique comme découlant d’une différence nécessaire qui existerait entre le fait d’être une chose et celui de voir une chose. Elle rend compte par là du gouffre qui semble séparer le

89 Un point que soulignait déjà Josiah Royce (The Spirit of Modern Philosophy, op. cit. [supra, n. 32, p. 29], p. 418). Un siècle plus tard, la remarque vaut encore : voir Robert Van Gulick (« Reduction, Emergence and Other Recent Options on the Mind/Body Problem: A Philosophic Overview », Journal of Consciousness Studies, vol. 8 [2001], no 9-10, p. 25), lequel associe explicitement le dualisme des propriétés à la « théorie du double aspect ».

90 Van Gulick, Robert, « Consciousness », The Stanford Encyclopedia of Philosophy (éd. été 2011), E.N. Zalta (dir.),

physique et le mental. Par le fait même, elle explique pourquoi il n’y aurait tout simplement aucun sens à vouloir franchir un tel gouffre. L’écart entre la pensée et la matière serait simplement un écart, comme il fallait nécessairement qu’il en ait un, entre un aspect — mieux : entre une partie — du réel, soit le mental, et la représentation (corporelle) que nous pouvons avoir de toute réalité. La pensée correspondant à une partie de l’être réel, et le corps à l’image de cet être, il n’y aurait dès lors aucun intérêt à réduire la pensée au corps91. Comme nous ne

saurions retrouver la chose dans son image, nous ne pourrions retrouver la conscience dans le cerveau, ou l’âme dans le corps. La photo de Pierrette n’est pas une reproduction de Pierrette ; nous n’y retrouverons ni chair ni pensées. De même, il serait vain d’espérer retrouver la présence de l’esprit dans la matière ou, plus précisément, dans la matière-image92.