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24. Saisir le sens des deux exergues qui figurent en tête ce cette introduction, c’est atteindre le fond des propos qui suivent. Nous sommes, n’en déplaise à un certain sens de la pudeur que chacun porte en soi, des singes et, en tant que singes, nous nous construisons des images du réel, comme de nous-mêmes. Un singe singe et l’homme est un grand singe qui singe en grand. Or, l’image qu’un singe se fait du réel ne peut qu’être une parodie de ce même réel. Quand le même singe agit suivant l’image qu’il se fait de lui-même, il imite l’image qu’il a de lui-même. Nous assistons alors à une double parodie. C’est ce que des

travaux récents se sont donné pour tâche de porter à l’évidence7.

25. On pourra d’ailleurs se convaincre de l’étendue du rôle de l’imitation dans la vie sociale en consultant l’œuvre de René Girard8. L’imitation n’est pourtant

pas un tort en soi. Elle est au contraire un élément essentiel au développement humain et la présente étude ne porte pas sur le rôle de l’imitation dans la vie humaine. L’attention sera tournée plutôt vers l’idée que l’humain oublie ou ne se rend pas compte qu’il n’a du monde qu’une image.

26. Ce premier constat, par lequel nous reconnaissons n’avoir accès au monde que par l’entremise de sa représentation, en impose un deuxième, dont l’importance ne saurait être sous-estimée. Nous avons bien droit au monde- image — monde pensé aussi bien que senti9 —, mais nous avons aussi droit à

quelque chose en plus, puisque nous détenons aussi l’image en elle-même. Or, nous aurions là une connaissance de nous-même qui ne souffrirait aucune comparaison avec la connaissance que nous aurions du monde à travers l’image. Nous aurions à nous-même un accès direct, même s’il n’était que partiel, qui serait sans commune mesure avec l’accès indirect au monde que nous assure la représentation du monde. Cette distinction entre un accès direct à l’être que nous sommes et un accès indirect à l’être que nous ne sommes pas constitue donc une dualité de formes de connaissance.

27. Considérons maintenant cette dualité à partir du point de vue qui sera le nôtre, soit celui du naturalisme. ‘Physicalisme’, ‘matérialisme’, ‘déterminisme’, ‘naturalisme’, voilà autant de termes qui peuvent refléter des nuances de sens, mais qui tous procèdent néanmoins du même esprit ou d’une même intention. Cette intention est noble, comme nous le verrons, mais elle conduit le plus souvent à un réalisme objectivant. Par ‘réalisme objectivant’, il faut entendre ce

7 Étienne Groleau, Affectivité, parodie et modernité, thèse doctorale, Université Laval, Québec, 2013.

8 Des choses cachées depuis la fondation du monde, Paris, Bernard Grasset, 1978. 9 Nous verrons, ici et là, au cours de l’étude, que l’opposition entre le sujet immédiat

et l’objet médiatisé ne correspond pas à l’opposition entre le senti et le conçu, même si le sensible est un domaine où il nous est plus facile de faire ressortir le contraste entre les deux savoirs. La dualité des savoirs sera constitutive de toute expérience, qu’elle soit intellective, émotive ou autre.

processus par lequel l’être humain, après avoir vu le monde, le transformant par là en image, nécessairement objective par la force des choses, oublie le monde réel et prend cette image pour le réel. Or, ce faisant, il perdrait la trace et le sens de son être propre. Laurent de Briey envisage le même problème quand il écrit :

Poussée dans ses ultimes conséquences, la logique de la mathématisation du monde physique est en effet celle d’une réduction du réel à ce qui est subjectivement représentable10.

Il aurait simplement été plus conforme aux faits d’écrire « objectivement » représentable.

28. Or, une telle méprise n’est pas sans conséquence. Tout au contraire, elle eut des séquelles très graves. Mais avant de traiter de la question des implications éthiques qu’il faut lier formellement, d’une part, à la conception objective et, d’autre part, à la conception subjective de l’être humain, il faut d’abord établir le fait que la connaissance objective n’est pas la seule qui soit. Il faut démontrer qu’à elle s’oppose une connaissance subjective, avec laquelle elle constitue une dualité épistémique fondamentale. Or, quoique ce soit au naturalisme que le réalisme objectivant ait été attribué, il semble pourtant que la dualité épistémique en question se trouve régulièrement reconnue par des auteurs qui se qualifieraient eux-mêmes, sans hésiter, de naturalistes. Plusieurs semblent l’invoquer couramment dans le but d’en tirer un usage polémique. C’est rapidement cependant qu’on laisse tomber ensuite le rideau sur elle quand vient le temps de la considérer en elle-même et d’en tirer toutes les conséquences.

29. L’attention sera donc portée surtout sur cette dualité en tant que dualité

épistémique, en se concentrant sur l’oubli ou la dévalorisation et la banalisation

de la connaissance subjective dans la pensée naturaliste, la thèse étant que rien, dans le contexte d’une telle doctrine, ne nous oblige à fermer l’œil sur cette connaissance et que tout, au contraire, nous contraint d’en tenir compte.

10 Laurent de Briey, « Les paradigmes de l’éthique. Nature, sujet, intersubjectivité », in

Questions d’éthique contemporaine, L. Thiaw-Po-Une (dir.), Paris, Stock, 2006,