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La théorie du genre : Érasme et Sixte

Pratiques culturelles de la paraphrase

2.1. LA PARAPHRASE BIBLIQUE : UN GENRE LITTÉRAIRE Toujours une voix dans une autre voix. Toujours une voix dans une autre voix

2.1.2. La théorie du genre : Érasme et Sixte

Mais c’est à la Renaissance que le genre retrouve une réelle vigueur, dans la mouvance des divers courants humanistes, évangéliques ou réformés. Notons au passage que l’un des « théoriciens » du genre, Érasme, fait ressortir le lien qu’il

1. Mais dont on a vu (supra, p. 31 et note 7 [1.1.5.]) qu’elle définissait aussi la paraphrase rhétorique scolaire. 2. Caractéristique de la paraphrase stricto sensu selon la typologie proposée plus haut, p. 91 sq. (tableau 2). 3. Encyclopædia Universalis (1968-1975), Thesaurus, vol. 20, p. 2037, s.v. : « On appelle targums les

traductions araméennes que les Juifs, palestiniens et babyloniens, ont faites, des siècles durant, des textes bibliques. […] Elles n’étaient pas des versions littérales. La souplesse de leur exécution permettait l’introduction aisée d’éléments d’interprétation que la piété populaire ou même des écrits parabibliques gardaient disponibles. Aussi certains passages sont-ils de vraies paraphrases. » Il faut noter que sous le mot paraphrase, c’est essentiellement des targums que parle l’Encyclopédie de Diderot. Sixte de Sienne note lui aussi la parenté de la paraphrase avec le targum.

4. M. Jeanneret (1969, p. 33 sq.) cite comme significatif de cette tendance le psautier en prose d’Oxford, du XIIe siècle, « dont le texte sera très largement diffusé et s’imposera comme une Vulgate dans la transmission des Psaumes en langue vulgaire à travers le Moyen Âge » (ibid., p. 34), celui de Cambridge, de la même époque et le psautier lorrain en prose du XIVe siècle.

5. Ibid., p. 33 sq.

entretient avec l’exercice rhétorique1, puisqu’il recommande la paraphrase comme outil d’apprentissage scolaire2 et a lui-même écrit des Paraphrases du Nouveau

Testament, traduction en latin du texte grec qu’il réédite. La correspondance

d’Érasme3 dessine bien les caractéristiques du genre4 :

In metaphrasi sensus bona fide redditur, in paraphrasei licet etiam de tuo addere quod autoris sensum explanet. Quid autem iuris sit paraphrastae, facile perspiciet qui Themistium cum Aristotele contulerit. Est enim paraphrasis non translatio, sed liberius quoddam commentarii perpetui genus, non commutatis personis.

Dans une reformulation5, le sens doit être fidèlement rendu ; dans une paraphrase, il est permis d’ajouter, de son propre cru, tout ce qui peut expliquer la pensée de l’auteur. Quels sont les droits d’un commentateur, on le discernera aisément en comparant Thémistios6 à Aristote. En effet, une paraphrase n’est pas une traduction ; c’est quelque chose de plus libre, une sorte de commentaire continu, qui ne change pourtant rien aux sujets.

Les sujets – les personnes – de l’énonciation ne changent pas : telle est la caractéristique principale, on l’a vu, de la paraphrase stricto sensu. Sixte de Sienne ne dira rien d’autre, dans son inventaire des formes d’exégèse, quand il distinguera la traduction (translatio ou interpretatio) de la paraphrase, qu’il décrit ainsi (Sixte, 1586 [1562], p. 165) 7 :

ΠΑΡΑΦΡΑΣΙΣ. Paraphrasis, Ecphrasis, seu Metaphrasis, (quas, omissa quorundam rhetorum distinctione, idem significare volo) illa est, quae ipsam divinae scripturae narrationem in aliam vertit narrationem, ei proportione respondentem.

La paraphrase, l’ecphrase8 ou la métaphrase (compte non tenu de la distinction qu’en font certains rhéteurs, je veux donner à ces mots le même sens9) consiste à transformer le récit de la divine écriture en un autre récit, qui lui corresponde de manière proportionnelle.

1. Cf. Chomarat (1981, p. 587 sq.).

2. Sur la pédagogie d’Érasme, cf. supra, p. 35 sq. (1.2.1.).

3. Je cite l’original des lettres d’Érasme à partir du recueil fait par P.S. et M.H. Allen en 1924 (dont je n’utilise

que le tome V, qui comprend les lettres de 1520 à 1524) ; je cite la traduction qui en a été proposée en 1976 par A. Gerlo et P. Foriers. Ci-dessous, les textes sont cités avec comme références, respectivement pour l’original et la traduction : Érasme (1924 [date de la lettre]) et Érasme (1976 [date de la lettre]).

4. Lettre 1274, Érasme (1924 [1522], p. 46 sq.) et Érasme (1976 [1522], p. 61 sq.).

5. Les traducteurs écrivent ici « traduction », pour rendre metaphrasis, qu’Érasme oppose à paraphrasis. Sur

cette opposition, cf. supra, p. 39 et note 3 (1.2.2.). Je réserve le mot traduction à translatio, qui se trouve plus loin.

6. Rhéteur du IVe siècle, paraphraste d’Aristote.

7. Je reproduis le texte de Sixte d’après une réédition de 1586, l’édition originale de Sixte datant de 1562. Je

traduis. Noter que B. Roussel (1989a) reprend, dans ses grandes lignes, le classement de Sixte de Sienne pour établir sa « typologie des travaux bibliques » : il lui fait cependant subir quelques modifications – qui en diraient long sur la différence des paradigmes à l’œuvre dans l’approche typologique des textes, de la Renaissance à nos jours. Je remercie Michèle Clément d’avoir attiré mon attention sur cet ouvrage.

8. Le mot ecphrasis, calque du grec ἔκφρασις, n’est pas à entendre ici au sens de description, sens dans lequel s’est spécialisé l’étymon grec. Il faut reporter sur ecphrasis le sens du verbe ἐκφράζεινμετα (ekphrazein), qui signifie expliquer, exposer en détail (d’où, par la suite, décrire) : ce mot entre dans la série des composés de

φράζεινμετα (phrazein) – parmi lesquels μεταφράζειν (métaphrazein) et μεταφράζειν (paraphrazein).

Cette pratique a une fonction : il s’agit de faciliter la compréhension du texte original, d’en écarter les aspects obscurs ou ambigus, bref de l’élucider1. C’est à ce titre que toute liberté lui est donnée (ibid.) :

Ut Themistius2 afferit in praefatione Posteriorum Aristotelis, licet Paraphrastae, servata semper eiusdem sensus integritate, prolixa, et in longum effusa substringere ; pressa, et concisa libere dilatare, atque ampliare, omissa supplere ; hiantia explere ; involuta et obscura apertis et conspicuis verbis illustrare, et decora sermonis elegantia exornare ; atque ea, quae longe inter se dissita, et nullo ordine videntur disposita, connectere et in ordinatam seriem disponere.

Comme Thémistios l’annonce dans sa préface aux Seconds Analytiques

d’Aristote, le paraphraste peut, en préservant toujours l’intégralité du sens lui-même, resserrer ce qui est prolixe et s’étend en longueur, librement développer et amplifier ce qui est serré et concis, compléter les oublis, combler les manques, éclaircir par des mots clairs et manifestes ceux qui sont vagues et obscurs et embellir avec élégance les ornements du propos ; quant aux éléments qui semblent disséminés et disposés sans ordre, les lier entre eux et les disposer en un enchaînement ordonné.

Sixte élabore, à partir de cette définition, une typologie des paraphrases, en donnant des exemples de paraphrases du psaume 116, soit inventées par lui, soit empruntées à

d’autres auteurs3. Ces exemples comme la définition ci-dessus montrent clairement la

valeur exégétique de la paraphrase pour Sixte. Érasme le dit explicitement4 :

Et paraphrasis commentarii genus est. La paraphrase est une sorte de commentaire.

Mais ce commentaire, s’il est plus libre qu’une traduction, n’en est pas moins sujet à de fortes contraintes, comme le souligne Érasme au même endroit :

Hic variae s[u]nt personae, quibus dum necessario attemperatur oratio, fit ut intra cancellos arctissimos cohibeatur calamus, nimirum exclusus ab ea libertate quam admittunt reliqua commentariorum genera.

On y trouve [dans l’Évangile] différents personnages, au caractère desquels il est indispensable d’adapter son style ; la plume est dès lors emprisonnée dans des limites fort étroites et totalement privées de cette liberté qu’admettent les autres genres de commentaires.

Car si la paraphrase est un commentaire, elle reste l’expression de la voix du texte paraphrasé – et c’est là un point essentiel, que rappelle Érasme5 :

1. Le franciscain Titelmans (que cite d’ailleurs Sixte, ibid., p. 166) appelle ses propres paraphrases des

Paraphrasticae elucidationes. Cf., sur cette question, A. Mantero (1992, p. 101). F. Douay-Soublin (1988,

p. 174) cite (en traduction) un extrait du catéchisme issu des travaux du Concile de Trente, où l’on voit ce même travail d’élucidation, par « un vaste commentaire explicatif, en forme de paraphrase amplifiante », des prières canoniques et des formules sacramentelles : la forme stricte de la paraphrase (confusion des systèmes d’énonciation) est respectée.

2. Le même Thémistios que celui que cite Érasme (voir supra, p. 96, note 6). 3. Titelmans et Rainer Snoy de Gouda.

4. Lettre 1255, Érasme (1924 [1522], p. 6) et Érasme (1976 [1522], p. 12).

Quin et illud mihi monendus est lector crassior, me nusquam in Paraphrasi loqui.

Je dois avertir le lecteur un peu obtus que, dans cette Paraphrase, ce n’est nulle part moi qui parle.

Retenons de ces remarques théoriques sur le genre que la paraphrase est à la fois traduction libre mais asservie aux desseins de l’auteur, dont elle présente une traduction commentée destinée à en éclairer le sens : elle est donc, pour reprendre les termes de notre typologie esquissée plus haut1, à visée explicative ; mais sa modalité

imitative se définit par la fusion qu’elle opère entre les voix de l’auteur du texte et de

l’auteur du métatexte : il s’agit bien d’une paraphrase stricto sensu – en quoi elle se distingue d’autres formes de commentaire2.