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Pratiques culturelles de la paraphrase

2.4. UNE PARAPHRASE CONTEMPORAINE

2.4.6. Au-delà du sens

Pour autant, le poème ne se réduit pas à son sens – ce qui explique d’ailleurs que l’on puisse l’aimer3 sans le comprendre4. Il est de l’inexplicable dans la poésie :

1. La divinisation du poète se voit tout au long de l’ouvrage de Veyne, qui use largement du vocabulaire

religieux pour parler de poésie. L’idée est défendue particulièrement au chapitre XIV, « Les affres de l’Amour », p. 333-336. Pour exemple : « Qu’est-ce que la poésie ? Un « “règne”, comme la flore, la faune et l’humanité […]. Ce règne est le plus élevé de tous » (p. 387) ; le corollaire est dans cette conception de Char, à laquelle adhère Veyne : « Être poète correspondait à ses yeux à un type d’humanité défini » (p. 17). On est poète (« écrivain » est parfois un synonyme : cf. p. 341 ; et on peut bien parler du « “poète Marcel Proust” » : p. 20) ; c’est une qualité humaine – ou surhumaine – qui engage des comportements quotidiens (inverses du « prosaïsme » : cf. p. 19) et qui met en contact avec des essences supérieures : ainsi, « les affres de la création […] sont sacrées » (p. 335), « la pratique de l’écriture paraît mettre en contact avec des forces ou des processus qui dépassent l’homme ; on éprouve un frisson sacré qu’on attribuait autrefois à un dieu ou à une noble figure, l’Inspiration. Aujourd’hui, on le rapporte à l’Écriture elle-même » (ibid.).

2. Évidemment, si l’homme explique l’œuvre, l’œuvre fait l’homme : « Un poète est ce que son œuvre l’a fait »

(p. 463). Noter cette remarque de Veyne, faite comme en passant (p. 27) : « “l’homme et l’œuvre”, c’est vite dit, mais ce n’est pas simple »…

3. Ce qui importait pour Char, outre qu’il soit compris, « c’était que son poème soit aimé » (p. 12).

4. C’est ce que dit Veyne (p. 418) de Dehors la nuit : « Pendant trente ans, j’ai aimé ce poème sans y

comprendre goutte et sans me soucier de comprendre. » Il renouvelle ce témoignage dans ses entretiens (1995, p. 224).

alors qu’il s’était résolu à « expliquer Vermillon », Char se refuse à en dire plus sur deux vers que Veyne voulait se faire « traduire » ; d’où cette remarque de Veyne :

Cette gnose, on ne va pas la livrer au profane : qu’il devine tout seul. Pour tout poète, expliquer est prosaïquer ; pour Char, c’était aussi profaner.

S’il m’avait volontiers expliqué la marche inclinée ou le galet réchauffé dont le souvenir enflammait la palette de Staël, c’est qu’il savait qu’il avait poussé l’hermétisme trop loin.

Conséquence du dualisme noté plus haut : il y a l’explicable, et c’est l’objet de la paraphrase : une sorte de sens accessible autrement que par la poésie1 ; il y a

l’inexplicable, auquel peuvent accéder « ceux qui en sont dignes » (p. 181). Aussi Veyne peut-il écrire (p. 289 sq.) :

La vraie compréhension procède autrement : l’œuvre, en un éclair de surprise, pénètre un lecteur prédestiné, « trouve son élu » (Char, p. 304).

Aussi, de propos délibéré, Char a toujours maintenu son œuvre close.

Que Veyne ne cherche pas à tracer de façon un peu claire une frontière entre l’explicable et le non explicable participe évidemment de cet élitisme ici revendiqué ; on doit supposer applicable à l’écrit de Veyne ce qu’il dit de la poésie de Char (p. 183) : « La bienséance exige une certaine pénombre »…

Jusque dans cette proclamation élitiste, tous les ingrédients d’une conception très classique – et très répandue – de la poésie sont ici à l’œuvre : le poète, par l’Écriture, traduit une réalité (elle-même allégorique) en un langage spécifique que lui seul peut rendre, mais dont il est possible de traduire le versant cognitif en une paraphrase qui ne saurait remplacer le poème, mais qui peut – authentifiée par l’auteur si possible – asseoir une compréhension minimale en vue d’une plus grande jouissance du texte poétique.

Il est évidemment difficile de faire entièrement crédit aux théories du sens chez Veyne ou chez « René » (i.e. Char via Veyne) qui, outre qu’elles manifestent souvent des contradictions internes, ne souffriraient pas, à certains égards, un examen approfondi et quelques tests de validité… Mais ce qui est en cause ici n’est pas une théorisation du sens – à laquelle Veyne ne prétend pas : c’est la pratique sociale de lecture et de commentaire qu’il met en œuvre. Et ce qui nous intéresse directement ici est évidemment cette revendication de la paraphrase, qui tire sa légitimité de l’idée même de l’existence d’un langage poétique susceptible de traduction, lequel au contraire sera source de disqualification dans les « théories du texte littéraire » des années cinquante2.

1. « L’explication philologique ou sémiotique n’explique que le banal » (p. 31).

2. Il est à ce propos intéressant de noter que la critique que fait P. Née (1994), dans sa revue des « dix années de

critique sur Char », de l’entreprise de Veyne est fondée finalement sur les mêmes postulats que ceux de ce dernier : s’il accorde à Veyne que le « référent existentiel sert directement la compréhension des textes » (p. 127), il lui reproche de ne pas rendre compte de « la transmutation du vécu » que l’« œuvre […] opère » (p. 128) – on croirait entendre Veyne… mais c’est pour critiquer son entreprise, au nom du « redoutable doublet traduire/trahir » (p. 130). La critique de Née, bien argumentée, peut se résumer au double reproche de « confondre la proximité de l’homme avec la distance de l’œuvre » et « de fondre la résistance du style dans le

On objectera que Veyne n’est pas un spécialiste de la littérature, mais un historien : c’est précisément ce qui le rend ici intéressant, en ce qu’il déploie sur les textes littéraires un regard qui n’est pas celui d’un « professionnel » des théories littéraires, témoignant d’un rapport aux textes socialement dominant, et pourtant scolairement rejeté1 – du moins dans les déclarations et les évaluations, sinon dans les pratiques, comme on a pu le voir2 ; il est à cet égard intéressant de noter que Paul Veyne a établi l’édition d’un ouvrage à caractère scolaire, avec un appareil de notes et de questions de compréhension qui ne dépare évidemment pas avec sa pratique de la paraphrase, et qui sont en résonnance avec la pratique ordinaire de cette collection et des éditions scolaires en général – qu’il s’agisse d’anthologies ou de manuels3.

1. Sur le rejet d’une pratique « historienne » de la littérature, cf. le débat entre D. LaCapra et M. Jay, dont il sera

question plus loin (voir infra, p. 173 et note 1 [3.3.1.]).

2. Supra, section 1.4. (« Le rôle de la paraphrase dans l’explication française ») : sur cette contradiction, voir

infra, section 3.3. (« La construction scolaire d’une injonction paradoxale »). Il convient de citer ici Bénichou,

qui a publié en 1995 un ouvrage, Selon Mallarmé, où il propose une démarche d’explication-traduction assez proche de celle de Veyne, à ceci près que Bénichou renonce à l’utilisation du mot paraphrase. La différence fondamentale entre ces deux commentateurs ne tient pas à la pratique ni à la conception du sens, mais à l’affichage de cette pratique… Que Bénichou d’ailleurs ne soit pas un représentant des récentes théories littéraires n’est certainement pas sans conséquences sur ses choix d’écriture, mais ne l’empêche pas de ne pas vouloir que son œuvre soit placée explicitement sous le signe de la paraphrase. Concernant la justification de son entreprise par Bénichou et son rapport à la paraphrase, cf. l’exploitation pédagogique que je propose de ses commentaires, infra, p. 476 sq. (10.2.3.).

3. La Sorgue et autres poèmes (1994), en collaboration avec Marie-Claude Char, « classiques Hachette ». On

aura l’occasion (infra, p. 489 [10.3.3.]) de revenir sur cette édition, dans une utilisation pédagogique des textes de Char et de Veyne.