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La paraphrase restreinte

3.3. LA CONSTRUCTION SCOLAIRE D’UNE INJONCTION PARADOXALE

3.3.4. La paraphrase restreinte

La force de la condamnation de la paraphrase est en rapport avec l’imprécision des notions en jeu. Il convient d’interroger une autre manifestation de celle-ci, concernant les frontières entre reformulations légitime et illégitime. On se rappelle que la paraphrase est assez couramment définie comme répétition, même si les conditions qui font que le candidat donne l’impression de répéter le texte sont différentes selon les époques. Mais c’est également au sein d’une même doctrine, que la légitimité de la répétition est variable. Voici quelques extraits à cet égard significatifs de rapports de concours :

Le défaut ordinaire des explications françaises reste la paraphrase, dernier recours de qui n’a rien à dire. Mais le sens d’un passage – nous ne disons pas son mouvement ni sa portée – ne demande d’explication que lorsque des difficultés particulières de langue ou d’interprétation rendent possibles les erreurs. Si le sens n’offre lui-même aucune ambiguïté, il est vain de redire en langage approximatif et bavard ce que l’auteur fait entendre parfaitement [AL(F) 1959, p. 18].

L’on évitera ainsi de se contenter de paraphraser ou de gloser le texte. Dans les poèmes de Villon, sans doute, nombre de détails ou d’allusions réclamaient des éclaircissements ponctuels et quelquefois anecdotiques [ALC(E), 1993, p. 75].

Répéter [le contenu du texte] sous une autre forme, sauf lorsque le sens littéral lui-même est obscur – et les candidats savent qu’il faut alors le reformuler en clair –, ne donne lieu qu’à de la paraphrase [ALM(E) 1993, p. 169].

Répéter, redire le texte est de la paraphrase, sauf quand il s’agit d’en reformuler un

sens obscur, auquel cas il s’agit d’éclaircissement, d’explication. C’est assez limpide : on nomme reformulation la répétition légitime ; on nomme paraphrase la répétition illégitime.

Je ne m’arrêterai pas ici sur le problème épistémologique que représente cette exigence d’élucidation d’un contenu, d’un sens littéral, quand il est posé par ailleurs que le sens d’un texte ne saurait être isolé de sa forme1. Ce qui importe simplement ici est de noter la spécialisation péjorative du mot paraphrase. Cela n’est pas neuf, du reste, puisque Rudler, dans son traité de 1902 (p. 24 sq.), réservait à la traduction inutile d’une pensée limpide le mot de paraphrase, pour conseiller cependant de clarifier la pensée de l’auteur quand elle est obscure, soit en la développant, soit en lui

substituant les mots propres, soit en en déterminant un sens précis :

1.À cet égard, il est étrange d’observer que l’appel à l’élucidation du sens littéral est propre à certains rapports postérieurs au milieu des années 1970, comme si les candidats prenaient au mot l’interdit (qu’instituent d’autres rapports et quelques traités sur l’explication de texte) de la dissociation du littéral et du littéraire : « L’explication du détail doit éclairer d’abord, quand il y a lieu, le sens littéral du texte » (AG 1976, p. 53) ; « L’explication doit évidemment éclairer d’abord le sens littéral d’un passage et en élucider éventuellement les difficultés ou les obscurités textuelles » (AG 1979, p. 54) ; « Il y a un sens premier des choses, une élucidation littérale qu’il faut prioritairement savoir préserver » (ALM 1987, p. 150) ; « [Il faut] qu’on accorde une attention sympathique à leur littéralité [des textes] » (ALC 1988, p. 59) ; « La nécessité d’élucider le sens littéral du texte chaque fois qu’un mot, une expression, une construction posent un problème » (ALC[I] 1989, p. 41) ; « L’explication ne pouvait négliger une nette élucidation du sens littéral » (ALC[E] 1990, p. 65, rapport où par ailleurs on reproche aux candidats de paraphraser).

Quand la pensée, claire et simple en elle-même, s’exprime par les termes les plus unis, les plus directs et les plus exacts, il n’y a pas lieu, pour la rendre soi-disant plus intelligible, de la traduire sous une autre forme. Fuyez la paraphrase, dirait le vieux Boileau. Elle est la plaie de l’explication.

Est-elle obscure, au contraire ? ou l’obscurité en tient à une concision excessive : on la développera (c’est le sens premier du mot latin explicare) pour la faire entendre ; - ou elle provient de l’imprécision des termes : on les pressera de manière à leur faire rendre tout leur sens, on leur substituera les mots propres ; - ou elle est dans la pensée même ; on discutera tous les sens possibles, ou l’on ira droit à celui que l’étude approfondie du contexte, et le rapport nécessaire des idées particulières à l’idée générale auront fait préférer ; on le démontrera.

Or, le développement d’une pensée ou sa traduction en d’autres termes est ce qui caractérise la paraphrase au sens classique du terme. Il est assez intéressant de mettre en relation cette citation de Rudler avec un extrait du Grand dictionnaire

universel du XIXe siècle de Larousse :

La paraphrase est une explication d’un texte, plus étendue que ce texte. Si le texte est par lui-même clair et suffisamment développé, la paraphrase devient inutile et tombe inévitablement dans la redondance et la diffusion. Bien des auteurs sont sujets à ce défaut et ne font que paraphraser les pensées des autres, quand ces pensées clairement exprimées n’ont pas besoin de paraphrase. Si le texte est concis, l’expression équivoque, la pensée obscure, on sent l’utilité de la paraphrase qui, par une habile et sage amplification, dégage le sens et le rend facilement saisissable à l’esprit. C’est l’Écriture Sainte qui a donné lieu au plus grand nombre de

paraphrases. Les sermons en sont remplis1.

Pour le Larousse, il y a la bonne et la mauvaise paraphrases : l’évolution du mot à cette époque le spécialise dans son acception péjorative, la paraphrase ne désignant plus que la mauvaise paraphrase et le discours scolaire sur l’explication de texte, dès

avant ce moment, ne retient que ce sens2. Ce qui réduit, finalement, considérablement

1.Noter au passage l’absence de frontière établie ici entre explication d’un texte en français et d’un texte en langue étrangère : l’explication se double d’une traduction ou non.

2.Un rapport très récent fournit une exception notable à ce phénomène : « La question de la paraphrase est

plus délicate. Vivement déconseillée lorsque le sens littéral est transparent […], elle peut s’avérer ponctuellement nécessaire pour les textes des XVIe et XVIIe siècles en particulier, lorsqu’une langue vieillie fait difficulté : le jury attend alors une véritable explication, c’est-à-dire une lecture qui explicite la lettre du texte. » (ALM(I) 1997, p. 85). Le Dictionnaire de la linguistique de Mounin (1974, p. 248, s.v.) marque bien l’écart entre les acceptions méliorative et péjorative du mot, dans le contexte de son usage : « Se dit de l’interprétation et du commentaire serré d’un texte, plus long que lui ou que sa traduction. Si elle respecte le fond, on la dit métaphrase. Plus couramment, elle prend le sens péjoratif de reprise verbeuse d’un texte sans en expliciter ni en renforcer le sens et la valeur. » Le dictionnaire de B. Pottier, Le langage (1973, p. 350, s.v.), avant de traiter de la paraphrase comme genre littéraire et la paraphrase en linguistique, donne cette définition : « Souvent employé dans un sens péjoratif, le terme paraphrase désigne un développement, une traduction qui se veut explicative ; ce qui pouvait être dit en une phrase est exprimé en un paragraphe entier sans que rien ne soit ajouté au sens ; d’où, dans la plupart des cas, l’aspect diffus et inutile de ce genre de transposition. » Notons enfin que A. Viala et M.-P Schmitt, dans l’annexe 4 de leur ouvrage Savoir-lire (1982), pour rendre compte de la paraphrase comme figure de rhétorique, distinguent deux usages : « dans le sens courant, prend valeur péjorative (elle n’est que redite maladroite). Dans le sens technique, désigne l’exercice qui ajoute à une idée de fond, des

le problème ; on peut en effet se demander, comme le font M.-A . Blondot et J. Livet (1994, p. 65) « en manière de provocation » :

Ne pourrait-on pas dire […] que le problème se ramène d’une certaine manière à la distinction entre reformulation habile et reformulation maladroite ?

Il n’y aurait là en fait rien de problématique si l’on ne se trouvait pas aujourd’hui devant une réelle contradiction, puisque l’on peut à la fois condamner la paraphrase en tant que reformulation (en vertu de l’impossibilité de reformuler un texte littéraire) et exiger par ailleurs la reformulation d’un sens perçu comme

obscur1… On voit là se dessiner une injonction paradoxale2, qui n’est pas pour aider

l’élève (ou le futur professeur) à se construire une représentation efficace du discours métatextuel acceptable dans l’institution. « La paraphrase comme paradoxe dans l’enseignement littéraire », pour reprendre le titre d’un article de Van Peer (1993)3, se retrouve dans les Instructions officielles, quand on fait se télescoper l’interdit de la paraphrase et les activités de reformulation qui sont recommandées à tous les niveaux d’enseignement, jusque dans l’explication de texte ou la lecture méthodique, comme

on a pu le voir plus haut4. Ce paradoxe est bien décrit, sous une plume anonyme, dans

Boucris et Elzière (1994, p. 62)5 :

embellissements d’expression, souvent par accumulation de périphrases. » Faut-il préciser que dans l’inventaire

des figures de rhétorique, c’est la seule qui soit posée comme susceptible de prendre une valeur négative ? Dupriez (1980 [1977], p. 326) note : « La connotation péjorative nous paraît accessoire, puisque d’autres termes comme périssologie ou battologie existent pour la souligner. C’est quand la paraphrase est mauvaise qu’elle

n’apporte rien de neuf, ou quand elle est ironique, baroque, etc. » Pour une (ancienne) illustration, cf.

l’article de P. Martin (1953), qui parle de « la plus insipide paraphrase » des élèves (p. 89) et de « l’éblouissante paraphrase » de Stace par Rabelais (p. 91)…

1. Ce que C. Fuchs (1994a, p. 15) appelle des « îlots de paraphrasage », destinés soit à expliciter un aspect du

texte qui peut paraître obscur, soit à permettre la cohérence du commentaire. On voit qu’une approche plus objective (ou plus scientifique) du mot en retrouve un usage neutre, comme dans l’article de Larousse (dont C. Fuchs cite d’ailleurs un extrait), ce qui permet de poser qu’il y a de la paraphrase acceptable ou non selon les circonstances, au lieu de dire qu’il y a ou non paraphrase. Et pourtant, même dans ce cas, on sent le travail évaluatif du discours, comme maint exemple de ce chapitre a pu le montrer : pour Fuchs, quand l’élève produit une paraphrase inacceptable, il « reproduit-déforme » le texte (ibid., p. 14) ; quand la paraphrase est acceptable, c’est qu’un enseignant a demandé à un élève de « reformuler » un passage (ibid., p. 15) ; et encore s’agit-il alors, écrit Fuchs après avoir cité Larousse, d’un « mal nécessaire ».

2.Assez proche de celle que décrit l’école de Palo Alto, à qui j’emprunte l’expression. Cf. ce qu’en dit P. Watzlawick (1988 [1981], p. 247 sq.).

3.« Paraphrase as paradox in literary education ». Dans son article, Van Peer (ibid., p. 453) analyse « le dilemme de la paraphrase (littéraire) », mais pour l’enregistrer, sans poser qu’il pourrait s’agir là d’un paradoxe

problématique. Le contour qu’il lui donne est d’ailleurs lui-même problématique, puisque la question qui se pose

pour lui est ainsi résumée : « La paraphrase en cours de littérature est en fait une épée à double tranchant. D’un côté, c’est une ressource possible, voire indispensable, pour combler le fossé entre le texte et le lecteur (inexpérimenté). D’un autre côté, la paraphrase court toujours le risque de violer ou de détourner l’illocution originale » (je traduis). Cette notion d’illocution renvoie à une conception du texte littéraire qui précisément mériterait d’être questionnée, ce que ne fait pas Van Peer – le problème sera abordé au chapitre suivant. Ce paradoxe était déjà posé en des termes finalement assez proches dans The Encyclopaedia and dictionary of

education (1922), à l’article « Paraphrasing, how to teach » : « La paraphrase peut être un des plus précieux

exercices au début de nos études littéraires, et peut être pourtant l’un des plus nuisibles » (je traduis).

4.Voir supra (sections 1.4. et 1.5.) l’énumération des recommandations de reformulation dans les Instructions officielles.

5.Cette citation se trouve dans la très intéressante plaquette publiée par ADAPT (Association créée par le SNES), Lectures croisées. Le commentaire de texte en français, histoire et philosophie, à laquelle j’emprunterai plus loin des analyses dans les références aux autres disciplines.

Le professeur de lettres a en principe une sainte horreur de la paraphrase. […] Cependant… Nous nous trouvons souvent devant des textes que les élèves ne comprennent pas […]. Si on veut expliquer à l’élève, on est obligé de changer le lexique […], on est obligé de changer la syntaxe […]. Cela s’appelle une paraphrase et c’est un exercice pédagogique authentique. Si l’élève est capable de paraphraser, il montre qu’il a compris le sens […]. À l’école élémentaire et au collège on parle le plus souvent de « reformulation ». Ne nous y trompons pas : la reformulation est un autre nom de la paraphrase. Donc, selon le cas, on est obligé de « faire de la reformulation » ou d’exclure « la paraphrase ».

Cette contradiction éclate dans le rapprochement que l’on peut faire des propos de B. Veck qui pose ici (1989, p. 21) comme « hors-discipline »1 la paraphrase qu’il considère là (1992, p. 55) comme le « préalable obligé » de « l’exécution » du « contrat disciplinaire »2.

La légitimité scolaire des pratiques de reformulation de textes, que ne fait qu’accroître leur parenté avec les pratiques sociales les plus courantes3 en informant l’élève qu’il n’y a rien d’invraisemblable à paraphraser une œuvre (fût-elle littéraire), devient une source de problème pour la représentation qu’il doit se construire du

discours acceptable sur un texte littéraire, dans le cadre du commentaire, puisque

l’interdit est alors présenté comme absolu4, quand bien même sa pratique est, là aussi, nécessaire.