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Les formes discursives de la paraphrase

Pratiques culturelles de la paraphrase

2.4. UNE PARAPHRASE CONTEMPORAINE

2.4.3. Les formes discursives de la paraphrase

Il convient d’analyser ici plus en détail les formes discursives des paraphrases de Veyne, qui peuvent être entendues stricto ou largo sensu, selon les termes de notre typologie2. Du premier style, où la confusion énonciative est totale, voici quelques courts exemples représentatifs :

[1] « Comment vivre sans inconnu devant soi », comment pourrait-on vivre et respirer sans inconnu ?(Char, p. 247) [Veyne, p. 31].

[2] L’abondant été de l’homme

Que celui qui suivit l’établissement par ses soins des premières dénaturations. En faisant la part de l’aveuglement,

1. Les mêmes règles typographiques permettent de distinguer, dans l’exemple suivant, le poème et le

commentaire, non paraphrastique à proprement parler, puisqu’il ne s’agit pas de reformulation, mais intégré de la même façon dans le texte, de telle sorte que je désigne successivement le poète et le commentateur : « Pour ne

pas me rendre et pour m’y retrouver, je t’offense (à coups de fouet ? par des insultes et des jurons ? Je ne sais), mais combien je suis épris de toi, loup, qu’on dit à tort funèbre, pétri des secrets de mon arrière-pays (Char,

p. 369) [Veyne, p. 429].

2. Qui proposait de distinguer ces deux formes de paraphrases par leur modalité, qu’elles respectent ou non les

Piétinée la croûte tiède, pulvérisé l’avorton.1

Mais alors se révéla une cruelle insuffisance : les poètes de ce temps-là, prophètes ou penseurs, n’étaient que des hommes et n’avaient que leurs propres lumières [Char, p. 41 ; Veyne, p. 303].

[3] « Ton fils sera spectre, il2 attendra la délivrance des chemins sur une terre décédée » (Char, p. 516) ; ton fils ne sera jamais qu’une ombre, puisque les hommes se définissent […] ; ton fils […] ; ton fils […] [Veyne, p. 55]. [4] Mais je sais me plier :

À moissonner des tiges on se plie, on raisonne l’ignoré. La percale me boit et le drap me prolonge.

Contre les lèvres du vallon je languis.3 [Char, p. 112, Veyne, p. 414].

Dans tous ces exemples, le commentaire se coule dans la citation, se confond énonciativement avec le texte : dans le premier exemple, l’indice le plus net est le

report du point d’interrogation de la citation4 au commentaire – ce qui amène Veyne à

reporter également après le commentaire le numéro de la page ; dans l’exemple 2, c’est l’usage d’un temps du passé, propre à la diégèse du texte commenté, qui crée la fusion des deux énonciations ; dans les deux derniers exemples, le commentateur reprend à son compte le système des pronoms du texte, qu’il désigne le destinataire (ton, en 3) ou l’énonciateur (je, en 4).

Ce dernier exemple est extrait du commentaire de Une Italienne de Corot (Char, p. 112), que je reproduis intégralement en annexe 3 ; sa particularité est que la paraphrase a une double fonction, soit reformuler un passage cité (comme ci-dessus), soit se substituer au texte comme dans l’exemple suivant, où deux extraits du poème encadrent une paraphrase du passage qui les sépare :

À moissonner des tiges on se plie, on raisonne l’ignoré. La percale me boit et le drap me prolonge.

Contre les lèvres du vallon je languis.

J’ai les mérites de mon sexe, dont la vertu un peu incolore est de secourir de « mes bras » (et non de mon bras) l’audace des mâles explorateurs, car

Je suis à qui m’assaille, je cède au poids furieux ; L’air de mes longues veines est inépuisable.5

On aura noté, à l’intérieur de la paraphrase, une citation du texte entre guillemets, incluse dans l’énoncé même du commentateur et mise en parallèle avec une version non retenue : « […] de “mes bras” (et non de mon bras) » ; ce qui renforce encore la collusion énonciative entre le texte commenté et le commentaire. C’est une démarche du même ordre qui fait ajouter aux textes de Char paraphrasés la ponctuation : intervention directe du commentateur dans le texte, avec une intention explicative, comme le dit bien cette annonce (p. 72) :

1. La ponctuation est de Veyne : l’original de référence de Veyne (Char, 1983) ne comprend aucun signe de

ponctuation.

2. Char : « […] spectre. Il […] ». 3. La ponctuation est de Veyne.

4. Notons que c’est cette citation qui clôt l’ouvrage de Veyne (p. 526). 5. La ponctuation est de Veyne.

Pour la commodité du lecteur, je ponctue le texte tel que je le comprends 1.

Mais les paraphrases de P. Veyne ne sont pas toutes stricto sensu, bien au contraire. D’une autre nature est la reprise énonciative métaleptique, où le propos du poème est rapporté à un savoir doxique2 ; une courte illustration suffira (p. 47) :

[…] Adoptés par l’ouvert, poncés jusqu’à l’invisible, nous étions une victoire qui ne prendrait jamais fin3.

On aura noté au passage qu’« adoptés » est cette fois un pluriel, et avec quel empressement le poète se chasse les flancs « maternels ». Non, ce n’est pas le torrent de notre existence, mais un arc qui lance notre imagination bien au-delà de ce que nous avons vécu et pourrons jamais vivre : il fait de nous les enfants de l’Ouvert.

Comme dans ce dernier exemple, la majorité de ses paraphrases établit une distinction entre deux systèmes énonciatifs, celui du texte et celui du commentaire. Une simple illustration, assez typique, extraite d’une paraphrase de Dépendance de

l’adieu, (Char, p. 105), en hommage à Blanchard (p. 73)4 :

Sociables, communicants,

Nous sommes entrés dans l’écart : Limon secouru, nuit guérie.5

C’est Blanchard et Char qui parlent conjointement.

Je renonce à donner d’autres exemples ici, parce que la pratique est banale – on en verra d’autre réalisations dans les extraits reproduits en annexe 3, où la paraphrase « farcit », en quelque sorte, tout un poème.

Plus intéressantes ici sont les ruptures énonciatives qui mélangent les deux formes de paraphrase, c’est-à-dire les deux relations énonciatives de la paraphrase au texte. Ainsi (p. 412) :

La seule femme qui faisait qu’il n’adorait pas toutes les femmes était sa mère. Mais il les adorait sans leur donner son cœur ; dès ma jeunesse, « je6

vis qu’il n’y aurait jamais de femme pour moi dans MA ville » (Char, p. 261).

Cet exemple met assez clairement en lumière l’indistinction non seulement entre texte et métatexte, mais, ce qui semble une conséquence logique de la paraphrase – qui autorise assez facilement la mise en jeu de l’illusion référentielle – entre auteur et énonciateur et entre réel et fiction. Le même phénomène s’observe dans l’exemple suivant, où des plans d’énonciation se mêlent, la citation d’un poème étant suivie d’une paraphrase stricto sensu, puis d’une citation à fonction explicative d’un propos de Char (p. 165) :

1. Pour illustration, voir ici-même les notes 1, 3, 5 p. 125, et la note 5 p. 126. 2. Ce phénomène sera étudié plus en détail infra, p. 388 (8.2.2.).

3. Les Premiers instants (Char, p. 275). 4. Je la reproduis intégralement en annexe 3. 5. La ponctuation est de Veyne.

Passe.

La bêche sidérale

Autrefois là s’est engouffrée. Ce soir un village d’oiseau

Très haut exulte et passe (Char, 149)

Passe toi-même, car tout passe : pendant les jours d’été, la mort paraît minuscule (Char, p. 431). « Dans le Lubéron, au-dessus d’Oppède, il y a une grande faille verticale dans le rocher ; c’est la bêche sidérale, disait René. »

2.4.4. Décryptages

Cette pratique (multiforme) de la paraphrase repose, on l’a vu, sur l’idée que le poème veut dire, et qu’il y a moyen de l’expliquer2. Les poèmes contiennent des « énigmes » (p. 124), et c’est bien à un « décryptage » (ibid.) que Veyne s’attèle, en « Champollion » (p. 283), d’un texte à « déchiffrer » (p. 176, n. 1), dont il possède la « clé » (p. 249) : pratiques propres à la « philologie » qu’en historien il sait pratiquer (p. 27). Une traduction est nécessaire, parce que la langue de Char est spécifique4 ; dans une même page, par exemple, on peut trouver ces deux propositions (p. 50) :

Dans la langue de Char, les fumées sont des imaginations […] Char se méfiait de la tendresse (c’est-à-dire, dans sa langue, de la faiblesse).

De telles notations sont fréquentes5, qui accréditent l’idée d’un idiolecte, une « langue spéciale » (p. 181) dont l’hermétisme est tel qu’il empêche un total accès aux textes de Char6. L’hermétisme est le fruit de la densité de cette langue, source de

laconisme7, ce qui en retour facilite le décryptage (p. 183) :

Ce qui facilite le déchiffrement est la précision de la pensée, la propriété des mots et l’absence de vocables creux8.

1. P. 44 en fait : Char parle de la « mort minuscule de l’été ». 2. C’est-à-dire « relire par-dessus l’épaule du lecteur » (p. 172).

3. Dans un entretien (1995, p. 226), Veyne dira : « devant un texte hiéroglyphique, vous ne pouvez pas dire à un

égyptologue : “Moi, je le comprends autrement”, si vous ne savez pas l’égyptien. Vous aurez le droit de le comprendre autrement, mais quand vous aurez étudié l’égyptien. »

4. Ce n’est pas le temps qui, comme pouvait le penser Muret de Ronsard, peut créer la difficulté : c’est la langue

elle-même qui est en cause.

5. Après citation d’un extrait de poème, Veyne écrit (p. 92) : « Dans sa langue parlée, Char décrivait cette

secousse initiale comme une sorte de coup de poing […]. » Cf. p. 182 : « il s’est donné une langue littéraire qui ne soit pas celle de la prose. »

6. « C’est un secret de polichinelle qu’aucun des déjà nombreux commentateurs de Char ne pourrait rendre

compte mot pour mot d’un seul de ses poèmes » (p. 11 sq.).

7. Cf. p. 52 et 90.

8. On retrouve ici la problématique de toute la rhétorique classique dans le domaine de la signification, qu’on a

vue clairement apparaître dans le « débat » entre Cicéron et Quintilien (supra, p. 28) : que plusieurs formulations d’une même idée soient possibles n’empêche pas d’affirmer que pour chaque idée, il existe un mot propre pour la rendre. On peut voir là une contradiction (cf. Fuchs, 1982a, p. 12), ou deux expressions différentes d’une même conception du sens.

Si le commentaire peut traduire un texte, c’est sans doute que ceci est lui-même traduction : « la poésie […] traduit le sentiment » (p. 407), mais aussi le réel concret, comme le montrent maintes identifications d’un énoncé de Char avec une réalité connue de Veyne1. Contentons-nous d’une citation qui à la fois réalise et théorise ce fait (p. 420) :

L’aimée doit décoller de la quotidienneté pour parvenir à son plaisir ; en même temps, le modèle qu’elle est doit se séparer de la femme prosaïque pour mourir en poème, telle l’iris décapité.

Le réel et le texte se traduisent en fait réciproquement, comme le dit assez l’exemple suivant, ou la locution adverbiale en effet établit ce rapport (p. 752) :

Saura-t-il saisir enfin le bourdon glacé des algues ?3 (certaines algues vertes portent en effet des sortes de clochettes, je le sais, pour avoir nagé entre deux eaux dans la Sorgue).

Le mouvement se poursuit d’ailleurs : si le réel est traduit, il peut à son tour traduire ; la Sorgue est évidemment l’élément du réel (et de l’environnement de Char) qui se prête le mieux à ce règne de l’allégorie : la Sorgue est une rivière, mais elle est

plus que cela : « La Sorgue, c’est aussi Yvonne4 », dit Char (Veyne, p. 36), « Sorgue

veut dire libération », dit Veyne (p. 43)5.

2.4.5. Autorités

Veyne illustre là, de façon assurément provocatrice, une conception de la littérature qui aurait du mal à passer dans les divers lieux évaluatifs des systèmes scolaires et universitaires… Il n’en est évidemment pas dupe ; dans son introduction programmatique, il écrit (p. 12) :

1. On en a vu plus haut quelques manifestations. L’exemple le plus frappant, tant il choquerait les puristes de

l’autoréférentialité de la poésie, est cette note à propos des mots « huppés comme des alouettes » qui terminent le poème Dans la marche (Char, p. 411), note dans laquelle il est difficile de ne pas voir un jeu de la part de Veyne, mais qui renvoie, quoi qu’il en soit, à sa pratique courante : « À mon humble avis, cette alouette huppée est l’alouette cochevis ou cochevis huppé (Galerida cristata), qui hante les vignobles. Quoi qu’Heidegger ait pu dire à Beaufret (Char, p. 1253), l’alouette des montagnes, plus familière à ce Souabe et hôte de la Forêt-Noire, n’a que faire ici : cette alouette oreillarde, avec ses deux cornes (Eremophila alpestris flava), est un oiseau de la seule Europe du Nord ; elle est presque inconnue en France » (p. 280, n. 1).

2. On trouve un autre exemple de cet usage commentatif de en effet, mais à propos d’une remarque de Char, au

cours d’un entretien sur les Poèmes militants (p. 108), ce qui est un signe supplémentaire du choix de Veyne de mettre sur le même plan ce que dit Char et le poète : « “Quand j’ai terminé ce poème, il m’a laissé l’impression d’un mauvais film en noir et blanc” (en effet, René n’y a pas appliqué son principe de mettre une tache de couleur dans tout poème). »

3. Char : « Saura-t-il enfin saisir […] » (Fréquence, p. 131). 4. Yvonne Zervos, à qui est dédiée la chanson de la Sorgue.

5. Pour Veyne, « l’allégorie appartient à la même pensée symbolique que les mythes » (p. 43), véhiculant à la

fois un « contenu apparent » (p. 42) et « un autre sens » (ibid.). Ailleurs, à propos de l’histoire de Lola Abba (voir p. 79 sq.), Veyne se demande : « René croyait-il vraiment à ses mythes ? », pour répondre qu’il n’y avait « guère de doute » (p. 80). On retrouve là, rapporté à la poésie, le propos général d’un ouvrage antérieur de Veyne, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? (1983b).

On objectera peut-être que la poésie n’est pas dans ce qu’un poème « veut dire ». Puis-je protester que cette idée ne m’avait pas tout à fait échappé ?

On peut trouver une illustration de cette lucidité dans cette anecdote de Veyne, qui feint un jour de reprendre à son compte devant Char un des dogmes des théories des textes littéraires les mieux constitués à l’époque (p. 31) :

Croyant flatter le monstre dans le sens du poil, je lui dis : « La poésie n’a d’autre message que son existence. » La réplique fut sans équivoque : « Ah ! non ! Les mots, dès que vous les assemblez, signifient. C’est une évidence contre laquelle on ne peut rien. »

L’allégeance aux conceptions dominantes était de façade ; on s’en doutait à la lecture de cette profession de foi en une conception assez typiquement (et très classiquement) dualiste de la poésie, du moins de celle de Char (p. 12) :

Sa poésie n’est pas dans la signification, mais elle ne se trouve pas non plus dans des mots dont on n’entend pas le sens : elle réside dans l’écart que prend le poème sur ce dont il parle.

La notion d’écart est développée plus loin, et la conception dualiste encore appuyée, pour justifier pleinement l’entreprise de paraphrase (p. 401) :

La poésie est le sentiment de l’écart, et non pas l’intérêt « humain » pour le contenu ou « esthétique » pour le texte formel. Il est donc faux et évident de dire que la beauté d’un poème n’est pas dans ce dont il parle ; en effet, elle est dans l’écart, mais, pour sentir cet écart, il n’est ni plus ni moins nécessaire de comprendre le poème que de le lire. On ne sentira pas la poésie si on ne la comprend pas (côté paraphrase), on ne la sentira pas non plus si le poème est dans une langue étrangère qu’on ne parle pas (côté texte).

Or, dit Veyne (p. 12),

il ne faut pas être plus royaliste que le roi : René tenait énormément à être compris1.

Si Char voulait être compris, cela suffit à clore le débat : l’autorité du poète est en effet décisive pour Veyne, et justifie à ses yeux son entreprise de paraphrase2. C’est d’ailleurs là une des caractéristiques essentielles de l’ouvrage de Veyne : l’auteur est autorité – c’est donc à la lumière de ses propos qu’il commente ses poèmes.

1. Cf. encore, p. 31 : « René tenait à être compris. » Veyne en fournit une illustration dans le récit qu’il fait

(p. 244) de l’extraordinaire plaisir qu’avait éprouvé Char, à la lecture d’une de ses paraphrases, « de voir son œuvre comprise d’un simple mortel » – on notera au passage, en creux, la divinisation du poète, fréquente chez Veyne : cf. infra, p. 131, n. 1.

2. « Je peux dire aussi que René, dans ses pires colères, n’a jamais émis le moindre doute sur la méthode des

Conséquences : une paraphrase est juste ou fausse, selon la sanction de l’auteur1 et ce que dit le poète de ses poèmes est nécessairement vrai – car, en la matière, on est dans le domaine de la vérité (p. 49) :

Je rapporte ce que René m’a dit et je raconte ce que disent ses poèmes. Le tout n’en fait pas moins un récit qui doit être conforme à la vérité2.

Ce qui explique la multiplication des micro-paraphrases de Char qui émaillent le texte de Veyne. Un seul exemple, particulièrement intéressant, mais qu’on prendra comme le représentant de centaines d’autres (p. 283, n. 1) :

« Beauté mâchurée d’excréments »3, c’est-à-dire (dixit René) de ratures.

Le poète, qui sait ce qu’il dit4, a raison, contre la liberté de son lecteur, souvent coupable de fausses interprétations, qu’elles soient psychanalytiques5, marxistes6 ou autres7. D’où l’importance des récits que peut faire Char de « l’arrière histoire » d’un poème « c’est-à-dire l’anecdote d’où il était issu » (p. 788), et à laquelle Char pouvait parfois prétendre ramener le sens du poème, comme en témoigne cette envolée, motivée par la prétention de Veyne de donner « l’autre sens, proprement poétique » (p. 28) d’un poème (p. 29) :

« Mais c’est un monde ! Puisque je vous dis qu’il n’y a pas d’autre sens ! Vous n’allez quand même pas savoir mieux que moi ce que mon poème veut dire ! D’accord un texte a plusieurs sens, d’accord on peut lui trouver tout les sens qu’on veut, ou du moins ce n’est pas interdit par la loi, on n’est pas puni pour cela. Mais enfin un texte a un sens, à la rigueur il en a deux, mais il n’a pas n’importe quel sens et il a un sens qui est meilleur que les autres. Ecoutez, je vais faire pour vous ce que je n’ai jamais fait, pas même pour une femme : je vais vous expliquer Vermillon » (il saisit sa Pléiade).

Suit une explication, qu’on trouvera à l’annexe 3 ; tout ne sera pas expliqué dans cette paraphrase, comme le note Veyne (p. 32), on y reviendra. Mais retenons ici cette déclaration de Char qui veut que le sens puisse être déterminé par l’auteur, ce que

1. « Il fallait paraphraser sans se tromper » (p. 32). Dans la même page, on lit : « Nous étions en train de faire

l’amour à trois avec un de ses plus beaux poèmes, Dépendance de l’adieu, que je venais de paraphraser sans

faute […]. »

2. « Là où j’écris “René”, cela veut dire : “l’auteur de ce livre a entendu, de la bouche de René, ce qui est affirmé

ici” » (p. 11), et cela relève de la vérité indubitable, si l’on en croit ce qui suit : si en effet à la place de « René », on trouve « Char », « cette affirmation ne vient que de moi et le lecteur peut la mettre en doute. » Pour exemple, après avoir rapporté une explication faite par Char d’un de ses poèmes, Veyne écrit (p. 30) : « Tout cela était évidemment la vérité même. »

3. Char, p. 565.

4. « René ne pouvait admettre qu’un poète ne sache pas ce qu’il dit. » (p. 123).

5. « “On a écrit une psychanalyse de ce poème, fausse, bien entendu”, disait René. » (p. 87).

6. Cf. ces « commentateurs qui, non contents d’enseigner à Char la vraie philosophie qu’il semblait ignorer (il

s’agit en l’occurrence du marxisme), prétendaient en outre expliquer le sens de ses poèmes, pour leur malheur et pour celui des poèmes. » (p. 292).

7. « Malheureusement, les lecteurs feront dire au poème ce qu’ils voudront et cette pensée mettait en fureur

Char » (p. 289).

Veyne lui accorde de droit, et sans réserve : la parole de commentaire du poète est aussi sacrée que sa parole de poète1. Pourtant, dit-il (p. 12),

le Contre Sainte-Beuve a été la bible de ma génération.

Mais Veyne profane la bible à chaque page, non seulement en donnant à la parole de Char une autorité que l’étymologie au moins justifie en droit, mais encore en accordant au contexte de production un rôle décisif dans l’explication, d’une façon qu’avait en son temps pratiquée et théorisée Sainte-Beuve. Il n’y a pas dès lors à s’étonner que le réel – et singulièrement celui de l’auteur – ait une place essentielle