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La persistance de la paraphrase dans l’explication de texte

1.3. LA PLACE DE LA PARAPHRASE DANS L’APPROCHE SCOLAIRE DES

1.4.2. La persistance de la paraphrase dans l’explication de texte

Que le dévoilement du sens littéral par traduction engage une certaine forme de paraphrase est assez naturel, et on en trouve des exemples assez typiques dans les premiers traités sur l’explication française. Voici pour illustration le début d’une explication littérale2, choisie au hasard dans l’ouvrage d’A. Gazier, l’un des premiers auteurs (en 1880) d’une méthode complète d’explication, que les principaux promoteurs de l’exercice citent volontiers comme référence3 ; je souligne en gras4 les passages où la reformulation oblige le commentateur à reprendre à son compte l’énonciation de l’auteur – ou des personnages5 :

Rome !…ressentiment ! – Ce vers ne peut se comprendre que si l’on

rétablit par la pensée les mots sous-entendus : Tu me parles de Rome, qui

est l’unique objet… Unique (de unicus, seul de son espèce), est plus fort

que seul, la preuve en est qu’on dit tous les jours seul et unique. […]

Rome… adore ! – Qui t’a vu naître ne signifie nullement que Rome était présente à la naissance d’Horace, c’est une expression très figurée pour dire :

Telle chose s’est passée de mon temps ; telle personne est beaucoup plus

jeune que moi, etc. Ici, Camille veut dire : Rome, ta patrie, Rome dans laquelle tu es né.

[…]

Allumé par mes vœux. – La haine de Camille est si violente qu’elle

souhaiterait de pouvoir, par ses seules prières, mettre le feu au courroux du

ciel ; toutes ces images accumulées sont très belles.

Dans la même lignée, quelques années plus tard, lorsque F. Brunot tente, dans deux articles de 1895, une entreprise de définition et d’exemplification de l’explication de textes, il multiplie l’usage du verbe traduire pour expliquer les mots d’un texte6.

1. On reviendra plus loin (p. 162, [3.2.3.]) sur cette question.

2. Il s’agit de l’explication des imprécations de Camille dans Horace de Corneille, acte IV, scène 5. 3. Cf. G. Allais (1884, p. 18) ou Brunot (1895a, p. 115).

4. Les soulignements italiques sont de Gazier. Il est intéressant de noter que le même Gazier reproche aux

candidats d’user de paraphrase ; c’est encore le même Gazier qui interrogea Péguy aux épreuves de licence : ce dernier ironise sur la forme attendue de l’explication. Sur ces accusations réciproques de paraphrase, voir infra, p. 170 (3.3.1.).

5. La différence n’est pas vraiment faite dans les commentaires traditionnels. On peut certainement dire la même

chose des pratiques orales actuelles : dans une enquête faite aux Pays-Bas, à partir de la transcription de 14 cours de littérature filmés, W. Van Peer (1993, p. 449) fait apparaître que la distinction n’est jamais faite par les élèves ou les enseignants entre ces deux « niveaux du texte » (« levels of the text »).

Son explication, essentiellement linguistique, présente des cas typiques de paraphrase, dont voici un exemple, où je souligne en gras les reformulations paraphrastiques1 :

V. 11. Par ces vers j’en prens acte, affin que l’avenir,

Le en de j’en prends [sic] acte est obscur, tout comme dans un vers de Corneille. L’hémistiche me semble signifier : Par ces vers-ci je prends acte que je t’ai rendu cet hommage. La suite des idées, quelque peu pénible à suivre, est, je crois, la suivante : Je n’ai pas l’haleine assez forte pour te suivre de près et faire partie du cortège de tes disciples immédiats ; dès lors, plutôt que de me jeter dans une entreprise qui me mènerait à un précipice, je me résigne à me contenter d’admirer ton œuvre, puisque je ne puis l’imiter. Mais en abandonnant ta suite, il me reste un désir, celui de montrer néanmoins à tous et à chacun que je suis ton homme, comme je viens de le dire, et dès lors, pour satisfaire ce désir, je déclare ici hautement mon hommage, et je l’inscris dans ces vers pour en prendre acte, de façon que la postérité me compte parmi les tiens, et, grâce à toi, se souvienne de mon nom, etc.

La paraphrase n’a pas pour but la simple élucidation du sens : elle est nécessaire

pour la discussion des idées2. Prenons pour illustration le premier exemple

d’explication donnée par G. Rudler, un des disciples de Lanson3, dans son traité

L’explication française. Principes et applications, qui date de 1902. Il s’agit de

l’explication d’une fable de la Fontaine, « Le chat, la belette et le petit lapin4 » ; Rudler se livre à une reformulation suivie d’une discussion philosophique5, ce qui l’amène à reprendre les mots d’un personnage et à s’adresser à lui pour le contredire6 :

Il va de même prendre l’offensive et critiquer le raisonnement de la belette, bien modestement encore, il est vrai, et d’une vue assez courte : Le premier occupant, est-ce une loi plus sage ?

1. Brunot (1895b, p. 273). Il s’agit d’une « annotation en vue de l’explication » du début de la IXe satire de Régnier.

2. Recommandée par les rapports de concours jusque dans les années 1920 : « La plupart se contentent

d’indiquer les idées, au lieu d’en tirer ce qu’elles contiennent et d’en marquer la valeur » (AL 1887, p. 379) ; « On ne saurait trop les engager à se bien pénétrer du sens des textes qu’on leur propose, avant de les développer » (1890 AS[F], p. 26) ; « s’attacher aux idées à exprimer et d’en poursuivre avec fermeté le développement » (AL 1893, p. 363) ; « l’exposition et la discussion des idées de l’auteur » (AG 1894, p. 326) ; « Marquer la suite des idées et les discuter quand il y a lieu » (AG 1902, p. 131) ; « ce sont les idées qu’il s’agit avant tout de dégager, de justifier ou de critiquer » (AG 1920, p. 18).

3. Qui participa, auprès de G. Lanson et en compagnie d’A. Cahen et de J. Bezard, aux conférences

pédagogiques sur « l’enseignement du français » de 1909.

4. Fable qui a fait fortune dans les manuels méthodologiques concernant l’explication de texte, puisque F.

Buisson en propose une explication modèle dans son Dictionnaire de Pédagogie et d’instruction primaire, (1882, 2ème partie, tome 1, p. 130-132), de même que C.-M. Des Granges et C. Charrier dans l’introduction à leur ouvrage La lecture expliquée (1921, p. VII à XII).

5. Par exemple, sur deux vers de la fable (« La Dame au nez pointu répondit que la terre// Était au premier

occupant »), voici le commentaire de Rudler : « La dédaigneuse bête ne daigne pas relever la menace du lapin. Elle l’assomme d’abord, du haut de sa tête (césure du 2e vers), sous une idée générale, un dicton de droit. La fable s’élargit soudain, la propriété va s’y discuter. C’est ce que Labruyère [sic] appellera élever la fable jusqu’au sublime. L’argument au nom duquel la belette revendique le terrier du lapin ne vaut rien. Le droit ( ?) du premier occupant a cessé de s’appliquer le jour où, la société étant constituée et le sol partagé, la loi en consacre et en garantit la possession. Jean Lapin est bien propriétaire de son trou ; et la belette ne l’ignore pas » (p. 80). Plus loin (p. 87), Rudler cite Taine et ses propos sur la portée philosophique de la fable sur les questions de l’hérédité, de l’égalité, de la propriété, qui font appel à Rousseau.

Plus sage ? Eh non, puisqu’elle aboutirait à la guerre civile perpétuelle. Mais il s’agissait, Jean Lapin, de justesse, non de sagesse. En homme pratique et de simple bon sens, il ne juge des choses que par leurs effets.

Le pli est pris : la paraphrase peut intégrer l’explication – et l’on pourrait citer un nombre considérable d’exemples d’explications, pris dans les manuels ou les traités de cette époque jusqu’à nos jours, où se trouvent réalisées des formes identiques de paraphrase1. Et encore faut-il se rappeler que je n’envisage ici que la paraphrase stricto

sensu, lorsque se mêlent la voix du commentaire et celle du texte, sans même chercher

à cerner la part de la reformulation dans les explications, quand ce dernier critère n’est pas présent2.

Pour autant, il convient de se rappeler les précautions méthodologiques

signalées plus haut3 et ne pas chercher à déduire de ces exemples autre chose que ce

qu’ils disent d’évidence : ces explications contiennent des passages que l’on peut qualifier de paraphrases, dont la fonction éminemment pédagogique suffit à en justifier la présence ; il faut bien se garder d’en conclure, comme on le fait souvent4, que l’explication traditionnelle était paraphrastique, puisque tous ces auteurs, on l’a vu, condamnent eux aussi ce qu’ils appellent la paraphrase, comme pratiquement tous les auteurs de traités d’explication de texte jusqu’à nos jours… Notons à cet égard, au passage5, que le mot paraphrase est susceptible de bien des acceptions, et que son usage a varié, voire varie encore de nos jours selon les contextes, au point de créer de réels malentendus.

C’est d’ailleurs en partie la focalisation sur l’objet de cette enquête qui fait ressortir ce qui n’est pas nécessairement constitutif du genre de l’explication de texte. On pourrait lire autrement les exemples d’explication qui jalonnent la constitution de la doctrine, sous la plume des grands initiateurs de l’exercice6 : on y découvrirait au contraire de nombreux moyens pour donner même à la traduction du sens littéral un

1. Il ne serait d’aucune utilité de faire une moisson complète des paraphrases qui jalonnent les manuels

d’explication de texte, d’autant que les exemples ici donnés, fondateurs en quelque sorte, sont significatifs et représentatifs. Il convient encore de noter ici que la plupart de ces manuels condamnent, bien entendu, la

paraphrase – on reviendra plus longuement au chapitre 3 sur cette apparente contradiction.

2. Les frontières sur ce terrain sont en effet un peu floues, et il ne faudrait pas se forcer beaucoup pour voir

partout de la paraphrase… On verra plus loin (chapitre 3) comment l’absence de critère précis peut gêner la détermination de ce qui est ou non paraphrase, avec pour conséquence soit de vider le mot de tout contenu, soit de lui donner au contraire une extension démesurée. C’est la raison pour laquelle je ne peux suivre V. Houdart-Merot (1998) dans son analyse de copies d’élèves rédigées avant les années 1970 : elle y perçoit en effet souvent de la paraphrase (p. 53, 64-66, 99-102, 130 sq.), sans jamais préciser les limites qu’elle donne à la notion : ce qui fait que toute impression d’imitation, dans un commentaire, conduit à parler de paraphrase. J’emprunte cependant à son corpus de copie un exemple typique de paraphrase stricto sensu, où l’énonciation du texte est reprise par le commentateur : à propos de deux vers de Ronsard, extrait de « Je vous envoie un bouquet… » (« Le temps s’en va, le temps s’en va, ma Dame // Las ! le temps non, mais nous nous en allons »), l’élève écrit : « Eh oui, madame, le temps s’en va, ou plus exactement, c’est nous qui nous en allons. » (Houdart-Merot, 1998, p. 258).

3. Voir supra, p. 54.

4. Voir infra, p. 154 (3.2.1.), des exemples de propos d’auteurs de manuels ou de guides méthodologiques qui se

risquent à faire à grands traits l’historique de l’exercice.

5. Puisque cette question fait l’objet du chapitre 3.

6. Aux noms de A. Gazier, F. Brunot et G. Rudler, il faut évidemment ajouter celui de G. Lanson, qui publie, en

1892 et en 1893, dans plusieurs numéros du Manuel général de l’instruction primaire, des modèles de « lecture expliquée d’un auteur français » (pour les épreuves orales du brevet supérieur) qui veulent illustrer un article de cadrage paru le 9 avril 1892 (Lanson 1892).

tour nettement plus distancié, dont le moindre n’est pas l’affichage de la plus grande érudition, faisant appel aux plus sûres méthodes de la philologie – triomphante à l’époque ; c’est là précisément l’une des caractéristiques essentielles de la méthode d’explication qui naît au tournant de ce siècle : on aura à revenir sur cet aspect, décisif dans la disqualification de ce que l’on stigmatise alors comme paraphrase.