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L’explication des textes français : l’apport de Charles Batteux

1.2. LA PARAPHRASE DANS L’APPROCHE SCOLAIRE DES TEXTES DE

1.2.5. L’explication des textes français : l’apport de Charles Batteux

Il leur demanda un homme d’un profond savoir et d’une vie irréprochable, afin que la ville impériale se sanctifiât par ses instructions et par ses exemples. Grande leçon ! La science ne suffit pas pour remplir les places de

l’Église ; les bonnes mœurs sont encore plus nécessaires. Cette dernière qualité doit marcher avant l’autre.

La finalité essentiellement morale de l’explication des textes motive cette forme de paraphrase : il s’agit, à partir d’un propos d’auteur, de faire ressortir la leçon que le texte contient, quitte à le reformuler et à l’adapter.

1.2.5. L’explication des textes français : l’apport de Charles Batteux

C’est cela même qui fait de l’explication de textes français l’héritière de la prélection des Jésuites, même si, évidemment, l’un des éléments importants de cette dernière, la traduction, a disparu. Comme le dit Sonia Branca-Rosoff, qui associe Rollin à Batteux dans l’invention de l’exercice d’explication française, « expliquer du côté de la morale reste cette reformulation du texte qui permet d’en dégager des leçons édifiantes » (La leçon de lecture, 1990, p. 93)3.

Branca-Rosoff a bien montré en quoi l’abbé Batteux a fait évoluer la conception du texte littéraire et de son traitement scolaire, en faisant du texte l’objet d’un

jugement esthétique autant que moral. Mais ce qui nous retiendra ici est l’importance

de la paraphrase dans un type de commentaire qui « va du fond à la forme » (ibid.,

1. « Essai de la manière dont on peut expliquer les auteurs français », livre II, chapitre I, article II. Rollin (1855

[1726], p. 117).

2. Rollin (1855 [1726], p. 120).

p. 93), ce qui amène S. Branca-Rosoff à penser que le discours de Batteux est encore « présent […] chez les mauvais élèves, ceux dont on dit “qu’ils paraphrasent le texte” » (ibid., p. 149)1. C’est le Traité de l’apologue qui « permet d’observer concrètement le passage de la prélection jésuite […] à l’explication de textes français », note Branca-Rosoff (ibid., p. 16) : et c’est ce traité que je citerai2 pour montrer comment les conceptions de Batteux l’amènent, dans les exemples d’explications qu’il donne, à proposer de réelles paraphrases des textes cités, étant entendu que le mot paraphrase, déjà spécialisé, comme on l’a vu, pour désigner une traduction amplifiée, n’est pas utilisé par Batteux.

Le Traité de l’apologue fait partie du Cours de belles-lettres distribué par

exercices, paru en 1747-1748, puis réédité en 1753 sous le titre de Cours de belles-lettres ou Principes de littérature3. Batteux y énonce un principe fondamental : pour juger d’une œuvre littéraire, il convient de la « comparer […] avec la Nature elle-même, ou, ce qui est la même chose, avec les idées que nous avons de ce qu’on peut, de ce qu’on doit dire dans le sujet choisi » (Branca-Rosoff, 1990, p. 112). C’est ce qui permet à Alain Viala (1987b, p. 35) de dire que pour Batteux, « expliquer (“développer”) un texte, c’est alors explorer son propre moi et déceler les conformités avec l’ordre et la norme. » Et c’est ce travail proprement dit d’appropriation qui légitime la forme de paraphrase que présentent les explications du Cours de

belles-lettres4. Prenant l’exemple de la fable de La Fontaine, « Le chêne et le Roseau », Batteux propose d’appliquer son principe : « Avant que de la lire, essayons nous-mêmes quelles seraient les idées que la Nature nous présenterait sur ce sujet. Prenons les devants, pour voir si l’auteur suivra la même route que nous » (Branca-Rosoff, 1990, p. 112). Voici donc cette sorte de pré-paraphrase que propose Batteux (ibid.) :

Dès qu’on nous annonce le Chêne et le Roseau, nous sommes frappés par le contraste du grand avec le petit, du fort avec le faible. Voilà une première idée qui nous est donnée par le seul titre du sujet . Nous serions choqués, si dans le récit du poète elle se trouvait renversée, de manière qu’on accordât la force et la grandeur au Roseau, et la petitesse avec la faiblesse au Chêne : nous ne manquerions pas de réclamer les droits de la Nature, et de dire qu’elle n’est pas rendue, qu’elle n’est pas imitée. L’auteur est donc lié par le seul titre.

Si on suppose que ces deux plantes se parlent : la supposition une fois accordée, on sent que le Chêne doit parler avec hauteur et avec confiance, le Roseau avec modestie et avec simplicité : c’est encore la Nature qui le demande. Cependant comme il arrive presque toujours que ceux qui prennent le ton haut sont des sots, et que les gens modestes ont raison, on ne serait point surpris ni fâché de voir l’orgueil du Chêne abattu, et la modestie du Roseau conservée. Mais cette idée est enveloppée dans les circonstances d’un événement qu’on ne conçoit pas encore.

1. Cette citation est à ranger parmi la collection de ces remarques qui dévaluent une personne (« le mauvais

élève ») par la forme du discours qu’il peut produire (« la paraphrase ») : cf. infra, p. 177 (3.3.3).

2. Je cite le texte de Batteux dans la réédition partielle qu’en a donnée Branca-Rosoff (1990).

3. Et réédité encore en 1764 sous le seul titre de Principes de littérature (voir Branca-Rosoff, 1990, p. 153.) 4. Ailleurs, Viala (1987a, p. 26) note que Batteux « invente l’explication de textes, qui s’inspire en partie de la

lectio de l’étude des Humanités, mais s’en distingue par le détail de son dispositif » – dispositif que Viala

Il s’agit donc désormais de lire et d’expliquer le texte pour voir se confirmer cette adéquation entre la Nature (ou ce qu’elle donne à penser) et l’œuvre littéraire. Cette vérification engagera nécessairement une paraphrase, assortie de jugements esthétiques, destinés à faire ressortir la qualité spécifiquement littéraire de l’écrivain. Voici quelques exemples significatifs :

Le Chêne dit un jour au Roseau :

Vous avez bien sujet d’accuser la Nature.

Le discours est direct : le Chêne ne dit point au Roseau qu’il avait bien

sujet d’accuser la Nature ; mais vous avez… Cette manière est beaucoup

plus vive : on croit entendre les acteurs mêmes : le discours est ce qu’on appelle dramatique. Ce second vers d’ailleurs contient la proposition du sujet, et marque quel sera le ton de tout le discours. Le Chêne montre déjà du sentiment et de la compassion mais de cette compassion orgueilleuse par laquelle on fait sentir au malheureux les avantages qu’on a sur lui.

Vous avez bien sujet d’accuser la Nature. Un roitelet pour vous est un pesant fardeau.

Cette idée que le Chêne donne de la faiblesse du Roseau est bien vive et bien humiliante pour le Roseau : elle tient de l’insulte : le plus petit oiseau est pour vous un poids qui vous incommode.

La reprise, dans cette dernière proposition, des marques énonciatives du discours direct dans la reformulation est indice clair de paraphrase, comme dans cet autre exemple :

Tout vous est aquilon, tout me semble zéphyr.

Le Chêne revient à son parallèle si flatteur pour son amour-propre, et pour le rendre plus sensible, il le réduit en deux mots : Tout vous est réellement aquilon : et moi tout me semble zéphyr.

Mais Batteux propose d’autres modes de reformulation du contenu, quand il commente les implicites du texte, comme les citations précédentes le laissaient apparaître, ou comme ce dernier extrait le montre clairement, qui établit un parallèle entre ce que le texte laisse entendre et ce que, finalement, le bon sens (soit la Nature) suggère :

Encor si vous naissiez à l’abri du feuillage Dont je couvre le voisinage,

Vous n’auriez pas tant à souffrir, Je vous défendrais de l’orage.

L’orgueil du Chêne était content : peut-être même qu’il avait un peu rougi. Il reprend son premier ton de compassion, pour engager adroitement le Roseau à consentir aux louanges qu’il s’est données, et à flatter encore son amour-propre par un aveu plaintif de sa faiblesse. Mais malgré ce ton de compassion, il sait toujours mêler dans son discours les expressions du ton avantageux. À l’abri, est vain et orgueilleux dans la bouche du Chêne. Du

feuillage dont je couvre le voisinage. De mon feuillage, eût été trop succinct

et trop simple ; mais dont je couvre, cela étend l’idée et fait image. Le

voisinage, terme juste, mais qui n’est pas sans enflure. Je vous défendrais de l’orage. Je… qu’il y a du plaisir à se donner soi-même pour quelqu’un qui

La paraphrase est bien ici une reformulation-expansion du texte ; et même les remarques sur les choix de style relèvent de cette forme de discours métatextuel, dans la mesure où elles semblent (ou font semblant de) porter sur les choix stylistiques des personnages, non sur ceux de l’auteur1.

Les exemples donnés, s’ils montrent bien le lien qu’il peut y avoir avec l’exercice de paraphrase que préconisait la rhétorique depuis l’Antiquité, font également apparaître en quoi la rhétorique a changé de nature : si la paraphrase scolaire était destinée à apprendre à écrire, c’est l’apprentissage de la lecture que vise Batteux2. Pourtant, si les objectifs et les modalités sont différents, il s’agit bien dans les deux cas d’une reformulation d’un même contenu (que la Nature, autrement dit la bienséance, prescrit). C’est bien à la paraphrase rhétorique et à ses techniques discursives qu’emprunte Batteux, inscrivant la naissance de l’explication française dans la paraphrase, ce que ses successeurs directs, quand l’exercice s’imposera à l’Université, ne feront qu’entériner.

1. On reviendra sur cette question infra, chapitre 6, à propos de ce que je nomme la détextualité.

2. « Notre dessein n’est point d’apprendre à parler : c’est d’apprendre à lire et à juger », écrit Batteux :