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Paraphrase = traduction ou paraphrase vs traduction ?

La paraphrase est redite, reformulation, répétition, reproduction – et elle est stigmatisée comme telle. Il est à cet égard logique qu’elle soit encore condamnée, dans de nombreux rapports, comme traduction. C’est ce qui ressort de cette définition :

Paraphraser, je veux dire traduire verbeusement ce que l’auteur avait exprimé en termes précis et définitifs [AL(F) 1893, p. 209].

Un rapport contemporain développe et explicite ce propos, en faisant apparaître le lien entre répétition, traduction et paraphrase :

[Le but de l’explication] est toujours de faire comprendre ce texte, d’en faire sentir, s’il y a lieu, les beautés et les divers mérites, et d’en tirer parti pour l’éducation intellectuelle et morale des élèves. Croit-on arriver à ces résultats en reproduisant sous une forme nécessairement plus imparfaite, souvent médiocre et incorrecte, ce qu’a dit l’auteur ? Traduire de beaux vers dans une prose terne et défectueuse, est-ce un moyen de rendre plus intelligible la pensée du poète et d’éveiller plus sûrement l’émotion qu’elle doit produire ? Il faut absolument renoncer à cette paraphrase stérile [CE 1894, p. 5].

Les termes n’ont pas fondamentalement changé entre 1893 et 1993 :

Répéter [le texte] sous une autre forme […] ne donne lieu qu’à de la paraphrase, paraphrase inévitablement déformante puisque le signifié change toujours avec le signifiant, imperceptiblement si l’on a du talent, souvent assez pour que le texte devienne méconnaissable dans sa traduction paraphrastique [ALM(E) 1993, p. 168].

Néanmoins, une telle proclamation cadre mal avec un autre principe, que nous avons rencontré plus haut1, l’assimilation de l’explication à la traduction. Et un même rapport peut, en 1928, condamner la « paraphrase » - en ce qu’elle ne fait que « répéter le texte en l’affaiblissant » - et prôner la traduction :

Une paraphrase, où l’on se borne à répéter le texte en l’affaiblissant, n’est pas davantage une explication. Après avoir « traduit » le texte, en précisant les significations douteuses, en s’attachant à discerner les nuances, il reste à l’éclairer en s’aidant de la biographie de l’auteur, de l’histoire, de la connaissance du mouvement général des idées, des circonstances particulières où l’œuvre a été composée, des ouvrages de l’époque qui ont pu exercer sur elle une influence [AG 1928, p. 112].

Certes, le mot traduit est entre guillemets. Mais ce n’est pas le cas de nombreux rapports, où l’on invite très clairement les candidats à « traduire » les mots ou les textes, tout en condamnant la paraphrase. C’est le cas par exemple de ces extraits de rapports qui établissent, au début du siècle, un lien entre traduction et commentaire ou entre traduction et interprétation :

[On ne doit pas] se créer une obligation de traduire ou de commenter, sans distinction, tous les mots de la page qu’on est chargé d’analyser et de faire comprendre. Assurément, pour rappeler les expressions de M. Félix Hémon, « la leçon se développant à côté du texte » n’est plus le fléau de l’épreuve, et il faut se garder d’en appeler le retour ; mais « le commentaire purement verbal, la paraphrase monotone et vide »1 ont, plus d’une fois, reparu [AL(H) 1907, p. 383].

Au lieu de traduire et d’interpréter l’on paraphrasait, l’on répétait, - moins bien, - ce qui était justement à expliquer [AG(H) 1909, p. 385].

F. Brunot, quant à lui, dans son entreprise de définition et d’exemplification de l’explication de textes, peut à la fois faire usage du verbe traduire pour expliquer les mots d’un texte2 et condamner la paraphrase3. Dans les années 1940 encore, on pouvait lire :

Beaucoup de commentaires de détail ont été de verbeuses paraphrases : les points évidents sont abondamment commentés, les difficultés passées sous silence ou expliquées à contre-sens. Peu de candidats ont été capables de traduire très exactement les textes de Montaigne, où fourmillent les particularités de vocabulaire [AG(H) 1946, p. 21].

Qu’avons-nous trouvé dans la plupart des devoirs ? Soit la paraphrase du texte […]. Le commentaire littéraire nous paraît être l’épreuve par excellence « qui révèle l’aptitude à entrer dans la pensée d’autrui, à traduire intelligemment cette pensée4 » [Audouze (1949b, p. 7)].

Tous les exemples qui précèdent présentent une caractéristique commune5 : la co-présence, dans un même propos sur l’explication française, de l’exigence de la traduction et du rejet de la paraphrase. Il n’y a évidemment rien d’aberrant à retrouver dans les rapports et dans les ouvrages pédagogiques l’expression du lien entre explication et traduction qui est, on l’a vu, fondateur de l’exercice. Mais ce qui ne manque pas de surprendre est la concurrence, au sein d’une même doctrine, de ce lien et d’un autre lien, celui de la paraphrase et de la traduction : on se rappelle en effet que certains rapports, à toutes les époques, condamnaient la paraphrase comme traduction du texte… Et il est difficile d’admettre que la paraphrase est condamnée comme l’antithèse de l’explication, si l’on pose en même temps une relation d’équivalence entre explication et traduction d’un côté, entre traduction et paraphrase de l’autre.

Il faut en fait aller y voir de plus près. Il y a, sous l’apparente permanence de la condamnation de la paraphrase comme traduction, une évolution des conceptions de la paraphrase selon les époques. Dans les rapports les plus récents, les mots paraphrase et traduction sont considérés comme synonymes : ainsi, on dénonce « la sempiternelle

paraphrase, traduction terme à terme » (CLC 1977, p. 28), la « traduction

1.Les citations sont une reprise du rapport de l’année précédente.

2.Brunot (1895b), cité supra, p. 66 (1.4.2.).

3.Brunot (1895a, p. 113).

4.La citation est tirée du rapport présenté à l’Assemblée Générale de Pâques 1949 du Syndicat des professeurs d’École Normale, dans le Bulletin du 2 février 1949.

5.Qui est devenue pour moi un critère facile de sélection des citations, pour éviter de les multiplier. Précisons ici que les dernières occurrences du mot traduction pour définir l’explication se trouvent dans les années 1960 (voir CLM 1963 et ALM[F] 1964) : je n’ai pas reproduit ici les extraits concernés parce que le mot paraphrase n’y est pas employé.

paraphrastique » (ALM(E) 1993, p. 168) ou la « traduction-paraphrase » (CLC[E]

1994, p. 44)1. S’ils ne sont pas toujours synonymes, les deux mots appartiennent à une

même famille : aussi peut-on parler de « paraphrase répétitive, traductrice ou amplificatrice » (ALM 1980, p. 104), d’un « bavardage informe qui paraphrase ou

traduit le texte » (ALM[E] 1990, p. 144), la « traduction juxtalinéaire » aboutissant

« à une paraphrase et à un résumé » (CLM[I] 1989, p. 84)2.

Et si la paraphrase est interdite, c’est en vertu d’un principe que l’on trouve formulé dans cet extrait de rapport :

Le jury tient également à insister sur l’erreur commise par les candidates qui confondent explication et traduction du texte [ALM(F) 1974, p. 73].

Expliquer n’est plus traduire ; et quand la paraphrase est considérée comme traduction, elle devient illégitime :

Expliquer n’est ni traduire, ni réduire une complication à un « vouloir dire », ni épouser psychologiquement un discours […] La paraphrase ne saurait être considérée comme une paille dans le grain ; elle est et sera sanctionnée comme étrangère à l’explication [CLM(I) 1987, p. 62].

Cet interdit3 s’explique en vertu du principe d’intraduisibilité du texte littéraire, sur lequel on reviendra4. La paraphrase est donc inacceptable en tant que traduction. C’est ce qui explique que lorsque la paraphrase est présentée comme traduction, cela suffit à la disqualifier : il n’est donc pas nécessaire d’affubler de qualificatifs négatifs supplémentaires le mot traduction.

Ce n’est pas le cas dans les plus anciennes références à la paraphrase comme traduction : certes, il n’est pas question de traduire « verbeusement » (AL[F] 1893, p. 209), de « traduire de beaux vers dans une prose terne et défectueuse » (CE 1894, p. 5). Mais, somme toute, la même chose pouvait être dite des exercices stricts de traduction, qu’il s’agisse de traduire en français un texte en langues anciennes ou en ancien français, ou qu’il s’agisse de thèmes grec ou latin, comme c’est le cas respectivement dans les exemples suivants :

1.Voici d’autres exemples dans les manuels : « Il s’agit d’un commentaire et non d’une paraphrase. C’est-à-dire qu’il est inutile de se contenter de reformuler le texte, ou de prétendre le traduire ! » [Armonville (1991, p. 98)] ; « Éviter la paraphrase […] éviter les pièges de la “traduction” paraphrasée des éléments signifiants » [Eterstein et al. (1995, p. 268)] ; « les principaux défauts des explications entendues trop souvent aux oraux du CAPES : paraphrase, traduction en français « moderne » de ce que l’auteur a déjà écrit, beaucoup mieux » [Ravoux Rallo et al.(1996, p. 8)].

2.Autres exemples : pour classer les procédés d’explication « en ordre décroissant de maladresse », on établit la liste suivante : « la paraphrase, la description, la traduction, l’analyse psychologique et l’inventaire thématique » ALM(E) 1991, p. 163 ; on parle ailleurs, toujours pour l’explication française, d’une « traduction juxtalinéaire pervertie par la paraphrase ou l’émiettement » (CLM[I] 1988, p. 56) ou du « terrible défaut de la

paraphrase (quand ce n’est pas une espèce de “traduction”) » (1989 CLM, p. 37).

3.Exprimé ailleurs : une « traduction juxtalinéaire » aboutit « à une paraphrase et à un résumé qui n’ont rien à voir avec l’explication littéraire » (CLM[I] 1989, p. 84). Cf. encore : « Expliquer un poème ne revient [pas] à en donner une traduction en prose (car le poème n’est pas une énigme à déchiffrer) » (ALC[E] 1990, p. 65) ; « Expliquer un poème ne consiste pas à le “traduire” en une prose claire » [ALC(F) 1965, p. 39].

Le jury a été frappé de l’absence de méthode : on ne fait plus aucune construction ; on donne le sens en gros, sans indiquer comment les mots doivent être assemblés ni comment on les traduit, - en éludant toutes les difficultés, en évitant toute précision. Ce n’est plus traduire ; c’est donner une paraphrase qui ne sert à rien, et qui n’est pas probe [AG(H) 1913, p. 383].

Trop de candidats, au lieu de donner du texte une véritable traduction, se contentent d’une paraphrase » [1930 AL(H), p. 299].

[L’un des défauts] consiste à paraphraser plutôt qu’à traduire le texte français, à n’en donner qu’une traduction lâche et inexacte [AL(H) 1886, p. 88].

En général, les traductions sont trop peu simples et trop peu directes : on paraphrase, on contourne, on réduit, ou l’on fausse le sens, on se contente d’à peu près [AL(H) 1935, p. 9].

Cette dichotomie ressortit à l’opposition entre traduction et paraphrase, que l’on trouvait déjà chez Charles Rollin, la paraphrase désignant une traduction trop libre1 : c’est en fait dans le combat entre les traductions et les paraphrases au XVIIe siècle que l’on peut trouver l’origine de sa disqualification2. Or, dans la plupart des anciens rapports, la paraphrase est condamnable non pas en tant que traduction, mais en tant que traduction « non probe », pour son insuffisance, son manque de précision.