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Le rejet de l’amplification

Ce qui est en cause fondamentalement est en fait l’amplification. Et l’on sait que c’est sur cette question de l’amplification notamment que se joue la mise en cause d’un enseignement rhétorique3 : de même que les programmes de 1880 condamnent les « amplifications stériles »4 en composition française5, de même les rapports rejettent, dans l’explication française, l’« amplification verbeuse » (CE 1897, p. 236), « les amplifications de pure rhétorique » (AG 1902, p. 129), « le rhétorique, […] l’amplification et le délayage » (AL(F) 1903, p. 385).

C’est cette tendance à l’amplification que l’on nomme paraphrase :

1.Traité des Études, Livre II, chapitre I, article III, « De la traduction » [Rollin (1855 [1726], p. 125)]. Cf. supra,

p. 46 (1.2.4.).

2.Cf. supra, p. 103 sq. (2.1.5.).

3.Cette mise en cause de l’enseignement rhétorique, si elle aboutit dans les pratiques à l’éradication de la rhétorique à la fin du XIXe siècle seulement, date déjà du siècle précédent ; et c’est à ce titre que l’amplification rhétorique est condamnée dès cette époque, par exemple dans le Dictionnaire philosophique de Voltaire (article « amplification ») ou dans l’Encyclopédie (article « Études »). Voir Snyders (1965), p. 364 sq.

4.Arrêté du 2 août 1880 définissant le plan d’études de l’enseignement secondaire classique (J. Ferry), Bulletin

Administratif de l’Instruction Publique, 1880, p. 976.

5.Cf. Lanson (1903, p. 175 sq.) : « Il est plus salubre pour de jeunes esprits d’être exercés à résumer qu’à délayer, à simplifier qu’à amplifier. Je m’imagine que le modèle de la composition littéraire de l’avenir dans notre enseignement secondaire devra être, non point les harangues des Conciones ni le discours académique, ni l’article de Paradol ou de Lemaître, mais le rapport d’affaires : l’exposé exact, ordonné et lumineux, sans éloquence, sans poésie, sans artifice littéraire, d’une question déterminée, dont la solution dépend d’un choix et d’un examen des faits. »

Naguère on n’expliquait pas assez ; on croit maintenant expliquer mieux parce qu’on amplifie davantage, comme si l’explication vraie, qui entre au cœur des choses, n’était pas justement le contraire de la paraphrase, qui déploie tout autour le luxe banal de ses phrases vides [CE 1898, p. 329].

Brunot (1895a, p. 113) écrivait ainsi :

Expliquer un morceau de français ne consiste pas, comme on le croit trop souvent, à substituer des variations oratoires à l’examen direct et serré des œuvres. Cette méthode – outre qu’elle est dangereuse à plusieurs, qui, faute de dons spéciaux, tombent dans la paraphrase ou déclament dans le vide en pensant atteindre à l’éloquence – n’est pas la bonne1.

Les dictionnaires de l’époque, désirant rendre compte du sens péjoratif que peut

prendre le mot2, en disent autant : pour Laveaux, par exemple, en 1828, paraphraser

Signifie aussi3 amplifier, étendre dans le récit. Vous ne rapportez pas le

discours comme il est, vous le paraphrasez. On dit absolument qu’il ne faut pas paraphraser, pour dire qu’il faut dire les choses simplement comme

elles sont, sans les augmenter. Dites la chose comme elle est, sans

paraphraser.

La paraphrase peut en effet, selon Larousse (1874), être ainsi définie :

Traduction trop étendue : Cette traduction n’est qu’un lourde paraphrase. Discours ou écrit verbeux ou diffus : Il pouvait dire la même chose en deux

mots, il nous a fait une longue paraphrase fort ennuyeuse. (Acad.)

Aussi le paraphraseur est-il, pour Littré (1863),

celui qui amplifie verbeusement les choses en les rapportant.

La paraphrase est clairement une amplification, au sens rhétorique du terme, d’une chose qui peut être aussi bien, comme le montrent les citations ci-dessus, le texte

pris comme objet de discours que son contenu même4. La paraphrase, perçue comme

verbeuse5, comme l’amplification, nuit à la précision, qualité première de

1.En 1939 encore, l’auteur d’une Méthode pour l’explication de texte, L. Geslin, croyait devoir « prémunir contre la paraphrase ou l’éloquence » (p. V).

2.Sens péjoratif qui n’est pas dominant avant le XXe siècle. Sur l’évolution sémantique du mot paraphrase dans les dictionnaires, voir le passage que C. Fuchs (1980) lui consacre dans sa thèse, p. 16-19.

3.Outre ses acceptions neutres ou mélioratives.

4.On trouve encore, en 1943, un rejet clair de la paraphrase comme amplification, dans un manuel de l’abbé Guéry (1943), à propos de l’explication française, forme possible de la composition française au baccalauréat : « Deux défauts à éviter : le résumé et la paraphrase » ; et il ajoute, pour définir celle-ci : « trop de candidats se laissent aller à l’amplification » (p. 46 sq.). Cf. encore les troisième et quatrième définitions de la paraphrase par Bénac : « 3. Traduction inexacte qui amplifie un texte. 4. Bavardage, à propos d’un texte, qui le répète en termes diffus, sans l’expliquer » (Bénac, 1949, s.v.).

5.Il faut ici noter la solidarité entre ces qualificatifs et le substantif paraphrase : une paraphrase est souvent

verbeuse, ou désigne une production (commentaire ou traduction notamment) verbeuse. Plusieurs dizaines

l’explication, comme l’affirme M. Roustan, dans la préface de son Précis d’explication

française (1911, p. VII) :

La plus étincelante virtuosité ne saurait tenir lieu d’exactitude : « Que les amplificateurs et les fantaisistes à outrance se le tiennent pour dit, déclare un Rapport1 : on veut de la précision et de la méthode. »

Cette exigence de précision2 est une constante des jurys de 1880 à 1920 environ : il est inutile de multiplier les citations3, mais en voici une significative :

Lire en expliquant, ce n’est pas noyer indistinctement tous les textes sous le flot monotone d’un commentaire verbal, c’est préciser, distinguer, choisir, pour caractériser [AL(H) 1908, p. 3834].

J’ai souligné dans cette citation les mots des Instructions officielles de 1909, où la paraphrase est aussi du côté du délayage, de l’amplification, dans la définition de l’explication française pour le second cycle :

Tous les conseils possibles sur la manière de diriger une explication paraissent tenir en ces deux mots : choisir et préciser : choisir un texte intéressant […] ; préciser, c’est-à-dire voir les difficultés, les faire voir, et, après discussion, les résoudre, éviter la digression qui fait perdre de vue le texte, la paraphrase qui l’énerve5.

La paraphrase, comme amplification incompatible avec les exigences de l’explication, énerve le texte6, tout autant qu’elle énervait les textes pour ses détracteurs quand, deux siècles plus tôt, elle se donnait comme traduction amplifiée : Du Breton considérait ainsi que les paraphrases, « en allongeant les pauvres Autheurs, les énervent tout à fait » ; pour Jean Nicole encore, toujours par opposition à la

1.Roustan ne précise pas de quel type de rapport il s’agit.

2.Dont l’origine est à trouver dans le développement d’une approche scientifique de la littérature, qu’autorise la renaissance de la philologie.

3.Contentons-nous de quelques citations qui mettent en opposition précision et paraphrase. On reproche aux candidats « les paraphrases et les commentaires verbeux au lieu d’observations nettes et précises » (AL 1892, p. 6) ; « J’ajouterai que trop souvent l’explication des textes manque de précision, qu’on nous donne un verbiage confus au lieu du mot juste et une paraphrase à la place d’un vrai commentaire. » (AL 1888, p. 438) ; « Parmi nos jeunes filles, il n’en est plus guère qui substituent, comme autrefois, la paraphrase à l’explication précise du texte » (CL[JF], 1913, p. 283).

4.Deux ans auparavant, on pouvait lire, sous la plume du même rapporteur (F. Hémon) : « Ce qui tend à disparaître, c’est le commentaire purement verbal, la paraphrase monotone et vide ou la leçon se développant à propos et à côté du texte. On n’explique pas toujours avec justesse ; mais l’on essaye enfin d’expliquer. Ce qui ne s’affermira qu’à la longue, c’est l’esprit de précision, de méthode et de choix » [AL 1906, p. 217].

5.Instructions du 22 février 1909, déjà citées. Les mêmes instructions disent, pour les classes élémentaires,

qu’« il ne suffit pas de bien choisir le texte, il faut choisir aussi les observations qu’il appelle […]. Tout expliquer par le menu énerverait l’attention en la dispersant » (p. 67). S’agissant de l’enseignement des jeunes filles : « Tous les conseils qui pourraient être donnés sur la manière de diriger une explication paraissent tenir en deux mots : choisir et préciser. Choisir dans le morceau seulement ce qu’il est utile d’expliquer. Le choix fait,

préciser le sens des mots expressifs qui traduisent l’idée ou le sentiment. »

6.Comme l’ornementation inutile chez le mauvais orateur qui « énerve les plus grandes vérités par un tour vain et trop orné » pour Fénelon, dans le chapitre sur le « projet de rhétorique » de sa Lettre à l’Académie (Fénelon, 1970 [1714], p. 54).

traduction, la paraphrase « affaiblit le raisonnement et énerve l’Autheur à mesure qu’elle l’estend »1.

3.1.5. Une évolution des conceptions de la paraphrase… et de l’explication de texte