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La finalité morale de l’explication : une source de paraphrase

1.3. LA PLACE DE LA PARAPHRASE DANS L’APPROCHE SCOLAIRE DES

1.4.3. La finalité morale de l’explication : une source de paraphrase

Dans les exemples ci-dessus, la paraphrase se justifiait par la nécessité soit d’expliquer le sens des mots ou des expressions du texte, soit de discuter les idées de l’auteur. Mais l’explication française se doit de passer du sens littéral au sens

littéraire1, comme le dit clairement Lanson (1925, p. 46) :

Quand ce travail de mot à mot, pour ainsi dire, est achevé, alors il s’agit de passer du sens littéral au sens littéraire.

Ce sens littéraire peut consister en « une étude de goût, une analyse de sensations esthétiques », ou encore « une recherche de l’usage et des applications actuelles de l’œuvre étudiée » (ibid., p. 49). Comme le dit Michel Charles (1978, p. 145), qui cite ce passage :

L’explication littéraire se double ici d’un commentaire moral.

Or, cette visée morale du commentaire est elle-même source de paraphrase. En témoignent par exemple les conseils méthodologiques proposés dans un traité de 1913, destiné aux élèves de l’école primaire, Les Lectures littéraires de l’école, par P. Philippon et Mme Plantié ; les auteurs se posent la question de l’« adaptation » des lectures aux élèves de l’école primaire, et affirment (1913, p. 7) :

Nous ne voyons qu’un moyen d’intéresser immédiatement l’élève aux textes ; c’est de prendre notre point de départ dans son expérience même ; nous devons, à tout prix, associer le sujet même du morceau à une parcelle de l’acquis moral de l’élève, à l’une de ses idées, à l’un de ses souvenirs, à l’un de ses sentiments […].

Bien que limitée, l’expérience d’un élève du cours moyen ou du cours supérieur est pourtant suffisante déjà pour permettre cette sorte de traduction ou d’adaptation nécessaire.

Une telle conception amène nécessairement à la conclusion suivante2 :

Expliquer, c’est ainsi, en un sens, faire vérifier certaines assertions de l’écrivain par l’élève, à l’aide de sa propre expérience. Et la jeune expérience

1. Cette dichotomie était déjà en vigueur à la naissance de l’explication française : voir supra, p. 57 et note 3

(1.3.2.).

2. Ibid., p. 9. Notons que les auteurs, à la même page, signalent la paraphrase comme un « écueil » de

de l’élève peut déjà, nous l’avons dit, permettre cette transposition fort intéressante du texte.

On lit la même chose dans un autre traité de la même époque, destiné tant à l’école élémentaire qu’à l’enseignement secondaire, rédigé en 1912 par M. Sarthou sur la manière d’expliquer les auteurs français ; voici pour lui la quatrième partie d’une explication bien menée1 :

Analyser et commenter les idées. – On les dégagera d’abord de la forme dont l’auteur les a revêtues : c’est là un exercice assez difficile ; on se contente d’ordinaire de lire ou de réciter quelques-unes des phrases les plus importantes, ce qui est tout à fait insuffisant. Les élèves doivent prouver leur

complète intelligence du texte en exprimant à leur tour, sans son soutien, les idées qu’il renferme.

Ce principe ne peut que déboucher sur une paraphrase, comme le montrent les explications modèles données par les auteurs : l’explication réside en partie dans le

développement du contenu moral du texte, qui consiste en une actualisation, une adaptation – pour reprendre le mot de Philippon et de Plantié – de la pensée de

l’auteur. Pour Lanson, outre « une étude du goût » (Lanson, 1925, p. 49) dans la perspective d’une « éducation esthétique » (Lanson, 1903, p. 187), l’explication de texte permettait « une recherche de l’usage et des applications actuelles de l’œuvre

étudiée » (Lanson, 1925, p. 49)2, en vue d’une « formation de la conscience

intellectuelle, morale et civique par l’étude littéraire » (Lanson, 1903, p. 187)3. L’utilité morale de l’explication explique certains sujets de composition française qui portent sur l’explication ou le commentaire d’un texte littéraire4, où le candidat est invité, jusque dans les années 1930, à discuter de la valeur morale du texte5.

1. Sarthou (1912, p. 3 sq.) ; le même contenu, à la lettre près, se trouve dans Sarthou (1916, p. 3 sq.). Le

soulignement est de l’auteur.

2. On a vu supra (p. 59 [1.3.3.]) la place des « applications morales » dans les explications d’un abbé Drioux. Cf.

cette remarque d’un auteur de manuel plus récent (et laïque) : « Ce commerce intime avec les bons auteurs contribue puissamment à perfectionner notre style et nos goûts artistiques et, ce qui vaut mieux encore, à nourrir notre esprit et notre cœur de grandes pensées et de nobles sentiments » (G. Baconnet, 1923, p. 6).

3. Cette leçon, professée à l’École des Hautes Études Sociales, a été regroupée avec d’autres (ayant pour auteurs

Lavisse, Croiset, Seignobos, entre autres), sous le titre L’Éducation à la démocratie. Le titre explique le sens du propos de Lanson, qui l’explicite dans cet autre passage (p. 162) : « Voici donc le triple but qui nous est assigné, intellectuel, moral et civique. Nous n’avons pas le droit, sous prétexte d’une tradition ancienne, et antérieure à la démocratie, de l’enseignement littéraire, et sous prétexte d’un goût, d’une opinion personnelle, nous n’avons pas le droit de nous refuser à ce devoir, et de dire : “Nous enseignerons la littérature littérairement, c’est-à-dire esthétiquement ; nous formerons le goût, nous exciterons l’imagination, nous affinerons la sensibilité. Nous ferons ou nous essaierons de faire des artistes. Nous en raterons mille, mais nous en réussirons un. Et notre devoir sera rempli. Le reste ne nous regarde pas.” Nous n’avons pas le droit de dire cela. »

4. Soit en moyenne environ 20% des sujets (avec une petite variation selon les années), selon le relevé d’A. Prost

de 1912 à 1964 (1982, p. 68), confirmé par l’analyse des annales du baccalauréat de 1934 par A.-R. de Beaudrap (1994, p. 10), ainsi que par l’étude statistique d’un corpus de 2000 sujets d’examen de trois épreuves (baccalauréat, brevet supérieur et diplôme de fin d’études des lycées de jeunes filles) de 1881 à 1924, effectuée par C Decomps (1992, p. 133) : cette dernière note que dans les sujets de commentaires « la part des enjeux moraux est […] assez considérable : le quart des indications apportées par le jury. »

5. Voici quelques exemples, que j’emprunte à Prost (1982, p. 69), à Beaudrap (1994, p. 11), à Jey (1998, p. 103

sq.) : « Vous étudierez les quelques vers qui suivent et vous ferez à leur sujet les remarques littéraires ou morales

qui vous paraissent à propos. » (1912 ; Il s’agit d’un extrait d’Horace) ; « Vous déterminerez, d’après ce passage, le caractère d’Alceste, en signalant les mérites qui le rendent sympathiques, et le défaut (“Je veux qu’on me distingue…”) où risque de tomber ce très honnête homme. » (1912) ; « Que pensez-vous de cette définition

Cette finalité morale de l’explication est inscrite dans les textes officiels depuis le début, comme le montre cet extrait des Instructions officielles de 18901 :

L’enseignement des lettres sera moins littéraire mais plus philosophique et plus humain ; il deviendra à sa manière une véritable leçon de choses morales professée par des écrivains de génie2.

Et rien ne démentira jamais le primat de l’éducation morale dans l’explication de texte, jusqu’à une période très récente, que ce soit dans les Instructions officielles3 ou dans leur exégèse par des Inspecteurs Généraux4.

Faut-il s’étonner si l’exigence morale de l’explication, qui doit adapter,

transposer, appliquer, nous dirions sans doute aujourd’hui actualiser les leçons du

texte, lui donne, par moment, un tour paraphrastique ? On pourrait évidemment multiplier les exemples, glanés dans des manuels : nombreux sont les modèles d’explications qui empruntent à la paraphrase ses oripeaux, quel que soit le niveau de classe envisagé : résidu assez logique de la rhétorique, comme le note C. Decomps (1992, p. 134) :

du bonheur donnée par Marot ? Êtes-vous en tout point de son avis ? » (1912) ; « Vous ferez quelques

observations sur les traits caractéristiques du conteur satirique chez Voltaire et vous discuterez l’opinion. » (1934).

1. Instructions officielles de 1890, Bulletin Administratif de l’Instruction Publique, 1890, tome II, p. 451. 2. Comme le note M. Jey (1996, p. 166), « la Commission reprend le mot de Jules Ferry, qui inspira la réforme

de 1880 : “les leçons de choses à la base de tout”. » Cf. ce titre de manuel, de la même époque, assez révélateur : Charles Delon (1887) La leçon de choses. Théorie et pratique. Avec un appendice sur la lecture expliquée, qui affirme, en introduction de cet appendice : « La lecture expliquée offre avec la leçon de choses les plus étroites affinités, tant pour le fond que pour la forme. »

3. « La lecture expliquée […] est aussi le principal instrument d’éducation morale. Il est donc indispensable qu’il

reçoive toute sa valeur éducative autant qu’instructive […]. Comme ces beautés ne sont pas de pure forme, [la lecture expliquées est] un exercice dont la valeur morale ne saurait être surfaite » (Instructions de 1909 [Delagrave, 1911], p. 83) ; « […] le souci toujours présent (à peine est-il besoin de le dire) de l’éducation morale » (Instructions de 1925, classes de sixième, cinquième, quatrième [Vuibert, 1925], p. 30.) ; « On s’en peut promettre un profit décisif pour la formation du goût et pour l’affermissement du jugement moral chez nos jeunes gens » (1925, classes de troisième, seconde, première [Vuibert, 1925], p. 34) ; « C’est à travers une page de français qu’on pourra lui faire saisir le plus aisément les réalités concrètes et les réalités morales du passé comme de notre temps » (Instructions de 1938 [Vuibert, 1938], p. 22) ; « [Les professeurs] veillent à ce que tout texte retenu contribue à la formation intellectuelle, esthétique, morale des élèves » (Instructions pour le collège de 1977 [CNDP, 1977], p. 59). L’importance donnée ces derniers temps à la formation civique de l’élève et au rôle du français dans celle-ci donne à penser que la discipline vise toujours la « formation de la conscience intellectuelle, morale et civique par l’étude littéraire » (ce sont les mots de Lanson : voir supra, p 70, note 3). Il en est de même en Belgique : pour le Ministère de l’Instruction publique (Instructions provisoires concernant la

réforme de l’enseignement moyen. Français, 1952), l’un des buts de la lecture est de façonner « le goût et le

jugement des élèves sur des œuvres qui attestent les grandes valeurs humaines » (cité par Dufays et al., 1996a, p. 21) ; pour la Fédération de l’enseignement moyen catholique (Programme et directives. Français, 1962), la lecture a pour but de donner aux élèves des « cadres de pensée, de leur faire prendre conscience de leur richesse intérieure et de parfaire leur expérience au contact des grands esprits » (ibid.) ; pour la Fédération nationale de l’enseignement technique catholique (Langue maternelle. École professionnelle secondaire supérieure, 1964), il s’agit par la lecture de « former le jugement, de le guider, de faire naître et de cultiver une morale saine et chrétienne » (cité par Dufays et al., 1996a, p. 21).

4. Cf. l’« Instruction du 5 juin 1953 concernant la formation morale par l’explication des textes français »,

reproduite dans le Memento publié par le Ministère de l’Éducation Nationale (1953, p. 25) : « Il y a peu de textes littéraires, de grands textes – et c’est à ces grands textes que doit être prise la substance de l’enseignement littéraire dans toutes les classes, – qui ne comportent pas d’appréciation morale. » Les écrits et les paroles des Inspecteurs généraux avaient d’autant plus d’importance dans les années 1950-1960 qu’ils devaient remplacer les textes officiels manquants, puisque les Instructions officielles de 1938 étaient encore en vigueur en 1977.

L’explication de texte, qui entendait par la rigueur de sa méthode renouveler l’approche de la littérature, retrouve ainsi ce formalisme rhétorique qu’elle espérait tant dépasser. La spécificité des textes compte finalement moins que l’approfondissement personnel dont ils sont l’occasion.

1.4.4. La reformulation recommandée par les Instructions officielles comme aide à