• Aucun résultat trouvé

Le cadre conceptuel du jugement trans-historique de paraphrase

3.2. LE JUGEMENT TRANS-HISTORIQUE DE PARAPHRASE

3.2.2. Le cadre conceptuel du jugement trans-historique de paraphrase

De tels anathèmes cependant ne sont pas dénués de fondement, ou, plus exactement, se réfèrent à des présupposés théoriques qui dessinent un cadre conceptuel dont il convient maintenant de rendre compte. On partira d’un texte assez représentatif, l’exégèse par Michel Descotes (1989) du texte officiel de 19874 qui institue et définit la lecture méthodique. Descotes sollicite ce texte pour en faire, malgré sa lettre, le garant d’un discours de rupture – semblable à celui que l’on a pu analyser plus haut à

propos du commentaire composé5. Ce n’est pas le lieu d’interroger la validité d’un tel

1.Pour illustrer le flou dans les attentes concernant le commentaire de texte, contrairement à l’évidence proclamée par Beaudrap, voici deux définitions du commentaire composé de 1969, par deux auteurs de manuels des années 1970, qui comparent tous deux ce sujet (appelé sujet 2) du baccalauréat à la discussion du sujet 1 « Le caractère littéraire du texte choisi pour être résumé [dans le sujet 1] était, on l’a vu, gommé, l’accent étant

mis surtout sur la fonction référentielle (informative, explicative) du langage. Avec le second sujet, c’est l’inverse : la fonction poétique ou esthétique l’emporte » (Barbéris, 1977, p. 24). « Montrer son [du texte]

intérêt, du point de vue de sa teneur, c’est-à-dire de ses idées, ce qui nous fait penser à la deuxième partie du [sujet 1], quoique d’une façon beaucoup plus vaste, car l’intérêt du texte ne se limite pas à l’évolution d’un problème, mais peut être de tout ordre, et consister dans les idées, la psychologie, la révélation apportée sur

l’auteur, les sentiments, l’univers que nous découvrons, etc. » (Bénac, 1970, p. 18).

2.Qui veulent, dans La littérature du collège, rendre compte de « la fracture qui a déséquilibré l’enseignement du français à partir des années 70 » (ibid., p. 84).

3.Citons simplement encore ces mots de M. Jey (1996), pour qui la praelectio, qu’elle considère comme l’ancêtre de l’explication française, est une forme de paraphrase (p. 153), et qui, dans son analyse des manuels de méthode pour l’explication de texte, note, s’agissant de celui d’ A. Dubrulle (1900) : « l’explication se présente en effet comme un commentaire mot à mot, souvent proche de la traduction, d’une simple paraphrase » (p. 173).

4.Arrêté du 14 mars 1986 fixant les programmes de la classe de seconde, dans le Bulletin Officiel spécial n° 1 du 5 février 1987.

5.Voici un exemple de torture du texte officiel : quand celui-ci affirme que « les exigences d’une lecture méthodique permettent de donner plus de rigueur et plus de force à ce que l’on nomme d’habitude explication », ce qui inscrit la lecture méthodique dans la continuité de l’explication traditionnelle (en tentant – comme l’avait

discours1 : ce qui compte est de poser les conséquences qu’il peut avoir dans la construction d’un cadre conceptuel qui rejette dans la paraphrase l’explication traditionnelle.

Voici reproduite l’analyse de la définition officielle de la lecture méthodique que propose Descotes (1989, p. 24 sq.), qui reprend le texte de 1987 mot à mot (ci-dessous en italique), en l’accompagnant d’un commentaire (ci-(ci-dessous en retrait et en caractères romains2) :

Ce qu’elle refuse :

Ne peut-on voir dans ce qui est refusé quelques perversions de l’explication de texte souvent dénoncées ?

1 – elle rejette la paraphrase ;

Elle ne produit pas une traduction du sens du texte par une sorte de mise à plat du signifié.

2 – elle ne mime pas, passivement, le développement linéaire du texte ;

Elle ouvre de nouveaux parcours (autres que linéaires) dans le texte et recourt pour cela à de nouveaux outils de lecture ; elle prend en compte d’abord la forme comme source du sens.

3 – elle n’attribue pas à l’auteur, a priori, une intention ;

C’est une lecture très ouverte qui donne la primauté à l’acte de lire, ce qui exclut des formulations du type : « Qu’a voulu dire l’auteur ? »

4 – elle ne suppose pas que le contenu et la forme puissent être dissociés ;

Elle se fonde au départ sur la forme comme origine du sens (cf. hypothèse n° 1 de la sémiotique : « Ce que nous pouvons connaître de la signification est forme et non substance3. »)

5 – elle ne s’enferme pas dans des préjugés esthétiques.

Ne partant pas de normes qui définiraient ce qu’est un « beau texte », elle s’efforce de mettre en évidence le travail effectué par l’écrivain sur la langue (repérage du projet et des procédés d’écriture) pour produire des effets de texte.

fait Clarac en son temps – de lui redonner « rigueur » et « force »), Descotes (ibid., p. 27) souligne la « distance

prise par rapport à l’explication de texte […] renvoyée à un passé révolu » ; de la même manière, Pagès (1989, p. 8) pose que « l’explication de texte […] relève d’une toute autre conception de la communication littéraire que la lecture méthodique », créditée, elle, « du privilège d’une sorte de lucidité épistémologique » ; Langlade enfin, dans Descotes coord. (1995, p. 23) affirme : « La lecture méthodique introduit, par rapport à l’explication de texte, une triple rupture : herméneutique, didactique et pédagogique. » C’est l’option qu’il défend dans sa thèse (1995) : pour lui, en ce qu’elle cherche à retrouver un sens plutôt qu’à le construire, « l’explication de texte risque donc de conduire, paradoxalement, à la négation de la lecture, au degré zéro de l’herméneutique littéraire. » (p. 148) ; et si la lecture méthodique n’est pas totalement étrangère à l’explication de texte et à l’étude linéaire, « elle ne saurait se limiter à un commentaire au ras du texte car, nous le savons bien, celui-ci a de forte chance [sic] d’engendrer la paraphrase ligne à ligne et sans perspective d’ensemble. » (p. 159).

1.Mais il est assez facile, empiriquement, de mettre en cause cette rupture épistémologique, en observant le peu de temps qui sépare les textes officiels et les ouvrages de méthodologie sur la lecture méthodique, ce qui fait supposer que les données n’ont pas fondamentalement changé. Lire les rapports de jurys de concours ou les manuels scolaires permet de repérer les continuités flagrantes dans le discours sur le texte littéraire et sur son

explication ou sur sa lecture…

2.Je souligne en gras ce qui sera particulièrement exploité plus loin.

3.Etranges citation et détournement des concepts. Renvoyons au Lexique sémiotique de Rey-Debove (1979) : « L’emploi vulgaire de forme opposé à contenu, sens, fond n’a pas cours en sémiologie » ; et c’est bien évidemment dans cet emploi vulgaire que les termes « forme » et « sens » sont employés dans le texte officiel, comme depuis plus d’un siècle, avant même le germe de l’idée de sémiotique… Quant aux mots « forme » et « substance » en sémiotique, ils sont empruntés à Hjelmslev, sauf erreur, qui a isolé une forme et une substance de l’expression ainsi qu’une forme et une substance du contenu…

Dans le commentaire de Descotes, j’ai souligné (en gras) les expressions qui me semblent établir un réseau de sens – ce qui fait ressortir la manière dont son exégèse tire du côté du formalisme le plus pur le texte officiel. Isolons les principes fondamentaux qui sont ici énoncés, fruits d’une transposition didactique des théories du texte littéraire développées à partir des années 19501 :

- l’intention de l’auteur n’est pas le guide de l’explication ;

- il n’y a pas de sens préexistant au texte, que le texte aurait à traduire ;

- la forme génère le sens.

Ces principes se trouvent déclinés sous diverses formes dans des textes récents, qu’il s’agisse d’Instructions officielles :

L’explication […] saisit dans le détail les traits marquants de la facture, qui n’est pas une manière de dire, mais qui, génératrice du sens, constitue la substance même du texte2.

[Le libellé du sujet de commentaire composé] ne devra pas laisser croire qu’un texte littéraire ne fait que « traduire » un sens préexistant. Il pourra au contraire suggérer – dans l’esprit des instructions en vigueur – que, dans un texte littéraire, « la facture est génératrice de sens3. » C’est la raison pour laquelle une étude séparée du « fond » et de la « forme » laisserait échapper l’essentiel. La signification est inséparable de la forme qui la constitue et la propose4.

De manuels :

L’exercice [de commentaire composé] ne se justifie que si l’on comprend bien qu’un texte est une “forme-sens” » [Guichard S. (1990), p. 87].

C’est cette unité entre ce qu’on appelle traditionnellement le « fond » et la « forme », qui différencie les textes littéraires des textes philosophiques [Bergez D. (1986), p. sq.].

Ou de rapports de jurys :

Expliquer n’est ni traduire, ni réduire une complication à un « vouloir dire », ni épouser psychologiquement un discours […] La paraphrase a sévi au long de ce concours [CLM(I) 1987, p. 62].

Rappelons enfin que le sens du texte procède de sa forme [ALC(I) 1989, p. 41].

Proscrire tout ce qui ressemble à des formules comme « ce mot souligne… », « on retrouve ici… », « l’auteur nous parle de… » « cette expression traduit… », qui participent d’une conception erronée et tenace du texte comme mise en forme d’un sens préalable [ALM(E) 1989, p. 175].

1.On analysera plus loin (chapitre 4) les sources où puisent ces principes.

2.Programmes et instructions pour les classes de seconde et de première, Bulletin Officiel spécial n° 1 du 5 mars 1981, p. 49.

3.Citation des Instructions officielles reproduite ci-dessus.

Ce qu’il dit, lui seul peut le dire – sinon ce n’est pas un texte littéraire -, mais ce qu’il fait est formulable dans un autre langage que le sien. Au reste, il n’est pas de mauvaise théorie de penser qu’un texte opère plus qu’il n’exprime et produit plus qu’il ne traduit [ALM(E) 1993, p. 168].

« Signification » avons-nous dit, le mot est sans doute impropre et en partie responsable, par le malentendu qu’il induit, de la mauvaise qualité des explications de texte, à l’agrégation comme ailleurs. Car il désigne un contenu, un signifié : au niveau de la phrase, ce qu’elle « veut dire ». Or, elle ne veut rien dire d’autre que ce qu’elle dit et qui est évident. Le répéter sous une autre forme […] ne donne lieu qu’à de la paraphrase, paraphrase inévitablement déformante puisque le signifié change toujours avec le signifiant [ALM(E) 1993, p. 169].

C’est donc sur ces principes que s’est construite la lecture méthodique, dernière expression scolaire de la lecture littéraire. Revenons, dans ce cadre, à ce qui nous importe directement, la place de la paraphrase dans cette conception de la lecture littéraire : on se rappelle qu’elle est placée en tête de la liste de ce que « rejette » la lecture méthodique ; mais Descotes, par son interprétation, crée une équivalence entre chaque élément de la liste et la paraphrase. C’est en effet ce qui apparaît si l’on rétablit le raisonnement sous-jacent à ses propos : si la lecture méthodique « rejette la paraphrase », dit Descotes, c’est qu’« elle ne produit pas une traduction du sens du texte par une sorte de mise à plat du signifié », impossible si, comme il se doit, on « prend en compte d’abord la forme comme source du sens », ou si l’on « se fonde au départ sur la forme comme origine du sens », « ce qui exclut des formulations du type : “Qu’a voulu dire l’auteur ?” » au profit de la mise en évidence du « travail effectué par l’écrivain sur la langue […] pour produire des effets de texte1. »

Cette conception de la forme comme génératrice du sens, posée comme étant propre au texte dit littéraire2, est ce qui légitime l’interdit de la paraphrase : une forme ne traduit, n’exprime pas un sens préalable, mais le génère3 : il n’est donc pas possible

d’isoler ce sens et de le traduire à son tour en d’autres termes4. On trouve explicitement cette idée dans certains rapports de jurys de concours, comme le montrent les extraits cités plus haut, mais j’emprunterai à un manuel d’aide à

1.Je ne fais là que reprendre textuellement les mots mêmes de Descotes, que j’ai plus haut soulignés en gras.

2.Cf. les Instructions officielles : « Le texte littéraire, plus que tout autre, se prête, par le travail d’écriture qu’il implique, à l’observation des pouvoirs du langage et à l’exploration des effets de sens. » (Bulletin Officiel spécial n° 1, 5 février 1987, p. 7). Cela peut d’ailleurs aider à légitimer la place de la littérature dans l’enseignement du français : « [Le professeur de lettres] donne une place privilégiée aux textes littéraires, car leur forme est toujours significative » (Ministère de l’Éducation Nationale, Programmes et Instructions, Collèges, 1985, p. 28). Voici, en creux, la même idée énoncée, dans le rapport sur une composition française (écrite) où les candidats étaient invités à discuter une citation de M. Riffaterre : « Le texte d’un théoricien de la science des textes, comme celui d’un critique, n’appartient pas, de droit, à la littérature ; il peut donc, sans aucun dommage, être expliqué, commenté, paraphrasé, analysé, résumé. » (CLM[I] 1987, p. 37).

3.C’est là ce que le texte littéraire a d’ « intrinsèque » pour B. Veck (1989, p. 21) : « la faculté de continuer à produire du sens en dehors même de ses conditions initiales d’énonciation, et de s’offrir à la lecture sans qu’une dissociation soit possible entre ce qu’il “dit” et la manière dont il le dit. » On reviendra à la fin de cette section (infra, p. 169) sur ces affirmations de Veck.

4.Notons au passage que l’interdit semble avoir été intégré par les élèves eux-mêmes, du moins pour ce que l’on peut appeler le prototype du texte littéraire, à savoir le poème, si l’on en croit une enquête menée auprès d’élèves de collège et de lycée : à la question « Peut-on résumer ces textes ? », une très forte majorité des élèves (79%) répondent « non », en collège comme en lycée (Beuvelot et al., 1992, p. 35).

l’explication littéraire au CAPES (Rohou, 1993, p. 183) l’expression toute pure de la vulgate :

Fuyez la paraphrase, qui répète le texte en le diluant et transpose ses tournures originales en prose ordinaire, pour expliciter ce qu’il « veut dire ». Ce n’est pas seulement inutile, c’est un contresens qui anéantit le texte. « Le poète ne veut pas dire : il dit » (O. Paz). Et ce qu’il dit, « il ne peut le dire autrement qu’il ne l’a dit » (F. Ponge), car il n’exprime pas, ne traduit pas dans la langue une réalité ou un sentiment préexistant, il les crée par le verbe1. Écoutez et expliquez son originalité. La paraphrase en fait un baragouineur, incapable de formuler clairement des banalités. Une image originale n’est pas l’ornement d’une vérité usuelle, mais la création d’un sens nouveau.

On comprend comment, sur de tels principes, on peut considérer l’explication traditionnelle, dans sa totalité ou en partie, comme de la paraphrase. Il vaut la peine en effet de faire un rapide tour d’horizon des quelques déclarations de principes qui formaient la doctrine de naguère pour monter les écarts avec celle d’aujourd’hui.

Je voudrais néanmoins préalablement faire deux précisions, par précaution : 1. Je parle de déclarations de principes – et je vais effectivement traiter de

discours, non de réalités : pour le dire clairement, énoncer que la forme génère le sens

ne préjuge rien ni de la conception réelle du sens ni de son explication – en classe ou devant un jury ; il n’y a aucune raison de supposer a priori que le traitement critique des textes littéraires change quand le discours métacritique se modifie2 ;

2. L’aujourd’hui et l’autrefois sont des concepts relativement flous et il vaut mieux parler de principes récents, qui s’opposent à d’autres plus traditionnels, sans oublier que ces derniers n’ont pas totalement disparus ; si l’on peut dire que les conceptions du texte, du texte littéraire et de l’explication de texte littéraire ont changé, c’est de tendances qu’il s’agit, pas de fractures : c’est pourquoi, pour anticiper sur la suite de ce chapitre, je citerai en note les traces actuelles de ce discours métacritique traditionnel.

Le rapide parcours que je propose dans les lignes ci-dessous se présentera comme un collage de citations qui n’a pas pour but de rendre compte de l’explication française dans sa totalité, mais de faire apparaître, par la confrontation avec les précédentes citations, les changements de ligne doctrinale en matière de lecture littéraire.

1.Le vocabulaire d’origine religieuse caractérise souvent le discours sur le commentaire de texte, comme l’a souligné B. Sarrazin (1987, p. 9) : « “Approchez avec respect comme en tremblant” – “La littérature est chose sacrée” – “De toute belle œuvre émane une certaine lumière morale et comme un rayonnement spirituel” – “Éclairez le chef-d’œuvre sans le profaner”. Que ce soit pour faire l’éloge ou le procès de l’exercice, la métaphore religieuse prolifère sous la plume de ceux qui veulent parler de l’explication française. » Les citations de Sarrazin viennent tout droit de Clarac et montrent que si les concepts à l’œuvre ont changé entre l’explication traditionnelle et l’actuelle, le socle discursif peut être le même…

2.Pour prendre un exemple, il y a bien des chances pour qu’un Rudler (voir supra, p. 67) trouve saugrenus bien des aspects de la doctrine littéraire actuelle ; il y a bien des chances pourtant que les explications qu’il a proposées, du fait de leur brillante érudition, soient plébiscitées, si elles étaient proférées devant un jury, par les plus chauds partisans de la même doctrine… Cela n’est pas sûr, évidemment – mais le contraire non plus : et c’était l’objet de ma note de précaution…