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L’inviolabilité du texte littéraire

Aux sources du discours de disqualification de la paraphrase

4.1. LES THÉORIES DU TEXTE LITTÉRAIRE

4.1.1. L’inviolabilité du texte littéraire

Les « théories du texte littéraire » montrent souvent une tendance à l’absolutisation du texte1, sous l’égide d’écrivains institués par là même maîtres fondateurs, des Romantiques allemands à Blanchot, en passant par Mallarmé, Valéry ou les formalistes russes. Pour seul exemple, cette page de Blanchot, citée à deux reprises par Genette (1966, p. 79 et 1982, p. 239) :

L’œuvre poétique a une signification dont la structure est originale et irréductible… Le premier caractère de la signification poétique, c’est qu’elle est liée, sans changement possible, au langage qui la manifeste. […] La poésie exige pour être comprise un acquiescement total à la forme unique qu’elle propose. […] Ce que le poème signifie coïncide exactement avec ce qu’il est2.

À chaque fois, Genette marque son accord avec cette sorte d’ontologie

poétique, ajoutant qu’une telle profession de foi vaut aussi pour la prose littéraire –

sans aucun souci d’apporter la moindre preuve ou le moindre argument à l’affirmation de Blanchot ni à son propre amendement.

L’impossibilité du changement, l’irréductibilité, l’unicité de la forme se retrouvent dans nombre d’écrits théoriques, comme ici sous forme de pétition de

principe, même en dehors du cadre des études littéraires. Ainsi, C. Fuchs dans son

article « Éléments pour une approche énonciative de la paraphrase dans les brouillons de manuscrits » (1982b, p. 74) affirme :

Le texte littéraire doit son incomparabilité radicale, sa spécificité irréductible à son caractère unique, non extensible et non reproductible.

Une question triviale se pose d’emblée : en quoi cette définition ne conviendrait-elle pas à toute production verbale ? Juridiquement, c’est déjà le cas pour tout écrit publié ; moralement, il est douteux qu’une confidence faite à un interlocuteur puisse n’être pas caractérisée, aux yeux de ce dernier, par « son caractère unique, non extensible et non reproductible »… Ce n’est pas une boutade : on est bien là au cœur de la question de la légitimité même de la notion de texte et singulièrement du texte littéraire3 ; question

souvent traitée et en général conclue par la reconnaissance de son caractère

1. Le terme est de Bourdieu (1992, p. 276), qui voit dans ce phénomène une forme parmi d’autres de la

sacralisation du texte que la doxa littéraire a toujours mise en œuvre : cf. Sarrazin (1987). Les « théories du texte

littéraire » sont de ce point de vue, au-delà des divergences théoriques, en continuité avec tous les discours traditionnels sur la littérature. Cf. Meschonnic (1973, p. 220) : « Des techniques sémiotiques modernes servent à une vieille fin, qui est la quête de Dieu déguisée en métalangage. » Ou encore Eagleton (1994, p. 121) : « Le structuralisme est, entre autres choses, une tentative de plus de la théorie littéraire pour remplacer la religion par quelque chose d’aussi efficace : en l’occurrence, la religion moderne de la science. »

2. Faux Pas (1943).

3. On peut comparer avec ces mots de Genette (1982, p. 240) qui, cherchant à poser une frontière entre les textes

sur le critère de la traduisibilité, pose qu’il convient de distinguer « entre textes pour lesquels les défauts inévitables de la traduction sont dommageables (ce sont les littéraires) et ceux pour lesquels ils sont négligeables : ce sont les autres, encore qu’une bévue dans une dépêche diplomatique ou une résolution

internationale puisse avoir de fâcheuses conséquences. » La concession mine l’argument, mais l’argument est

aporétique1, ce qui n’empêche pas de fonder sur une définition nécessairement empirique et reconnue comme telle tout un système conceptuel posé, lui, comme absolu.

4.1.2. La littérarité

L’unicité2 se retrouve chez Riffaterre (1979a, p. 8) qui, pour dessiner son

champ théorique de la stylistique, affirme :

Le texte est toujours unique en son genre. Et cette unicité est, me semble-t-il, la définition la plus simple que nous puissions donner de la littérarité.

Voilà posé ce que l’on peut considérer comme le concept clé de nombre de « théories du texte littéraire » : la littérarité, concept forgé par Jakobson en 1919 (1973, p. 16) :

L’objet de la science littéraire n’est pas la littérature mais la littérarité3, c’est-à-dire ce qui fait d’une œuvre donnée une œuvre littéraire.

Cette spécificité de l’œuvre littéraire, cette littérarité, ne sera jamais fondée théoriquement, mais elle se légitime par l’idée constamment réaffirmée que la langue littéraire diffère de la langue quotidienne4. Ainsi, à propos de la poésie, Riffaterre peut affirmer, dans La Production du texte (1979a, p. 29) :

Un poème ne signifie pas de la même manière qu’un texte non poétique. La différence est encore plus grande si l’on compare la communication en poésie à la communication dans la vie quotidienne, à l’emploi utilitaire de la langue.

Ou encore dans Sémiotique de la poésie (1983, p. 11) :

La langue de la poésie diffère de celle de l’usage courant. C’est là un fait que le lecteur le moins sophistiqué sent d’instinct.

C’est pour dire la même chose que Delas et Filliolet (1973, p. 53) mettent eux aussi à contribution l’instinct du récepteur face à un texte poétique :

Il sent immédiatement la non-pertinence de toute paraphrase ou de toute traduction en une langue « prosaïque ».

1. Dernier exemple en date : Compagnon (1998), Le Démon de la théorie, p. 45 sq.

2. Le concept, au demeurant, n’est pas neuf : c’est sur lui que se fonde même toutes les théories littéraires

classiques. Notons d’ailleurs au passage ce paradoxe repéré par Compagnon (1998, p. 33) : le « canon » constitué à partir d’une conception romantique de la littérature « est composé d’un ensemble d’œuvres valorisées à la fois en raison de l’unicité de leur forme et de l’universalité (au moins à l’échelle nationale) de leur contenu ; la grande œuvre est réputée à la fois unique et universelle. »

3. « Literaturnost’ », comme juge bon de le préciser Todorov, dans une citation de cette phrase (1971, p. 10). 4. Sur la notion de littérarité et sur son histoire, cf. Aron (1984, p. 9 sq.).

Voilà clairement énoncée la cause de l’interdit actuel de la paraphrase, que Van Peer (1993, p. 454) exprime à sa manière (je traduis) :

Un poème dont le contenu (ou propos) est facile à dissocier de sa forme (ou expression) n’est pas en général un poème d’un grand mérite. En d’autres termes, changer (par la paraphrase) l’expression veut souvent dire aussi, quand il s’agit d’un poème, changer sa force (illocutoire).

Cela ne concerne pas la seule poésie, c’est là un critère décisif de littérarité : si la langue littéraire diffère de la langue courante, ce n’est pas tant du fait de la prééminence de la forme1 qu’en vertu de l’indissociabilité du fond et de la forme, clairement illustrée par G. Genette : critiquant une forme de paraphrase (bien que Genette n’emploie pas le mot) pratiquée par Bruce Morrissette sur l’œuvre romanesque de Robbe-Grillet, il conclut (Genette, 1966, p. 79) :

Son sens est inséparable de sa forme, et l’on ne peut davantage reconstituer

l’action d’un de ses romans au-delà du récit textuel qu’on ne peut atteindre le sens d’un poème en modifiant son expression littérale. « Reconstruire » un roman de Robbe-Grillet, comme « traduire » un poème de Mallarmé, c’est l’effacer.

Jean Cohen, dans Structure du langage poétique (1966, p. 34), pose le même principe, en opposant les langages scientifique et poétique2 :

Le traducteur ne trahit jamais que les textes littéraires. Le langage scientifique, quant à lui, reste traduisible, et même, dans certains cas, parfaitement traduisible, ce qui prouve que plus la pensée devient abstraite et moins elle colle au langage.

Cette affirmation de l’intraduisibilité du texte littéraire, dont on examinera plus loin3 la pertinence, repose sur le postulat que la langue littéraire ne signifie pas de la même façon que la langue ordinaire. C’est ainsi que Riffaterre, rejetant une interprétation « orientée selon l’axe vertical », c’est-à-dire « l’axe qui joint le signifiant au signifié et au référent » (1979a, p. 29) se demande (p. 36) :

Ne serait-ce pas que le texte est à lui-même son propre système référentiel ?

L’auto-référentialité est une donnée essentielle des « théories du texte littéraire ». Rey-Debove, dans Le métalangage (1978), par des chemins différents mais où l’on retrouve comme noyau dur la notion de littérarité (p . 287), la pose également comme constitutive du texte littéraire : la signification en littérature devrait s’entendre sur le mode de la « connotation autonymique » (ou « connotation langagière réflexive »), qu’elle définit comme « la situation d’un signe qui signifie, comme

1. « Le texte littéraire ou poétique […] est avant tout une forme » (Rey-Debove, 1997, p. 287) ; « La forme est

prééminente » (Riffaterre, 1971, p. 148).

2. Comme, une décennie plus tard, le Groupe μ (voir notamment Groupe μ, 1990 [1977], p. 194 sq.).

connotateur, son signifiant et son signifié dénotatif1 » (ibid., p . 253). La conséquence nous intéresse particulièrement (ibid., p. 290) :

Le fait qu’une séquence à connotation autonymique ne puisse avoir de synonyme (à cause du signifiant inséré dans le signifié) rend caduque toute analyse du texte qui le paraphraserait et pose le problème de la traduction en langue étrangère.

Notons au passage que la traduction dans une langue étrangère n’est qu’un

problème, mais ce que Jakobson appelle la « traduction intralinguale » (1963, p. 79)

est, d’emblée, caduque2.