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On est toujours le paraphraseur d’un autre…

3.3. LA CONSTRUCTION SCOLAIRE D’UNE INJONCTION PARADOXALE

3.3.2. On est toujours le paraphraseur d’un autre…

Une telle disqualification, dans la mesure où elle ne repose pas sur des critères objectifs, est libre de proliférer. Un récent rapport de concours est à cet égard intéressant : il concerne l’agrégation interne de lettres modernes de 1994, qui se plaint, sans surprise, de la médiocrité des candidats qui, sans surprise encore, « pratiquent la paraphrase », voire la « paraphrase insipide » ; mais enfin, puisqu’il s’agit d’un concours interne, les candidats sont des enseignants et le diagnostic peut paraître sévère en ce qu’il remet en cause la compétence professionnelle des personnes concernées. D’où cette précision :

Les candidats sont des professeurs qui n’ont pas l’occasion dans leurs classes de pratiquer un type d’explication aussi complet. Ils se contentent nécessairement avec leurs élèves d’éclairer l’explicite du texte, alors que le jury attend d’eux la connaissance des arrière-plans nécessaires à la compréhension « pleine et entière » des textes.

Dit autrement : les professeurs paraphrasent au concours, parce qu’ils paraphrasent dans leurs cours… C’est d’ailleurs ce qu’a cru observer M.-P. Schmitt dans ses Leçons

de littérature (1994), où il retranscrit huit explications de textes faites en cours1 pour en proposer une « analyse lectocritique2 » ; voici ce qu’il en déduit (p. 163) :

Le métatexte critique ne renvoie pas au texte original, mais au cadre que la doxa pédagogique appelle « méthode ». Méthode qui n’en est pas une, puisqu’elle ne règle aucune activité heuristique.

Ce que l’institution nomme méthode n’est pas une « méthode » : il ne faut pas être surpris dès lors que la paraphrase, unanimement rejetée par l’institution, soit, aux yeux de l’analyste, produite en son sein (p. 163) :

Ce métatexte de référence que reproduit le rhéteur3 est grossièrement de deux ordres : la paraphrase d’une part, et, d’autre part, l’énoncé formel des composantes rhétoriques de la prise de parole fixée par la situation institutionnelle d’un oral d’examen.

1.J’ai reproduit plus haut (voir p. 77 [1.4.5.]) deux extraits de ces cours, pour montrer comment, dans le cadre d’une explication orale, les voix de l’auteur et du commentateur pouvaient se mêler, à la manière des

paraphrases antiques. On se rappelle que Sprenger-Charolles (supra, p. 76) avait fait des observations

identiques, sur un ton moins docte.

2.« Nous appelons lectocritique une pratique qui rassemble, analyse et interprète les modes de lecture qui affectent les discours » : ibid., p. 8.

Cette paraphrase est issue d’une lecture des textes dont Schmitt considère qu’elle détourne la lettre du texte et consiste finalement en une réécriture (p. 168) :

La réécriture des textes consiste, par un jeu de traduction paraphrastique du texte initial, à lui faire dire autre chose que ce qu’il dit dans sa littéralité1.

Cette « traduction-trahison », cette « paraphrase approximative » (ibid., p. 169), bref ce « métatexte de substitution » (ibid., p. 162)2 est évidemment produit sans que les enseignants concernés le jugent tels3 ; à preuve ce propos de « Ménéxène »4, que Schmitt place parmi ceux qui paraphrasent, à ses élèves (p. 88) :

J’ai lu ce matin […] des explications dans lesquelles les condisciples5

malheureusement ont le défaut qu’on a tous quand on commence à faire des explications (et moi je l’ai eu aussi quand j’étais condisciple), c’est-à-dire de répéter, de redire le texte.

Un enseignant taxé de paraphrase voit dans les productions de ses élèves de la paraphrase, comme beaucoup de ses collègues du reste, si l’on en croit l’enquête de B. Veck (1989, p. 21) à propos des pratiques de correction en classe de seconde :

Il suffit de parcourir des copies d’élèves corrigées pour voir se dessiner une sorte de consensus des correcteurs, qui condamnent d’abondance les énoncés paraphrastiques.

Ce croisement des imputations de paraphrase est d’ailleurs suggéré par des rapports de concours internes qui prennent moins de précautions que celui cité plus haut :

1.Cette tranquille assurance à poser l’existence d’un sens littéral n’est possible que par une allégeance, sans réserve chez Schmitt, à une source de savoir légitime, l’Université… Cf. la note suivante.

2.On retrouve chez Schmitt la phraséologie des rapports de concours jusque dans le mépris dont il fait montre à l’égard de collègues qui l’ont pourtant accueilli dans leurs classes (à moins qu’il ait délégué son travail de recueil de données : sur la méthodologie – et la déontologie – de son enquête, Schmitt ne juge pas utile de donner la moindre information). En voici simplement quelques exemples (pris dans l’immédiat environnement de la dernière citation, pour ne pas allonger démesurément cette note) – dont l’aspect caricatural ne tient pas à mon découpage : « On ne peut faire grief à Hyacinthe de […]. On peut bien sûr pointer quelques confusions irritantes […]. La critique universitaire souhaiterait qu’on ne confondît pas […]. La même critique universitaire acceptera difficilement […]. [Des « rhéteurs »] se livrent à des manipulations plus graves […]. [Chez « Lysis »] l’ignorance du texte, manifestée tout au long de la leçon […]. La paraphrase qu’il élabore, dans laquelle pointent des faux-sens […]. Euthydème se montre bien paradoxal », etc. (p. 168 sq.). K. Canvat (1994, p. 138) l’a assez bien dit dans le compte rendu qu’il fait de cet ouvrage : « On est […] parfois agacé par le ton volontiers sententieux et condescendant de l’auteur (a-t-il oublié qu’il a, lui aussi, enseigné la littérature ?) et gêné par ce jeu cruel, qui consiste à exhiber sur la place publique ce qu’il y a de plus intime dans un cours. »

3.Les enseignants n’ont évidemment pas conscience de la paraphrase qu’ils pratiquent… Pas plus qu’ils n’ont conscience des problèmes qu’elle pose, selon Van Peer (1993, p. 454 – je traduis) : « Les professeurs de littérature considèrent que la paraphrase des textes littéraires est à la fois possible et sans problème. » En note, Van Peer ajoute : « Cela ne veut pas dire, bien sûr, que les professeurs n’auraient aucune conscience des dangers de la paraphrase. Pourtant, cette conscience ne les empêche pas de se laisser entraîner dans la pratique d’une paraphrase “naïve” au cours de leurs tâches d’enseignement. » Cette remarque repose sur le « paradoxe » que pose Van Peer (voir ci-dessous, p. 181 et note 3).

4.Les « rhéteurs » de Schmitt sont affublés par lui de noms empruntés à Platon…

5.Le mot « élève » est remplacé par « condisciple » dans l’ouvrage de Schmitt, jusque dans les paroles qu’il transcrit…

Les rapports précédents soulignaient les ravages causés par la paraphrase, que Bénac définissait comme un « bavardage à propos d’un texte, qui le répète en termes diffus, sans l’expliquer ». Tout professeur connaît le terme et son contenu, mais, bien qu’avertis, certains candidats se contentent de répéter, en l’appauvrissant, ce que « dit » le texte [ALC(I) 1992, p. 44].

La paraphrase ; « ne pas répéter ce que le texte dit déjà, et mieux » tel est le

conseil que les candidats donnent sans cesse à leurs élèves ; qu’ils veuillent bien le suivre le jour du concours ! [CLC(I) 1988, p. 59].

Ces propos font ressortir, mieux encore que les précédentes citations, que le jugement de paraphrase n’est qu’un jugement relatif, malgré l’apparence d’objectivité que se donne sa définition constamment renouvelée à l’identique. Cela explique aussi d’ailleurs la nécessité de cette répétition permanente : on pourrait supposer en effet que les candidats qui préparent un concours, s’entendant dire depuis plus d’un siècle et demi qu’il ne faut pas paraphraser, feraient attention à éviter cette dérive ; mais un candidat ne paraphrase pas : il est jugé paraphrasant – sur des critères qui sont naturalisés par la tradition scolaire et universitaire comme par la connivence des jurys et de l’institution, mais qui ne possèdent historiquement aucune stabilité.

Cela explique sans doute un phénomène qui mérite d’être évoqué ici : le repérage régulier de progrès en matière de paraphrase, sans qu’une raison soit toujours donnée à ces trêves. Voici ces constats positifs, qui gagnent, pour prendre leur sens, à être mis en relation avec les rapports qui les entourent immédiatement et où la paraphrase, au contraire, plus banalement, prolifère1… :

Il y a eu, dans les commentaires, peu de ces paraphrases et de ces digressions que nous avions eu souvent l’occasion de critiquer [AL(H) 1893, p. 367].

Il n’a plus guère été possible de se perdre en vagues paraphrases ni d’éluder l’explication ; et l’épreuve y a certainement gagné [AG 1911, p. 195].

Certes, parmi nos jeunes filles, il n’en est plus guère qui substituent, comme autrefois, la paraphrase à l’explication précise du texte [CL(F) 1913, p. 283].

Dans une certaine mesure, les ravages de la paraphrase sont […] moins sensibles [AG(H) 1953, p. 17].

La tendance à l’analyse paraphrastique, fréquente en 1960, était ainsi enrayée dans une large mesure [ALM 1961, p. 49].

Assez rares ont été les paraphrases, rares les « relectures » ponctuées d’éloges stéréotypés [CLC(H) 1975, p. 25].

On a constaté avec satisfaction que non seulement la paraphrase, mais le commentaire linéaire affligé de myopie étaient en nette régression [1990 CLC(I), p. 51].

La paraphrase se fait plus rare [ALM(I) 1992, p. 59].

1.On se reportera pour cela à l’annexe 1. Il est intéressant de noter que fréquemment, une même année, la paraphrase diminue à un concours quand elle augmente pour les candidats de l’autre sexe ; ou encore que telle année marque une disparition de la paraphrase, quand quelques années avant ou après, elle abonde…

Les candidats sont depuis longtemps prévenus contre les risques de la paraphrase et il faut reconnaître que la plupart parviennent à éviter ce piège [CLC(E) 1997, p. 63].

L’étude de détail doit fuir la lecture purement impressive comme le

formalisme sans âme. Le premier cas tend à devenir moins fréquent :

beaucoup de candidats savent ce qu’il en est des analyses psychologisantes qui mènent à la paraphrase [CLM(E) 1997, p. 218].

3.3.3. De la disqualification d’un discours à la disqualification d’une personne