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Le rôle de la paraphrase dans les pratiques orales d’explication

1.3. LA PLACE DE LA PARAPHRASE DANS L’APPROCHE SCOLAIRE DES

1.4.5. Le rôle de la paraphrase dans les pratiques orales d’explication

On peut ainsi sans grand risque faire l’hypothèse que les pratiques orales d’explication dans les classes donnent à la paraphrase, depuis toujours, une place de choix. Il me plaît de citer, non seulement à titre de curiosité4 mais parce qu’il s’agit là d’un témoignage sur une pratique orale de l’explication en classe, les propos d’un certain H. Carrière, préfet des études au Petit Séminaire d’Arras (1928, p. 10-13) :

« L’explication française » consiste à « expliquer du français » c’est-à-dire à

lire et à comprendre ensemble – ensemble : professeurs et élèves – beaucoup de beaux textes, pour y recueillir de belles idées, pour y rencontrer de beaux

sentiments, pour y glaner des expressions justes et belles […]. [Il faut] avec

les élèves ou du moins devant eux, […] expliquer le beau texte (le déplier, c’est-à-dire selon l’étymologie : étaler tout ce qu’il renferme dans ses plis). […] Il faut s’arrêter souvent, comme on a fait soi-même à sa chambre5, prendre le temps de comprendre. Paraphraser. Faire tout haut les réflexions que suggère le texte (Tiens ? Ah oui… très drôle !…) Poser des questions, même assez loin du sujet, mais qu’amène l’association des idées ou une ressemblance de mots. Remuer des idées, les disputer ensemble, à l’occasion. En tout cas, bien comprendre tout. Voilà proprement de l’explication française.

1. Les questionnaires ont eu une réelle fortune dans les Instructions officielles : depuis 1925 jusqu’aux dernières

Instructions officielles pour le collège, les allusions à cette forme de préparation de la lecture abondent. Il faut rapprocher cette pratique du questionnaire de celle de la fiche de lecture, constamment recommandée depuis 1977.

2. La forme et la fonction paraphrastique des questions sur les textes au brevet des collèges fera l’objet d’une

analyse spécifique infra, chapitre 8 (particulièrement section 8.1.).

3. Certes, Veck tient à préciser à propos de l’opération de paraphrase : « si elle figure bien parmi les termes du

contrat dont elle conditionne l’exécution, elle n’en constitue cependant que le préalable obligé. » On reviendra (infra, p. 182 [ 3.3.4.]) sur cet aspect.

4. On a là en effet un des très rares textes qui conseillent la paraphrase comme forme d’explication. 5. Il est question ici du professeur pendant la préparation de la leçon.

C’est ce principe que l’on voit à l’œuvre quand on lit des transcriptions d’interactions entre professeur et élèves, à l’école, au collège ou au lycée. C’est à un classique de la littérature pédagogique, Le français tel qu’on l’enseigne de F. Marchand (1971) que j’emprunterai un exemple précis du niveau primaire ; il s’agit d’une « leçon de vocabulaire1 » en Cours Moyen, à partir du texte suivant d’Alain-Fournier2 :

C’était une espèce de tournoi où les chevaux étaient les grands élèves, chargés des plus jeunes, portés sur leur épaules.

Partagés en deux groupes qui partaient des deux bouts de la cour, ils fondaient les uns sur les autres, cherchant à terrasser l’adversaire par la violence du choc, et les cavaliers, usant du cache-nez comme de lassos, ou de leurs bras tendus comme de lances, s’efforçaient de désarçonner leurs rivaux.

Il y en eut dont on esquivait le choc et qui, perdant l’équilibre, allaient s’étaler dans la boue, le cavalier roulant sous la monture.

Voici le début de la leçon, où l’on voit comment les reformulations des élèves sont induites par les questions du maître et comment les reformulations introduisent une sorte d’adaptation à caractère moral à l’expérience actuelle des élèves3 :

- Où se déroulait ce jeu ? - Dans la cour de l’école. - Quel est le rôle des grands ? - De porter les petits sur le dos. - Et celui des plus petits ?

- Le rôle des plus petits était de faire le cavalier. - En quoi consistait le jeu ?

- Le jeu consistait à désarçonner les cavaliers ennemis.

- Comment les cavaliers s’efforçaient-ils de désarçonner les cavaliers ? - Ils s’efforçaient de désarçonner leurs rivaux avec la violence du choc. - Ce jeu serait-il toléré dans votre école ?

- Non, il ne serait pas toléré. - Pourquoi ?

- Parce que c’est un jeu dangereux.

- Quel était, d’après le texte, l’état de la cour ? - La cour était très propre, il n’y avait pas de boue. - Les enfants aimaient-ils ce jeu malgré sa violence ? - Oui, les enfants aimaient ce jeu.

En 1995, dans sa contribution à un numéro de revue consacré au Français tel qu’on

l’enseigne, 25 ans après (1995), A. Mauffrey retranscrit à son tour une leçon « mêlant

explication de texte et vocabulaire », faite en CM2 à partir du même texte4, dont voici

1. La leçon, enregistrée en février 1969, est reproduite par Marchand dans le chapitre qu’il consacre au

« dialogue maître-élèves » : l’objectif de Marchand n’est pas d’analyser l’usage scolaire d’un texte, mais les interactions entre l’enseignant et les élèves.

2. Il s’agit d’un extrait du Grand Maulnes, reproduit par Marchand, ibid., p. 93.

3. Ibid., p. 94. Je reproduis ce passage en allant à la ligne à chaque réplique et en mettant en italique les réponses

des élèves aux questions du maître.

le début, qui propose autant de reformulations paraphrastiques que la transcription précédente, même si elles ne sont pas de même nature1 :

- Que nous raconte ce texte ? N.

- Ce texte nous raconte un tournoi de chevaux et il y a des personnes dessus.

Alors il y a deux camps, adversaires, dans une cour, et ils essayent de pousser en fait les personnes qui sont sur les chevaux, dans la boue.

- Je ne crois pas… - W. ?

- Je ne crois pas que ce soit des chevaux. Je crois que c’est des enfants, un

peu comme dans notre cour, et qui montent sur leur dos. Et comme ils disent qu’ils se battent avec des cache-nez ou qu’ils tendent la main comme une lance, je pense que c’est plutôt comme on fait dans la cour à se porter sur le dos.

- Très bien. Qui est-ce qui veut intervenir ? P.

- Je suis d’accord avec W., parce que, dans la première phrase, il dit :

« C’était une espèce de tournoi où les chevaux étaient les grands élèves…

- Très bien.

- … et chargés des plus jeunes, ils grimpaient sur leurs épaules »

C’est-à-dire que les plus jeunes c’étaient les cavaliers et ils essayaient de faire tomber leurs adversaires, avec leur cache-nez ou avec les bras comme des lances, pour qu’ils tombent par terre dans la boue.

Liliane Sprenger-Charolles, dans son article « Analyse d’un dialogue didactique : l’explication de texte » (1983), retranscrit un extrait de cours magistral dialogué dans une classe de quatrième, qui consiste en l’explication du « Fleuriste » de La Bruyère. En voici un simple échantillon, où la paraphrase apparaît assez clairement (ibid., p. 55), dans l’explication des premiers mots du texte de La Bruyère (« Le fleuriste a un jardin dans un faubourg : il y court au lever du soleil, et il en revient à son coucher »)2 :

80 M Dans un premier temps il3 nous situe le cadre de l’action du fleuriste

ι un jardin dans un faubourg bien ιι il y court au lever du soleil, et en revient à son coucher4ι ah là ιι très important ιι capital ι pourquoi ?

ιι chut ι Geneviève ?

81 Eg Il travaille toute la journée dans son jardin

82 M Oui mais ι qu’est-ce qui laisse supposer qu’effectivement il travaille toute la journée ? ιι Catherine ?

83 Ec (pas de réponse)

84 M Je te dis de travailler ιι Geneviève ? 85 Eg Il y va le matin et il en revient le soir 86 M Bien ι il reste toute la journée / 87 Eo Ça veut dire la passion qu’il a

1. Ibid., p. 27. J’utilise les mêmes règles de reproduction que pour l’exemple précédent.

2. Je reproduis l’extrait en respectant le code de transcription de l’article. ι signale une courte pause, ιι une pause de plus d’une seconde, / une interruption. Les désignateurs sont les suivants : M désigne le maître, E les élèves, identifiés (Ec) ou non (Ex).

3. L’auteur, comme il est dit quelques lignes plus haut.

4. Pour cette phrase, Sprenger-Charolles met des guillemets, que je supprime, puisque la citation n’est pas

exacte : il peut donc aussi bien s’agir d’une paraphrase au sens strict. Il est vrai que dans la reproduction du texte de La Bruyère par Sprenger-Charolles (ibid., p. 52), le texte était un peu inexact (« et il revient »).

Le même genre de paraphrase1 apparaît dans les pratiques orales d’explication des plus grandes classes : je terminerai ce très court parcours des usages pédagogiques de la paraphrase par un emprunt à Michel P. Schmitt, qui a récemment transcrit, dans

Leçons de littérature (1994), plusieurs explications de texte faites par divers

professeurs2. Prenons la première explication, d’un extrait des Essais de Montaigne3, dont voici les deux premières phrases4 :

C’est aussi pour moy un doux commerce que celuy des belles et honnestes femmes : « Nam nos quoque oculos eruditos habemus. » Si l’ame n’y a pas tant à jouyr qu’au premier, les sens corporels, qui participent aussi plus à cettuy-cy, le ramenent à une proportion voisine de l’autre, quoy que, selon moy, non pas esgalle.

L’enseignant propose à ses élèves de faire une « traduction juxtalinéaire », en vertu de « la conviction que la langue de Montaigne est inaccessible aux condisciples »5 ; en voici la reproduction6 :

HIPPIAS7. – Alors ! On commence ! On lit deux phrases, et on dit ce que vous diriez, vous. […] Qu’est-ce qu’on pourrait dire au début ?

AXEL. – On change rien.

HIPPIAS. – La première phrase, on pourrait ne pas la changer ? Je doute fort que si vous aviez à parler de vos rapports avec le sexe féminin, vous parliez de « commerce » ! On remplacerait « commerce » ! Qu’est-ce qu’on pourrait dire ?

FILLE. – « Fréquentation » ?

HIPPIAS. – Oui ! Par exemple, je considère que « fréquentation des femmes » serait mieux. « Belles et honnêtes », ça veut dire des femmes belles et de bonne condition. Bon ! « …est une chose agréable », ou bien : « …est une fréquentation agréable. » On laisse tomber la citation latine. Ensuite, qu’est-ce qu’on va dire ? Pour cette phrase-là ? […]

AXEL.- « Même si le plaisir n’est pas si intense. »

HIPPIAS. – Qu’est-ce que ça veut dire ? […] Alors, deuxième phrase. Qu’est-ce qu’on peut en faire ? Je vous l’ai expliquée ! Qu’est-ce qu’on dirait ? Par exemple, si vous voulez : « Si l’âme n’ignore pas tout du plaisir, etc. » On peut garder la formulation ; « …qui participent aussi plus à celui-ci », ça veut dire qu’ils ont une plus grande place dans l’amour. « Le

1. Sprenger-Charolles n’emploie pas le mot, mais voici son commentaire de cette explication, du moins la partie

qui nous préoccupe ici, où l’on retrouve les choix lexicaux caractérisant ordinairement le discours de dépréciation de la paraphrase scolaire – qu’on analysera infra, au chapitre 3 : « Le portrait du fleuriste est étudié en lui-même, l’explication ne “décolle” pratiquement pas du texte, du mot à mot (du littéral) » (Sprenger-Charolles, 1983, p. 58) ; ou encore : « Le commentaire, la glose, ne peut donc être qu’une aporie vu qu’elle n’amènera jamais qu’à dire moins bien ce que l’auteur exprime parfaitement. D’où le danger de la redite

pure et simple, de la tautologie : par exemple “le fleuriste a un jardin dans un faubourg” veut dire qu’“il y a un

jardin dans un faubourg” » (ibid., p. 59).

2. On reviendra plus loin (p. 174 [3.3.2.]) sur le discours de Schmitt à propos du métatexte produit par les

enseignants.

3. Montaigne, Essais, III, 3. Le texte est reproduit par Schmitt, ibid., p. 199.

4. Dans l’orthographe de l’époque telle que la reproduit Schmitt qui, dans sa transcription, la modernisera… 5. C’est Schmitt qui interprète ainsi les intentions de l’enseignant, ibid., p. 163.

6. Ibid., p. 20 sq.

7. Tel est l’un des noms grecs, « arbitrairement empruntés à Platon », que Schmitt donne aux « rhéteurs » que

sont, à ses yeux, les enseignants dont il enregistre les « leçons » (ibid., p. 8). Je reproduis exactement la transcription de Schmitt, en gommant les remarques touchant à la discipline.

ramènent », c’est-à-dire : le rendent presque égal à l’amitié. Donc, ça veut dire : si l’âme n’a pas autant de profit dans l’amour que dans l’amitié (sous entendu), néanmoins il y a dans l’amour les sens corporels qui jouent un plus grand rôle. C’est plutôt un corps qui l’emporte. Bon ! Encore le corps. Bon ! Donc, ça rend les deux choses à peu près égales. Dans l’un c’est plutôt l’esprit, dans l’autre c’est plus le corps. Finalement ça s’équilibre. Mais : « …quoique, selon moi, non pas égale », c’est-à-dire que, ce qu’il préfère, c’est l’amitié : c’est ça que ça veut dire. Il accorde une plus grande importance au sens spirituel.

La volonté de clarifier un sens perçu comme complexe n’est pas la seule cause,

comme le note Van Peer (1993, p. 447)1 : c’est souvent dans l’intention de « dévoiler

les strates plus “profondes” de la signification »2 que la paraphrase est utilisée en classe, comme le montre ce dernier exemple, encore emprunté à Schmitt, à propos

d’une lettre de Mme de Sévigné3, où la paraphrase a une fonction de soulignement du

propos de l’auteur :

« Comprenez-vous bien ce que je souffris ? »

Il y a reprise de la même interrogation, répétition. Ce n’est plus « Comprenez-vous bien tout ce que je sentis ? », mais : « Comprenez-vous bien tout ce que je souffris ? » Cette interrogation, bien sûr, appelle une réponse négative : parce que Mme de Grignan ne peut pas imaginer toute l’ampleur de la souffrance de sa mère.

Envisagée dès le départ comme traduction, l’explication de texte, « traditionnelle » ou « méthodique », ne pouvait éviter de laisser une place de choix à la paraphrase ; si celle-ci en a perdu la visée initiale que lui assignaient les rhéteurs grecs, l’apprentissage de la production de discours, elle en reprend la forme, lui donnant comme fonction d’accompagner l’apprentissage de la réception des textes…

1. Dont on peut ici reproduire, comme exemple typique de paraphrase, un extrait de transcription de cours sur un

poème de C. Huygens (1596-1687), « Aen mijn kinder op mijn 89. Verjaering » (« À mes enfants, le jour de mes 89 ans ») « Il voit la mort comme l’accomplissement d’une vie. Il dit : “O.K ., ça va, c’est bon, j’en ai vu assez” » (Van Peer, 1993, p. 455 – je traduis).

2. « Uncovering the “deeper” layers of meaning. »

3. Lettre à Mme de Grignan, du vendredi 6 février (1671), qu’il est inutile de reproduire ici. La « leçon » est faite

1.5. PRATIQUES ACTUELLES DE LA PARAPHRASE HORS DE