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La renaissance de la pédagogie antique : Érasme

1.2. LA PARAPHRASE DANS L’APPROCHE SCOLAIRE DES TEXTES DE

1.2.1. La renaissance de la pédagogie antique : Érasme

La paraphrase occupe une grande place dans le De Ratione studii d’Érasme, édité en 15146, qui constitue l’un de ses plus importants ouvrages de pédagogie

1. G. Snyders (1965) La pédagogie en France aux XVIIe et XVIIIe siècles, p. 120.

2. Les articles de Pierre Riche (1987), « L’enseignement du grammairien dans le Haut Moyen-Âge », et de

Bernard Sarrazin (1987), « La lettre et l’esprit », dans le numéro 20 de la revue Textuel, montrent certains éléments permanents dans les pratiques pédagogiques de l’Antiquité à la Renaissance. Cf. encore Libera (1984) qui décrit la forme médiévale de la lectura ou lectio.

3. Qui apparaît notamment comme une « Renaissance de la rhétorique », pour reprendre les termes de Dainville

(1968, p. 19).

4. Jean-Claude Margolin (1979), dans son article « La rhétorique d’Aphtonius et son influence au XVIe siècle », montre le rôle du traité d’Aphtonios dans les pratiques pédagogiques de la Renaissance. Cf. sur ce sujet Dainville (1968, p. 22), Desbordes (1996, p. 242), Compère (1985, p. 203).

5. Quintilien est « l’arbitre en matière de pédagogie, l’équivalent d’Aristote en philosophie, de Virgile en poésie,

d’Horace en poétique. Quintilien, c’est le guide des pédagogues jésuites ; quand on rapproche leurs textes de Quintilien, on est étonné de retrouver les mêmes thèmes, voire les mêmes termes », écrit Dainville (1963, p. 177 sq.), à propos des Jésuites. On pourrait en dire autant d’Érasme (voir Chomarat, 1981, p. 510 sq.) ou de Rollin, qui cite explicitement Quintilien presque à chaque page de son traité (voir ci-dessous, p. 45, note 4).

6. J’utilise l’édition faite par J.-C. Margolin du De Ratione studii, qui occupe les pages 79 à 151 des Opera

omnia (parues en 1971 à Amsterdam), et la traduction de J.-C. Margolin, parue initialement dans le Bulletin de

l’Association Guillaume Budé (Margolin, 1976) et reprise dans l’édition d’œuvres d’Érasme de la collection Bouquins (qui date de 1992). Je cite donc l’original latin et la traduction respectivement avec ces références : Érasme (1971 [1514]) et Érasme (1992 [1514]).

théorique1. À la suite d’une liste d’exercices d’entraînement dérivés directement des

Progymnasmata d’Aphtonios2, on trouve décrit, emprunté directement à Quintilien (le grand inspirateur d’Érasme3), l’exercice de paraphrase, même si le mot ne se trouve pas dans le traité4 ; voici ce qu’en dit Érasme5 :

Aliquoties iubeantur carmen aliquod soluere, aliquoties solutam orationem pedibus alligare. Interim Plinianam aut Ciceronis epistolam uerbis ac figuris imitentur. Nonnumquam eandem sententiam variatis verbis ac figuris saepius efferant. Nonnumquam eandem graece simul ac latine metro et oratione prosa varient. Nonnumquam eandem quinque aut sex carminum generibus, quae doctor praescripserit, explicent. Nonnumquam sententiam eandem per locos quam plurimos ac schemata diffingant. Plurimum autem fructus est in graecis vertendis. Quare conveniet eos hoc in genere saepissime ac diligentissime exerceri.

Qu’on les6 fasse parfois réduire en prose un poème et à d’autres moments assujettir un morceau de prose aux règles de la métrique. Qu’ils imitent de temps en temps, par les mots et les figures7, une lettre de Pline ou de Cicéron. Qu’ils multiplient parfois l’expression d’une même idée en variant les mots et les figures. Qu’ils fassent parfois sur elle des variations, à la fois en grec et en latin, en vers et en prose. Qu’ils la développent parfois en cinq ou six variétés de poèmes, que le maître aura prescrites. Qu’ils modifient parfois la même pensée au moyen du plus grand nombre possible de lieux et de schèmes. Mais l’exercice le plus avantageux, c’est encore la version grecque. Aussi conviendra-t-il de les entraîner très souvent et très soigneusement à ce genre d’exercice.

Ces emprunts aux traités rhétoriques et pédagogiques de l’antiquité ne s’arrêtent pas là : de même que pour Quintilien, les exercices d’écriture ne sont possibles que grâce à un travail de lecture des auteurs8 :

Atque iis interim exercitementis crebrae praelectiones auctorum misceantur, ut suppetat quod imitentur.

Il convient de mêler fréquemment à ces exercices des lectures et des explications d’auteurs, afin de fournir des modèles à imiter.

1. L’intérêt d’Érasme pour la pédagogie l’a amené à écrire non seulement le De Ratione studii, mais aussi le

traité De Pueris instituendis (publié en 1529, mais écrit 20 ans auparavant) et le De duplici copia verborum ac

rerum (publié en 1512). Érasme « s’est toujours révélé, au milieu des bouleversements de son temps et dans la

remise en question des méthodes pédagogiques et des critères socio-culturels que provoquait alors l’aile marchante de l’humanisme, comme un théoricien de la pédagogie pratique, et non comme un pédagogue professionnel » (Chomarat, 1981, p. 84).

2. Érasme (1971 [1514], p. 130 sq.) et Érasme (1992 [1514], p. 456 sq.).

3. Selon le relevé statistique des citations que fait Chomarat (1981, p. 102), Quintilien est la référence absolue :

« Si d’autres auteurs lui fournissent la matière de ses développements et de ses exemples, Quintilien lui en fournit la forme, l’intention ou l’intuition fondamentale, comme il lui procure, en tant d’autres occasions, la trame de ses conceptions pédagogiques. »

4. Mais on sait que le mot existe chez Érasme et renvoie à une pratique de commentaire : cf. ses Paraphrases du

Nouveau Testament : voir infra, p. 95 ( 2.1.2).

5. Érasme (1971, p. 131 sq.). Traduction en partie empruntée à Margolin (Érasme, 1992, p. 456 sq.). 6. Les élèves (discipuli).

7. Margolin (1976, p. 290, n. 1) voit là un pastiche. Chomarat (1981, p. 522 sq.) lui répond longuement pour

faire ressortir qu’il ne s’agit pas là d’un pastiche, mais très exactement d’une paraphrase, même si le mot n’est pas employé en ce contexte par Érasme. L’influence de Quintilien – et particulièrement du passage du De

Institutione oratoria (X, 5) dont nous avons analysé plus haut un extrait (supra, p. 29 [1.1.3]) – rend l’analyse de

Chomarat assez évidente : c’est de paraphrase qu’il s’agit ici, non de pastiche.

Pour parvenir aux exercices de paraphrase des auteurs et plus encore à la production autonome de discours, « la lecture produit un trésor d’arguments, de mots,

d’expression et de figures », comme le note Jacques Chomarat (1981, p. 518)1. Le lien

s’établit encore autrement entre la paraphrase et la lecture : Érasme, en effet, dans un autre ouvrage De duplici copia verborum et rerum, prône l’acquisition de l’« abondance du discours », pour laquelle il convient de traduire (en latin) les auteurs grecs mais « aussi de rivaliser parfois avec eux par la paraphrase » (interdum

paraphrasi quoque cum illis certare) ; or, cette abondance est un auxiliaire utile pour

expliquer les auteurs (in enarrandis auctoribus).

Arrêtons-nous sur la lecture proprement dite. Celle-ci, comme chez Quintilien, est précédée d’une explication, d’une praelectio, ou prélection2. Il n’est pas sans

intérêt de tenter de cerner cet « acte essentiel de la pédagogie du seizième siècle » qu’est la prélection, comme le note François de Dainville (1963, p. 173), dans son exposé sur « l’explication des poètes grecs et latins au seizième siècle. » Cela est d’autant plus nécessaire qu’on a souvent vu dans la prélection humaniste l’ancêtre de l’explication française3 : Chomarat (1981, p. 512) peut ainsi voir dans la prélection d’Érasme

le modèle et l’ancêtre de ce que naguère encore4 on appelait, dans l’enseignement du français, l’explication de textes. D’Érasme et même de Quintilien à nos jours, il y a une tradition.

Cette remarque vient à l’issue de l’analyse de la prélection selon Érasme, qui en décrit

les modalités dans son De Ratione studii5. Mais Chomarat fait à juste titre remarquer

qu’Érasme s’inspire de très près de Quintilien, dont il reprend l’essentiel. Ajoutons qu’à son tour Érasme sera l’inspirateur des Jésuites, qui ont donné les contours les plus clairs à la prélection, dont ils font un exercice central dans leurs plans d’études. Cela explique que pour cerner l’exercice, je ne m’attarde pas à décrire les principes d’Érasme en la matière, pour en arriver plus vite aux préceptes des maîtres du genre.

1. Comme chez Quintilien, « la lecture n’a pas sa fin en elle-même, elle vise à former l’élève à l’éloquence : lire

prépare à parler (et à écrire). » (Chomarat, 1981, p. 512).

2. On peut désigner ainsi la pratique des humanistes, dans la mesure où le mot, s’il a disparu aujourd’hui de

l’usage, a fait partie du vocabulaire pédagogique français au XIXe siècle.

3. À la citation de Chomarat, on peut ajouter les références suivantes pour ce procès en filiation : Charles (1978,

p. 133), Chervel (1985, p. 8), Viala (1987b, p. 31-35), Bergez (1989, p. 4), Branca-Rosoff (1990, p. 93), Caglar (1995, p. 45 sq.), Jey (1996, p. 148 sq.), Houdart-Merot (1998, p. 14 sq.).

4. À cet endroit, Chomarat se laisse aller à rédiger une note, dont le contenu n’a pas grand chose à voir avec la

question traitée, mais que je reproduis ici parce qu’elle est assez typique de certains fantasmes concernant les études littéraires et qu’elle dessine en creux une certaine conception très classique des textes et de leur explication – qui n’a précisément pas, il faut là-dessus rassurer Chomarat, disparu, comme je tenterai de le montrer dans les chapitres suivants de ce travail. Voici donc la note de Chomarat (1981, p. 512, n. 19) : « Avant l’invasion [sic] des méthodes inspirées de la psychanalyse ou de la linguistique structurale, qui font fi des intentions (en particulier esthétiques) de l’auteur (consilii ratio) et ne voient dans un texte que l’expression d’un inconscient ou la manifestation d’un “sens” fermé reposant sur lui-même. »