• Aucun résultat trouvé

L’engendrement paraphrastique : une figure de style

Pratiques culturelles de la paraphrase

2.2. COMMENTAIRE ET PARAPHRASE

2.2.4. L’engendrement paraphrastique : une figure de style

Cette solidarité fondamentale entre le discours littéraire et le métadiscours, qui n’est pas contradictoire avec l’émergence d’une conception claire de leur distinction, engendre assez naturellement une forme de commentaire qui ne fait pas toujours la part de l’énonciation première et de l’énonciation métadiscursive : il n’est pas étonnant que le commentaire littéraire puisse tourner à la paraphrase1, comme ce sera le cas dès la Renaissance2, et jusqu’à nos jours3.

2.2.4. L’engendrement paraphrastique : une figure de style

Que le discours et le métadiscours puissent ainsi fusionner explique que la rhétorique classique ait pu isoler, dans son inventaire des figures de style, ce qu’elle a appelé paraphrase. Fontanier, en 1827, dans son Traité général des figures du

discours autres que les tropes, propose d’appliquer (1968 [1827], p. 396), « avec une

nouvelle acception, le nom si ancien et si connu de Paraphrase ». Voici la définition qu’il en donne (ibid.) :

La Paraphrase, telle que nous l’entendons ici, est une sorte d’amplification oratoire par laquelle on développe et on accumule dans une même phrase, plusieurs idées accessoires tirées d’un même fonds, c’est-à-dire d’une même idée principale.

Je reproduis, avec le commentaire qu’il en propose, le premier exemple que donne Fontanier, emprunté à Racine (ibid., p. 397) :

Ériphile, dans Iphigénie, déclare à Doris, sa confidente, qu’elle aime Achille, malgré tant de sujets de le haïr ; et, ce qu’elle aurait pu dire en deux mots, elle le développe en six vers […] :

C’est peu d’être étrangère, inconnue et captive : Ce destructeur fatal des tristes Lesbiens, Cet Achille, l’auteur de tes maux et des miens, Dont la sanglante main m’enleva prisonnière,

1. M. Charles (1985, p. 167) analyse à propos de Montaigne comment le flou des frontières entre création et

commentaire se traduit sur le plan technique de l’énonciation : « Il y a un très large éventail de procédures d’insertion des citations, ou quasi-citations ; on peut poser en fait un continuum, qui irait de l’intégration totale (texte traduit, paraphrasé et parfaitement intégré dans le discours de Montaigne) à l’extériorité maximale (signature de l’auteur, ce qui n’est pas si fréquent – c’est ici le cas des citations de Virgile et de Lucrèce). » Sur la citation chez Montaigne, voir Compagnon (1979, particulièrement p. 291-299).

2. Avec Muret particulièrement, dont les commentaires de Ronsard seront analysés ci-dessous, section 2.3. 3. Cf. les commentaires de Char par Veyne, analysés ci-dessous, section 2.4.

Qui m’arracha d’un coup ma naissance et ton père, De qui, jusques au nom tout doit m’être odieux, Est de tous les mortels le plus cher à mes yeux.

La Paraphrase commence avec le second vers, Ce destructeur fatal, etc. ; elle est interrompue un instant au troisième, par le mot Achille ; mais elle reprend aussitôt pour ne finir qu’avec le cinquième.

Du Marsais envisageait bien la paraphrase dans son traité Des Tropes (qui date de 1730), mais pour désigner l’intervention d’un commentateur dans le texte d’un auteur1 :

La paraphrase est une espèce de commentaire : on reprend le discours de celui qui a déjà parlé ; on l’explique, on l’étend davantage en suivant toujours son esprit.

Fontanier fait observer qu’il est le premier à employer le mot paraphrase pour désigner une figure du discours, qu’il voit comme assez proche de la périphrase2. Et la rhétorique lèguera à la stylistique cette figure, via Bally, qui, dans son Traité de

stylistique française (1951 [1909], p. 135-138), y voit le moyen de développer en

détail une idée3 : la paraphrase est donc là encore assez proche de la périphrase4. Georges Molinié (1986, p. 88) rapproche également les deux, qu’il range dans la catégorie des figures macrostructurelles5 d’amplification. La paraphrase est plus

étendue que la périphrase et consiste en une

addition de renseignements secondaires qui constituent autant de commentaires à l’égard de l’information centrale.

C’est ce caractère secondaire de la paraphrase (que notait déjà Fontanier) qui en fait toute sa force, en ce que ses limites sont indécidables : quand s’agit-il d’informations nouvelles ou d’un développement explicatif ? C’est ce qui fait dire à Molinié (ibid.), s’agissant de la paraphrase :

Elle est à l’origine d’une véritable génération discursive permanente, elle n’a aucune limite théorique et elle fonde, d’un certain point de vue, aussi bien la littérature que le langage affectif et commercial, sans parler de son importance dans l’(ancien ?) art oratoire6.

1. Du Marsais (1797), p. 299.

2. Dont elle diffère néanmoins « en ce que, dans une seule phrase, elle en présente comme plusieurs à la fois »

(Fontanier, 1968 [1827], p. 396). Noter que Du Marsais parle de paraphrase dans son chapitre sur la périphrase.

3. La paraphrase est traitée dans une section qui suit l’analyse des « dictionnaires idéologiques » ; elle est

intitulée « applications pratiques » et traite spécifiquement de l’« utilisation des dictionnaires idéologiques dans l’enseignement » (ibid., p. 134).

4. La proximité de sens entre ces deux mots explique que Morier (1989 [1961], p. 899 sq.) et Lausberg (1960,

p. 304-307) ne parlent pas de paraphrase mais seulement de périphrase (sur laquelle Morier reporte d’ailleurs le mépris ordinairement réservée à la première…).

5. Pour Molinié (ibid., p. 84 sq.), la figure macrostructurelle s’oppose à la figure microstructurelle en ce qu’elle

« n’apparaît pas a priori à la réception ; ne s’impose pas pour qu’un sens soit immédiatement acceptable ; n’est pas isolable sur des éléments formels ».

6. Dans un autre ouvrage, Molinié (1992, p. 246) ajoute : « On peut soutenir que ni l’éloquence, ni la littérature,

Une telle description ne peut manquer d’évoquer la musique, art propice à cette « génération permanente1. » Il n’y a pas à s’étonner que le mot paraphrase ait pu prendre du sens dans la littérature musicologique, dès le XIXe siècle, pour désigner (Honegger, 1976, p. 753)

Une fantaisie sur des thèmes célèbres provenant le plus souvent de l’opéra et utilisés avec une totale liberté pour composer une œuvre nouvelle2.

Cet usage musical du mot paraphrase3 est assurément métaphorique4, mais permet d’accentuer encore l’idée de l’engendrement paraphrastique comme fondement possible de la création artistique.

1. G. Genette (1999, p. 103) décrit bien cet art musical de l’engendrement paraphrastique : « L’art, par

excellence, de la répétition-variation, c’est évidemment la musique, dont elle est pour ainsi dire le principe absolu. Sitôt (ex)posé un thème, se met en marche tout le dispositif du développement, fondé sur les divers procédés d’imitation-transformation que sont transposition, augmentation, diminution, mouvement contraire, rétrograde, contre-rétrograde, contrepoint en canon, en fugue, etc., sans préjudice des reprises littérales (répétitions) ou des migrations instrumentales du type Boléro de Ravel ».

2. D. Arnold (1988 [1983], s.v., p. 418) ajoute : « Les paraphrases étaient souvent les chevaux de bataille des

grands virtuoses. Liszt s’est imposé comme le maître suprême de ce type de recomposition. »

3. Utilisé encore aujourd’hui : cf., par exemple, le Miserere paraphrase de M. Nyman.

4. Encore qu’il puisse être considéré comme le pôle extrême du versant imitatif (vs explicatif) de la paraphrase,

pour reprendre les termes de C. Fuchs (1994a, p. 19), qui rend compte ainsi de la différence d’emploi du verbe

paraphraser en français contemporain, selon qu’il s’agit, tendantiellement, surtout d’une réduplication du contenu ou de la forme. La paraphrase musicale serait la réalisation ultime de ce dernier cas.

2.3. VARIATIONS TEXTUELLES : LES COMMENTAIRES DE RONSARD