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Pratiques culturelles de la paraphrase

2.1. LA PARAPHRASE BIBLIQUE : UN GENRE LITTÉRAIRE Toujours une voix dans une autre voix. Toujours une voix dans une autre voix

2.1.4. L’essor du genre

« Marot avait fixé pour plusieurs générations les traits essentiels de la langue des paraphrases », écrit Paulette Leblanc dans son ouvrage sur La paraphrase des

psaumes à la fin de la période baroque (1960, p. 27). Ces paraphrases, qui ne sont

qu’une des manifestations de l’influence de la Bible sur les écrivains de la Renaissance2, ne sont pas seulement « une actualisation des textes scripturaires », selon l’expression d’Anne Mantero (1992, p. 104)3, mais ont rapidement intégré le champ même de la création poétique et constitué un genre littéraire de première importance, dans les milieux protestants (avec Marot et Bèze, surtout) ou, en réaction,

catholiques (avec Baïf ou Desportes particulièrement4). Le mouvement va se

poursuivre, et se renouveler, grâce à Malherbe. Si « au moment où Malherbe composait ses meilleures pièces, les principales méthodes de paraphrases poétiques de psaumes usitées en France jusqu’au XVIIIe siècle étaient déjà trouvées » (Leblanc, 1960, p. 35), c’est à ce poète que l’on doit un nouvel essor du genre et des innovations dont Jeanneret rend compte (1969, p. 502) :

1. Cf. l’« ascendant de Calvin » dans l’entreprise de Marot (Jeanneret, ibid., p. 81). 2. Cf. l’article de M.-A. Screech (1989), « La littérature française et la Bible ».

3. À propos des paraphrases de Pierre Poupo, poète protestant de Champagne (1552-1590), auteur de La Muse

chrestienne, ouvrage en trois livres, au sein desquels sont disséminées ses paraphrases ; l’ouvrage a été

récemment réédité (en 1997) par Anne Mantero. Un colloque a été consacré à Poupo en 1991, dont les actes (publiés en 1992) contiennent l’étude d’A. Mantero.

4. « Du côté catholique on n’eut jamais, ni au XVIe ni au XVIIe siècle, rien qui pût rivaliser vraiment avec le psautier huguenot, soutenu de l’attachement enthousiaste de tous les réformés. » écrit P. Leblanc (1960, p. 25).

Les libertés que prend le poète à l’égard de l’original, les artifices dont il use et la singularité de ses expériences le situent à l’écart de tout ce que les traducteurs du XVIe siècle, si divers soient-ils, ont pu entreprendre.

Le genre, avec Malherbe1, s’affranchit en fait davantage de ses motivations religieuses originelles, pour s’inscrire encore plus dans une perspective littéraire. Voici ce qu’en dit Leblanc (1960, p. 97) :

Ce ne sont point là de sa part des manifestations de dévotion, ce sont bien plutôt des actes de réformateur du Parnasse. Dans ce domaine illimité de la poésie lyrique où les poètes humanistes et dévots avaient si inextricablement mêlé le païen et le sacré, il importait au novateur et au chef d’école qu’entendait être Malherbe de séparer les deux sources d’inspiration par de fermes limites, et de donner des modèles achevés du lyrisme religieux comme du lyrisme profane.

Jeanneret (1969, p. 492) analyse la forme que donne Malherbe à sa poésie, que caractérisent un « goût de l’anonymat » et une « recherche de style sans surprise », marquée par une « pauvreté du vocabulaire concret » au profit de l’abstrait. Voici une illustration de ces choix, à partir d’un extrait du psaume 8, dans la version de la Vulgate (8, 8-9)2 et dans la paraphrase de Malherbe (8, 33-36) :

Omnia subiecisti sub pedibus eius, oves et boves universas, insuper et pecora campi, volucres caeli, et pisces maris qui perambulant semitas maris.

Et par ton règlement l’Air, la Mer et la Terre, N’entretiennent-ils pas

Une secrète loi de se faire la guerre, À qui de plus de mets fournira ses repas ?

À l’énumération d’animaux, Malherbe préfère des désignations génériques. « Bien plus, de l’idée précise du texte biblique – Dieu place les animaux sous la domination de l’homme –, il parvient à dégager une loi universelle, une vérité de toujours » (Jeanneret, ibid., p. 493).

Le renouveau du genre crée une nouvelle floraison de paraphrases3, qui s’adapteront aux nouveaux canons classiques, dont l’expression atteindra l’apogée au cours de la deuxième partie du siècle, dans la décennie 1660-1670, que P. Leblanc (1960, p. 186) caractérise ainsi :

Des psaumes de Racan4 à ceux de Corneille, c’est-à-dire en l’espace de dix ans, les progrès du classicisme sont si rapides dans les paraphrases de psaumes, qu’on pourra considérer qu’après Corneille, les éléments baroques auront disparu du genre.

1. Qui n’a paraphrasé que trois psaumes : la paraphrase du psaume 8 date de 1605, celle du psaume 129 de 1614,

celle du psaume 146 de 1627, un an avant la mort de Malherbe.

2. Sans doute la seule source de Malherbe selon Jeanneret (ibid., p. 492). Voici la traduction proposée par la

Traduction Œcuménique de la Bible (1975, p. 1275) : « Tu as tout mis sous ses pieds : // tout bétail gros ou petit,

// et même les bêtes sauvages, // les oiseaux du ciel, les poissons de la mer, // tout ce qui court les sentiers des mers. »

3. Citons simplement les noms de Boisrobert, Chapelain, Godeau.

4. Comme son maître Malherbe, Racan est essentiellement un poète lyrique, mais les vers religieux occupent

Corneille est le dernier représentant des auteurs de cette forme classique de paraphrase. Parmi ses nombreuses poésies dévotes, on connaît sa paraphrase de l’Imitation de Jésus-Christ en 1656 et, datant de 1670, l’Office de la Sainte Vierge

traduit en françois, tant en vers qu’en prose, qui contient 50 psaumes. Pour Leblanc

(ibid., p. 226),

cet office présente des morceaux assez disparates d’origine et de nature, parmi lesquels Corneille a choisi ceux dont il croyait pouvoir donner une paraphrase poétique.

C’était le cas des psaumes : Leblanc ajoute (ibid.) :

Il s’est contenté de faire de tout le reste une traduction en prose. Traductions et paraphrases forment ainsi, dans l’intention de Corneille, un tout cohérent.

Pour Corneille comme pour tous les paraphrastes, paraphraser David, c’est agir à l’égard de la poésie biblique comme avec toute littérature classique : rivaliser avec le modèle. Mais c’est aussi, ou avant tout, faire œuvre de dévotion1 : au-delà de David, il y a l’inspiration divine dont le poète peut retrouver, directement, l’efficace. P.-J.

Salazar a montré, dans Le culte de la voix au XVIIe siècle (1995), comment le genre de

la paraphrase, reposant sur une « poétique de la voix inspirée », s’efforce « de retrouver et de représenter la mise en œuvre de la voix animée du Souffle divin » (p. 237). Aussi peut-il écrire (ibid., p. 239) :

Il s’agit en effet là d’un effort pour acclimater le souffle inspiré de la poésie davidique et pour lui restituer, en français honnête, sa force et son énergie. C’est ainsi que, de nouveau, le modèle original est déplacé, le poète chrétien poussant son souffle, pour ainsi dire, dans la voix du poète inspiré. […] Chaque version des sept Psaumes2, malgré l’impérative présence du texte original, est tournée au profit de l’inspiration du poète et d’un dialogue entre celui-ci et la divinité.

C’est d’ailleurs, pour P. Leblanc, ce qui peut expliquer le rôle qu’a pu jouer la paraphrase dans le développement de la poésie lyrique, puisque l’expression de soi pouvait s’épanouir sous l’égide de David (Leblanc, 1960, p. 265) :

Tous ces auteurs […] ont imprimé dans leurs vers des marques de leurs intentions, de leurs préoccupations, de leur être même, et cela de façon parfois très personnelle et très intime. Il semble que, se sentant couverts du nom de David, beaucoup d’entre eux crurent pouvoir confier aux vers de leurs paraphrases des idées et des sentiments qu’ils n’auraient pas osé exprimer en leur propre nom. D’où l’on peut tirer cette conclusion assez paradoxale que, de tous les genres lyriques assez mal connus il est vrai qui fleurirent au XVIIe siècle, le genre très impersonnel de la paraphrase biblique est probablement l’un de ceux qui contiennent le plus de confidences personnelles.

1. D’un homme qui ne s’estime pas théologien et qui se soumet aux commentaires autorisés.