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L’originalité du projet

Pratiques culturelles de la paraphrase

2.3. VARIATIONS TEXTUELLES : LES COMMENTAIRES DE RONSARD PAR MURET PAR MURET

2.3.1. L’originalité du projet

Il est intéressant de s’arrêter sur la justification la plus importante de Muret, qui se prévaut de sa familiarité avec la personne de l’auteur :

Il n’y a point de doute qu’un chacun auteur ne mette quelques choses en ses écrits, lesquels lui seul entend parfaitement : comme je puis bien dire qu’il y avait quelques sonnets dans ces livres qui d’homme n’eussent jamais été bien entendus, si l’auteur ne les eût, ou à moi, ou à quelque autre familièrement déclarés.

On voit bien ressortir ici les présupposés évidents à la conception de la poésie du temps de Muret : l’auteur est maître du sens de ses écrits et la poésie exprime un sens qui peut être exprimé plus familièrement. Ajoutons un autre présupposé, le temps obscurcit le sens ; et si Muret écrit pour ses contemporains, c’est davantage la postérité

1. Montaigne, Essais, Livre III, chapitre XIII.

2. J’utilise la réédition en fac-similé du Premier Livre des Amours dans l’édition de 1623 des œuvres de

Ronsard, accompagnées des commentaires de Muret, dans Muret (1985). Je modernise l’orthographe pour faciliter la lecture d’un texte dont la lettre graphique importe peu ici.

qui lui en sera gré, comme l’atteste cette remarque, qui précède juste la citation reproduite ci-dessus :

Et plût à Dieu que du temps d’Homère, de Virgile et autres anciens, quelqu’un de leurs plus familiers eût employé quelques heures à nous éclaircir leurs conceptions, nous ne serions pas au trouble auxquels nous sommes pour les entendre.

La référence à ces auteurs n’est pas anodine : non seulement elle place Ronsard au rang des plus grands poètes, mais elle évoque aussi la tradition des commentaires qui entourent ces auteurs, même s’ils n’étaient pas le fait de contemporains : de fait, J. Chomarat montre que Muret renouvelle le genre des commentaires alexandrins et byzantins, auxquels il emprunte par ailleurs leur matière (Muret, 1985, p. X-XVIII). Plus proche de Muret, l’autre modèle est le commentaire italien, qui se constitue entre le XIIIe et le XVIe siècles, sur les œuvres de Dante et de Pétrarque particulièrement1. M.-M. Fontaine et F. Lecercle le caractérisent comme suit, faisant bien ressortir les particularités respectives des commentaires antique et italien (ibid., p. XXI) :

Certes, l’exégèse retrouve un certain nombre de fonctions héritées de la philologie antique : établir le texte, résumer le poème, paraphraser en traduisant les formulations étranges, ajouter des remarques grammaticales, stylistiques ou rhétoriques, faire des rapprochements textuels et des digressions érudites. Mais elle pratique en outre des opérations plus inédites : établir les circonstances de composition du poème […] et surtout démontrer la continuité du recueil en analysant les principes qui président à sa constitution.

Notons enfin avec J. Chomarat l’absence d’influence de l’exégèse biblique, qui avait pourtant pu être appliquée aux auteurs antiques profanes jusqu’à cette époque ; pour Chomarat, cela s’explique par le fait que le présupposé d’une telle exégèse est l’existence dans le texte de plusieurs sens qui se déploient simultanément (ibid., p. XVIII) :

Rien de tel chez Muret ni Belleau2 ; pour eux comme pour les anciens, la polysémie est le point de départ d’un effort visant à choisir un sens et à écarter l’équivoque.

1. Cf. Stierle (1990, p. 26 sq.), Mathieu-Castellani (1990, p. 43).

2. Rémy Belleau est comme le continuateur de Muret, puisqu’il publie un commentaire au second livre des

Amours. Le choix de Muret en place de Belleau comme objet de mon analyse tient essentiellement à l’antériorité

du premier. Du reste, la nature du commentaire de Belleau ressemble beaucoup à celui de Muret, à ceci près que la glose est moins importante ; en conséquence, comme le notent M.-M. Fontaine et F. Lecercle dans leur édition du commentaire (Belleau, 1986 [1578], p. XVI), « la glose érudite perdant de son importance, la paraphrase en acquiert d’autant. » Fontaine et Lecercle ajoutent : « Cette importance de la paraphrase est, du reste, déroutante pour le lecteur moderne : elle confère au discours de Belleau une allure complètement redondante. Et le

psittacisme est tout à fait explicite, annoncé par des formules sans mystère : “il dit que…”. » Psittacisme ? Soit.

Mais, ajoutent curieusement les mêmes auteurs : « Il serait néanmoins naïf de prendre pour une plate répétition

mécanique une paraphrase qui remplit une triple fonction. » Donc, pas de psittacisme… Je livre ces remarques

dans le seul but d’illustrer ce que nous analyserons plus loin : la difficulté à prendre une paraphrase pour ce qu’elle est sans éprouver le besoin de passer par des jugements de valeur – quitte à s’enferrer dans une contradiction que peut facilement expliquer la simultanéité de deux exigences contradictoires : rejeter la

Mais si ce sens existe, il est obscurci par la poésie. F. Rigolot, dans son article « Introduction à l’étude du “commentataire” » (1990, p. 57), cite Jean Dorat – le futur membre de la Pléiade – qui écrit, à la suite de la préface de Muret :

Inspiré par l’amour de Cassandre et des Muses, Ronsard a rendu des oracles profonds mais obscurs. Maintenant qu’il a trouvé en Muret un digne interprète, Tous ses oracles sont profonds et clairs à la fois.

Rigolot ajoute (p. 58 sq.) :

Le Poète n’avait pas voulu, à proprement parler, « compliquer » le message ; mais il n’avait pas non plus désiré l’« expliquer. »

C’est en revanche l’ambition de Muret1. Ce qui nous intéresse est évidemment

le rôle de la paraphrase dans de telles explications. Elle est « importante au moins par son volume global », affirme Mathieu-Castellani (Muret, 1985, p. XLI), qui en analyse les diverses formes, pour conclure ainsi (ibid., p. XLIII)2 :

La paraphrase va ainsi de la redondance à l’amplification, de la contraction de texte au délayage, de la transposition en équivalents prosaïques à la construction d’une fiction seconde où l’individu, l’amant, le poète, confondus dans un je dont la référence ne serait pas seulement grammaticale, parlent un même langage, en prise directe sur la réalité. La poésie est réduite à son discours.

C’est la manière dont se réalisent ces phénomènes que je me propose d’analyser, en procédant par courtes citations3 (juxtaposées) de poèmes et de commentaires que je n’ai choisis que pour leur représentativité dans mon optique : on verra que si Muret ne parle pas de paraphrase mais de commentaire, les caractéristiques de la paraphrase, telles que nous les avons analysées jusqu’à maintenant, se retrouvent en grande partie dans les commentaires de Muret.

paraphrase au nom d’une conception toute moderne de la littérature et de son commentaire ; respecter un auteur

aussi vénérable que Belleau…

1. Comme du Pseudo-Muret, c’est-à-dire l’auteur ou les auteurs (parmi lesquels certains placent Ronsard

lui-même) de notes ajoutées à celles de Muret dans les éditions postérieures à 1553. Sur cette question de l’authenticité des commentaires, voir la mise au point de G. Mathieu-Castellani, p. XXVII-XXIX.

2. Notons au passage l’utilisation subreptice de mots dévalorisants pour désigner ce qui, le même auteur le

souligne ailleurs, est à l’origine même du genre du commentaire…