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La paraphrase généralisée

3.3. LA CONSTRUCTION SCOLAIRE D’UNE INJONCTION PARADOXALE

3.3.1. La paraphrase généralisée

On a noté plus haut2 la valeur argumentative du mot paraphrase, quand il s’agit de mettre en cause, historiquement, pour des raisons diverses, les principes de l’explication de texte, dans son ensemble ou à une époque précise. Le même usage peut être fait du mot pour disqualifier une forme de discours métatextuel contemporain. Cela ne date pas d’aujourd’hui, puisque dès 1899, A. Albalat critique l’explication de texte pratiquée à son époque dans l’enseignement secondaire et supérieur3 :

Tout s’y réduit à une paraphrase de l’auteur ; on suit le récit en l’enguirlandant de réflexions approbatrices. C’est ce qu’on appelle faire

ressortir les beautés.

On trouve, peu d’années après, la même charge contre l’exercice, sous la plume de Péguy, dans une page célèbre parue sous le titre Par ce demi-clair matin4.

1.Ministère de l’Éducation Nationale (1997, p. 132). Ces mots sont dits à propos de la schématisation ; les auteurs donnent comme exemple l’expression « trop schématique ». Il n’y a pas de difficulté à les appliquer à la paraphrase…

2.Voir supra, p. 157.

3.Albalat (1992 [1899], p. 39). On se rappelle (cf. supra, p. 79 [introduction de la section 1.5.]) qu’Albalat préconisait à la place des exercices d’écriture très proches de la paraphrase des rhéteurs de l’Antiquité.

4.Il s’agit d’un inédit datant de 1905, édité par Pierre Péguy en 1952. J’emprunte mes citations à l’édition de la Pléiade, 1988, p. 202-203.

Rappelons-en rapidement le contenu : Péguy relate l’épreuve subie en licence par Jean

Tharaud1, à qui Gustave Larroumet2 donne à lire un extrait du Bourgeois

gentilhomme ; une fois la lecture faite,

M. Larroumet prononça : Expliquez.

Péguy à cet endroit de son récit, commente :

Expliquer. Un morceau de français parfaitement parfait, où il n’y a pas un mot qui n’atteigne, immédiatement et pleinement, aux profondeurs du sens. Expliquer quoi ? On explique ce qu’on ne comprend pas. On n’explique pas ce que l’on comprend.

Et, bien sûr, « Tharaud n’expliqua pas. » À sa place,

M. Larroumet expliqua. Il mit en français contemporain le français du dix-septième ; il traduisit le français de Molière en français de M. Larroumet.

Suit ce commentaire de Péguy :

Expliquer un texte, c’est-à-dire c’est transformer du Molière, du Corneille, du Racine, du Vigny en Larroumet, dire du Ronsard en Larroumet ; dire en langage de Larroumet ce que Molière, Corneille, Racine, Ronsard, Vigny ont dit pour l’éternité en langage français ; dire du Pascal en Havet3.

Ma modestie naturelle m’empêchera seule de conter ici comment le bon vieux M. Gazier, à ce même examen de licence, ou à un concours de bourse de licence, voulut me forcer à mettre du Corneille en Péguy et voyant que je résistais, renonçant à me contraindre, entreprit délibérément de mettre du Corneille en Gazier.

Ce texte met en cause l’explication en la personne de l’un de ses plus ardents et de ses premiers défenseurs, A. Gazier, qui lui-même parlait, dans son traité (1880)4, de la « nullité des candidats interrogés sur le français » (p. VIII) :

Les plus intelligents parlent pour ne rien dire, et leur explication consiste à s’extasier sur la beauté d’un passage ou à le paraphraser en l’affaiblissant. Combien de candidats, chargés de commenter la fable des Animaux malades

de la peste, par exemple, s’en tirent de la manière suivante : Un mal –

c’est-à-dire une maladie, un fléau ; - qui répand la terreur ; cela signifie, qui épouvante, un mal affreux, un mal terrible. – Mal que le ciel en sa fureur ; c’est-à-dire, (car le c’est-à-dire joue un rôle considérable, quand on ne sait que dire, dans les explications de ce genre), c’est-à-dire que Dieu dans sa

1.Qui publia dans les Cahiers de la Quinzaine, au début du siècle, des nouvelles écrites en collaboration avec son frère Jérôme.

2.Ce professeur à la Sorbonne détenait la chaire d’éloquence française et a eu Lanson comme successeur, en 1904 (voir Lanson, 1925, p. 2).

3.Cette critique de l’explication française a pour cause la critique de l’édition annotée des Pensées de Pascal par Ernest Havet (Péguy, 1988, p. 197).

fureur, dans sa colère, dans son courroux que Dieu irrité, furieux, - Inventa, c’est-à-dire imagina – Pour punir les crimes de la terre, c’est-à-dire pour châtier les hommes coupables, criminels, et ainsi de suite. C’est justement la manière d’expliquer de Scagnarelle1 : « les humeurs peccantes, c’est-à-dire… les humeurs peccantes. »

Ce même Gazier qui trouve à se moquer des candidats qui paraphrasent le texte2, se voit disqualifié à son tour, l’exercice qu’il prône étant mis globalement sous le signe de la paraphrase par Péguy. Ce dernier n’emploie pas le mot, mais c’est à la lumière de son propos que B. Gicquel, dans son ouvrage sur L’explication de textes et

la dissertation (1979, p. 12) se croit autorisé à écrire :

Il est possible de se faire une idée encore qu’approximative de l’explication française à la licence grâce au récit que fait Péguy dans Par ce demi-clair

matin. La paraphrase y jouait apparemment un grand rôle.

De façon moins cavalière que Gicquel et dans le cadre d’une enquête plus documentée, c’est également sous l’égide de Péguy que Gisèle Mathieu-Castellani (1990) peut, dans une communication sur « le commentaire de la poésie », définir l’explication de texte traditionnelle « à la française » (p. 47) comme une « technique de la “traduction” » (p. 48). Mais elle dépasse vite les clivages historiques pour généraliser son propos et affirmer (p. 49) :

Faire un commentaire, c’est encore comme disait Péguy « mettre du Corneille en Péguy », « dire du Pascal en Havet », c’est encore paraphraser, contracter et résumer un discours, c’est encore découvrir les « intentions de l’auteur », pratiquer une activité mimétique sans distance3.

C’est parce qu’ils peuvent autoriser une telle interprétation que les propos de Péguy ont toujours troublé et troublent encore bien des défenseurs de l’explication française, comme en témoigne la fréquence des références à ce texte dans les écrits sur l’exercice depuis sa parution posthume en 19524.

Pour quitter un instant le strict cadre de l’exercice d’explication de texte, notons que de tels anathèmes peuvent être lancés contre telle ou telle forme d’approche de la littérature. C’est le cas lorsque des critiques littéraires reprochent à des historiens une

1.Sic. Il s’agit des propos de Sganarelle dans Le médecin malgré lui, II, 4.

2.Envisager la paraphrase comme une tautologie est assez dans la logique de dévalorisation d’un discours, mais ne saurait rendre compte de la production réelle de l’élève. Par ailleurs, on comparera cette conception négative qu’a Gazier de la paraphrase dans le commentaire de texte avec la définition positive qu’il donne du genre littéraire de la paraphrase (voir supra, p. 104 [2.1.6.]).

3.C’est sur ces bases que P. Kuentz (1972, p. 20) peut stigmatiser la « paraphrase à laquelle se réduit le plus souvent l’explication » dans les manuels. Cf. J. Cohen (1966, p. 34) : « On aura donc toujours le droit de

traduire un message en d’autres mots, soit pour le rendre plus accessible, soit, comme fait le maître, pour s’assurer que l’élève a compris. C’est là un exercice éminemment pédagogique que l’on appelle “explication de texte”, et que le maître, dans nos écoles, applique indifféremment aux textes de tous genres,

littéraires aussi bien que philosophiques et à la poésie aussi bien qu’à la prose. »

4.Clarac (1957, p. 10) et Faucon (1968, p. 27) citent ce texte pour s’en démarquer, de même que plusieurs rapporteurs des jurys de concours : ALM 1961, p. 45 ; CLC(E) 1994, p. 46 ; ALM(I) 1996, p. 53 sq. Même si le texte peut être récupéré comme illustration de l’explication contre la… paraphrase : « La paraphrase […]. C’est elle que visait en premier lieu Péguy, lorsqu’il vouait aux gémonies la funeste race des commentateurs » (CLC 1990, p. 37).

approche paraphrastique des textes, qui va contre leurs présupposés théoriques : c’est le cas par exemple de Dominick LaCapra (1983, p. 33), qui reproche aux historiens des idées de faire un

récit associant des synthèses ou des paraphrases du contenu des textes aux événements contextuels1.

Mais le même reproche peut se faire entre spécialistes de la littérature, comme ce fut souvent le cas pour la critique thématique : par exemple pour Tzvetan Todorov (1970, p. 104),

la critique thématique semble n’être rien d’autre qu’une paraphrase (paraphrase sans doute géniale dans le cas de Richard) ; mais la paraphrase n’est pas une analyse2.

Pour Henri Meschonnic (1970 p. 25, n. 2),

La critique thématique […] devient paraphrase, ainsi chez G. Poulet.

On ne quitte finalement pas vraiment l’explication de texte, puisque de telles conceptions peuvent amener V. Houdart-Merot (1998, p. 201), après l’analyse de copies d’élèves de baccalauréat – consistant en un commentaire d’un poème de Verlaine et manifestant ce qu’elle appelle, en référence à Sainte-Beuve, une « écriture de “sympathie” » – à affirmer :

Cette manière de prolonger le poème de Verlaine, de le traduire dans une prose qui se veut poétique, en suivant d’ailleurs sa linéarité, et d’en faire finalement un commentaire dans lequel le lecteur s’identifie à l’auteur, s’apparente à la conception du commentaire littéraire pour la critique thématique, telle que l’ont illustrée Georges Poulet ou Jean-Pierre Richard.

1.LaCapra cite notamment l’historien Martin Jay, qui lui répond par un article de grande envergure : « Two cheers for paraphrase ». Dans cet article, Jay lance « deux hourras pour la paraphrase », au lieu des trois ordinaires, pour une concession qu’il fait à son contradicteur (la paraphrase ne suffit pas à elle seule) : s’appuyant aussi bien sur le marxiste italien Galvano Della Volpe et sur l’herméneute allemand Hans Georg Gadamer, Jay s’en prend à l’interdit de la « paraphrasabilité de la poésie », préjugé issu pour lui du romantisme et de l’esthétique idéaliste et qui perdure dans la New criticism (p. 52). Pour lui, la paraphrase a une fonction dans l’approche des textes, ne serait-ce que pour comparer la paraphrase et l’original, dans le but de repérer ce qui est irréductible au texte paraphrasé ; mais surtout un texte, fût-il poétique, est par nature dialogique, entre en relation avec d’autres textes (il s’engendre, en ce sens, par paraphrase), sur le plan discursif et conceptuel (p. 53). S’appuyant enfin sur S. Fish, M. Jay affirme : « La compréhension nécessite toujours ce qui peut être appelé

[…] une paraphrase proleptique ou une synthèse anticipatoire » (p. 55).

2.Cf. Todorov encore (1967, p. 7), parlant des autres approches des textes que la poétique : « La description est une paraphrase, mais une paraphrase dévoilante, paraphrase qui exhibe le principe logique de sa propre organisation au lieu de le dissimuler. » Cf. encore cet extrait d’une lettre de Ian Watt à Todorov (Todorov, 1984, p. 139) : « Sartre disait que L’Étranger était une traduction à partir du silence originel ; j’oserai ajouter que la bonne critique n’est qu’une paraphrase de ce que d’autres ont déjà traduit – mais comme une paraphrase qui est à la fois un éclaircissement, une réponse et, sans jouer sur les mots, une responsabilité morale assumée. » On notera la valeur argumentative des mais dans ces deux citations – qui font ressortir une hiérarchie des paraphrases.

Ces anathèmes généralisés qui placent sous le signe de la paraphrase tout un genre de discours métatextuel ne manquent pas d’étonner quand on sait que parmi les principes qui fondent ce dernier, le rejet de la paraphrase vient en bonne place. On a déjà pointé la valeur argumentative du mot : ajoutons qu’il est un instrument assez efficace de disqualification d’un discours.