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Vers une discipline de la forme

3.2. LE JUGEMENT TRANS-HISTORIQUE DE PARAPHRASE

3.2.5. Vers une discipline de la forme

Cette évolution correspond à un lent et continu glissement des études littéraires vers le formalisme, perceptible dès la constitution du français comme discipline3, et

deux parties, analysant successivement le fond et la forme. Houdart-Merot précise que certains correcteurs

exigent cependant une composition du commentaire.

1.Il s’agit de « fondre le commentaire du fond et l’explication de la forme » (AL[H] 1910 p. 199), de « fondre, dans son ensemble complet et harmonieux, l’étude du langage avec celle des idées » (AG 1911, p. 197). « Condamnons le manichéisme qui extirpe pour les traiter à part le “fond” et la “forme” » (Faucon, 1968, p. 25) ; « [Ce que le jury] souhaite seulement, c’est que l’examen de la “forme” ne soit pas dissocié de celui du “fond” » (ALM(F) 1970, p. 38), comme dans ces explications qui « distinguent sèchement la forme du fond, comme si forme et fond n’étaient pas inséparables » (CE 1897, p. 237) ; « Il vaut mieux éviter, si possible, le banal schéma du “fond” et de la “forme”, et intégrer tel aspect caractéristique de l’art à tel aspect caractéristique des sentiments et des idées, mais il faut parler de la forme et, s’il y a lieu, aussi du rythme et apprécier l’un et l’autre » (AG(H) 1946, p. 22) ; « Le lyrisme d’un Musset, l’esprit d’un Boileau, le comique d’un Molière, la malice et la grâce d’un La Fontaine ne tiennent pas seulement aux idées exprimées, mais à la manière dont elles sont exprimées, et c’est cette manière qu’il faut analyser et dégager » (CL-ENS [F] 1926, p. 7) ; « Redisons donc que l’explication d’un texte a pour but de nous faire pénétrer la pensée et les sentiments dont il est l’expression, les intentions dont il est inspiré » (AL[H] 1928, p. 394) ; « Il faut justifier sa traduction par un commentaire de la forme et du fond, en particulier dégager les particularités grammaticales et stylistiques du passage, interpréter la pensée et les sentiments de l’auteur » (AL[F] 1936, p. 115).

2. Même si « trop de candidats (la majorité, à dire vrai) sont pénétrés d’une conception du texte parfaitement antédiluvienne, dont la coupure fond-forme est la marque essentielle » (CLM 1985, p. 36). La notion même

de fond, récurrente jusque dans les années 1960, est pratiquement absente des rapports depuis cette époque (le mot est néanmoins utilisé avec ou sans guillemets de distance dans les rapports suivants : ALM[F] 1970, p. 38 ; CLM 1970, p. 23 ; CLM[H] 1974, p. 33 ; CLC 1977, p. 28 ; CLM 1981, p. 27 ; CLM 1984, p. 24 ; CLC 1993, p. 51 ; ALC[I] 1996, p. 65). Cela dit, quelques rapports montrent encore, après cette époque, des traces de l’ancienne conception, qui isole (même pour inviter à les mettre en relation) sens et forme : « n’expliquer que le sens d’un texte, c’est en négliger la substance littéraire, mais négliger d’expliquer le sens dans son rapport avec le rythme et le son, c’est ne plus rien expliquer du tout » (ALM[F] 1975, p. 80) ; « Le “sens” d’un texte ne s’obtient pas par la somme des signifiés qu’il recèle, comme si tout ce qui a trait à la “forme” n’était là que de surcroît […]. L’enjeu ne consiste pas à se confiner dans une exégèse du sens littéral, mais à scruter le devenir littéraire du littéral » (CLM[I] 1988, p. 56) ; « [Toute l’analyse formelle doit aboutir à des] conclusions sur le sens du passage : car enfin, un texte veut nous dire quelque chose » (ALM[E] 1994, p. 176).

3.M. Jey (1996 et 1998) montre bien comment la discipline s’est constituée, au siècle dernier, contrairement aux tenants d’une position plus réaliste, sur des présupposés formalistes forts : voir notamment son compte rendu du Rapport sur l’enseignement du français de G. Merlet (1889) et des Instructions officielles de 1890 (Jey, 1998, p. 80-86). Rappelons ces mots des Instructions officielles de 1890 : « l’enseignant des lettres sera moins littéraire

accrue dans les trente dernières années1. C’est cette évolution qui peut amener à considérer comme paraphrase une forme d’explication qui se donnait pour objectif de retrouver « l’intelligence et surtout le sentiment des choses », pour reprendre l’expression des Instructions officielles de 1890, reprise dans celles de 19382 – ce que l’on appellerait sans doute aujourd’hui un « décodage référentiel », source de « paraphrase »3. On comprend qu’en 1996, un rapport puisse stigmatiser « l’excès d’identification naïve qui génère la paraphrase » ; mais cela prend du relief quand on met ce rejet en relation avec cet extrait d’un rapport de 1898 :

Enfin il demande – et c’est bien ici que commence l’œuvre de littérature – que les aspirantes s’attachent toujours à saisir le sens dominant du texte, à se mettre en rapport avec la pensée dominante de l’auteur, avec son âme, à se laisser aller naïvement au sentiment du morceau, à exprimer leur impression avec sincérité [AL(F) 1898, p. 128].

Ce refus actuel de l’identification autrefois exigée4 n’est pas sans évoquer le rejet d’une émotion naguère attendue : si en 1894, la « paraphrase stérile » n’est pas un « moyen de rendre plus intelligible la pensée du poète et d’éveiller plus sûrement

l’émotion qu’elle doit produire5 » (CE 1894, p. 5), on préfère se garder, en 1995,

« de réintroduire6 une paraphrase extasiée sur les émotions que le texte suscite en

mais plus philosophique et plus humain. » L’évolution infirmera cette intention, comme le note Lanson (1909,

p. 15 sq.) : « La “spécialisation” du français est allée croissant […]. Le français a tendu à devenir une “spécialité” pure, un exercice de critique littéraire, une étude […] d’histoire et de théorie littéraires. » Sur l’évolution de la discipline vers un plus grand formalisme dans la première moitié de notre siècle, voir Prost (1982, p. 69).

1.La question que pose J.-M. Privat (dans sa discussion à la communication de J.-L. Chiss [1996, p. 16] mérite encore d’être posée : « Comment faire pour dépasser ce que Durkheim appelait déjà dans son ouvrage sur

L’évolution pédagogique en France (1904-1905) “le formalisme littéraire”, ce que Bakhtine appelle “le

philologisme” ou ce que Bourdieu appelle “le point de vue scolastique” […]. Je me demande si en un sens, à trop forcer sur les métalangages, on ne risque pas de renforcer ce processus déréalisant des enjeux pratiques et symboliques de la langue. »

2.Cf. encore : « Il s’agit en effet d’expliquer les auteurs français comme on explique les auteurs grecs et latins, en donnant la preuve qu’on entend les mots et qu’on sent les choses » (AL[H] 1855, p. 6) ; « Quelle conclusion en tirer sinon que les candidats ne réalisent point les textes qu’ils se proposent de commenter ? Ils expliquent ou prétendent expliquer dans l’abstrait : de là la pauvreté, la sécheresse, le caractère purement verbal et formel des commentaires, et l’absence presque générale de ce sentiment juste du réel, qui n’est en telle matière que l’intelligence même » (AG 1934, p. 114) ; en 1890, la Commission des réformes proclame : « L’explication doit être faite non pour les mots mais pour les choses » ; « On s’attache trop au bien dire, pas assez à ce qui est dit de vrai ou de bien. » (cité par Jey, 1996, p. 165) ; cf. encore Philippon et Plantié (1913) : « faire voir, par-delà les mots, les choses et les idées. »

3. 1995 CLC(E), p. 53.

4.« Mais se substituer à l’écrivain, dans la mesure où cela est possible, pour penser et sentir comme lui, ce serait donner à la lecture toute sa portée » (CE 1896, p. 242) ; « On consent à voir, avant tout, dans un morceau, la pensée de l’auteur ; on la dégage, on l’étudie, on l’analyse ; on en fait comprendre les idées selon leur enchaînement et leur valeur spéciale ; on pénètre dans les sentiments intimes de l’écrivain, on essaie de

s’identifier avec lui et de vivre de son âme » (AL[F] 1890, p. 86) ; « Et quel choix est possible si l’on n’a pas

commencé par s’identifier en quelque mesure avec l’auteur ? » (AL[H] 1912, p. 289) ; « De bonnes explications […] restent trop intellectuelles. Pénétré de l’extérieur plutôt qu’animé du dedans, le texte n’est pas traduit comme il peut l’être dans une sorte d’identification temporaire qui n’exclut pas la lucidité. » (ALM[F] 1964, p. 45). Précisons que ces trois derniers rapports condamnent la paraphrase.

5.Cf. Dubrulle à propos de son maître M. Moy : « cette émotion si vibrante et si persuasive en présence du beau et du vrai. »

6.Le mot, ici, ne manque pas d’intérêt. Notons que J. Vianey, dès 1929 (p. VI), pouvait parler des « exclamations admiratives d’autrefois »…

toute sensibilité un peu vibratile » (CLC[E] 1995, p. 51), de la même manière qu’on condamnera en 1990 comme « paraphrase assortie de jugements esthétiques », ce qui était une attente de 1890, quand on pouvait affirmer : « on paraphrase les morceaux plus qu’on ne les juge réellement1. »

Pour conclure sur l’esquisse d’un cadre conceptuel qui peut expliquer le jugement trans-historique de paraphrase, je me propose de confronter deux écrits pédagogiques, datant respectivement de 1890 et de 1989, en faisant l’hypothèse que les reproduire côte à côte rendra superflue toute inflation de commentaire :

Dans ses Conseils sur l’art d’écrire (1890), G. Lanson, au chapitre intitulé « De la lec-ture », se référant à la rhétorique, fait l’éloge du « lieu commun », pour affirmer notamment :

Une idée générale, quand elle n’est pas une idée vague, est un résumé d’expériences nombreuses, elle embrasse et dégage les ca-ractères communs d’une collection d’êtres et d’une série de faits. C’est comme le cadre qui assemble les fragments de la réalité. Eh bien, dans ce cadre que vous fournit votre lecture, faites rentrer la réalité que vous connaissez, votre vie intime, le monde qui vous entoure : déformez-le s’il le faut ; agrandissez, resserrez ; en un mot, adaptez-le à votre usage, et moulez le contenant sur le contenu. L’idée sera vôtre alors ; elle aura pour vous une valeur réelle et propre.

Lanson (1890, p. 25)

Dans Production de sens. Lire/écrire en

classe de seconde (1989), B.Veck, au

chapitre « Hors-discipline », évoque Barthes pour mettre en cause le « sens commun » et ajoute :

Il s’avère que bien souvent, les élèves, en difficulté devant un texte, font l’économie de le considérer comme objet à étudier et réagissent en tentant de le ramener à un discours purement informatif et référentiel, directement branché sur le même « réel » que celui qu’ils ont l’impression (et la certitude) de vivre dans leur expérience quotidienne, et justiciable, comme lui, des vérités reconnues du sens commun.

Dans ces conditions, le texte littéraire [est] tant bien que mal réduit au décalque (plus ou moins tarabiscoté) de l’environnement de l’élève.

Veck (1989, p. 21)

Veck ne cite pas le texte de Lanson et n’y fait sans doute pas allusion ; on dirait pourtant qu’il le calque pour s’en démarquer, tant ses mots semblent être l’exacte antithèse des propos de Lanson : le principe d’adaptation des textes au lecteur que ce dernier décrit, fondamental dans la conception scolaire traditionnelle de la lecture2, est désormais exclu par Veck de la discipline elle-même, comme source possible de

paraphrase3 : ultime étape d’un parcours qui a conduit la discipline « français » vers

un formalisme calqué sur les pratiques professionnelles (universitaires) de la littérature.

1.L’exigence de jugement littéraire est une constante des rapports jusque dans les années 1960 : après cette époque, le « jugement » est totalement (quoique implicitement) banni.

2.Voir supra, section 1.4. Mais la pratique est encore la même : cf. les questions de compréhension au brevet des collèges par exemple (voir infra, section 8.1.) : sur cette contradiction, voir infra p. 179 sq. (3.3.4.).

3.Le début du chapitre d’où est extraite notre citation (même page) s’ouvre sur l’évocation de l’abondance de la paraphrase dans les copies d’élève. Sur une position proche de J.-M. Fournier, voir infra, p. 432 (9.2.4.).